La Chute

Sandy Gillet | 4 janvier 2005
Sandy Gillet | 4 janvier 2005

Un palace parisien, ce 7 décembre 2004, est le lieu qui m'a été « assigné » pour rencontrer Olivier Hirschbiegel et Bernd Eichinger, respectivement réalisateur et scénariste-producteur de La Chute, le film événement en Allemagne de la dernière rentrée. Décontracté, cigarette constamment aux lèvres, les deux compères semblent sûrs de leur coup (plus de 4,5 millions d'entrées en Allemagne, soit plus que Good bye Lenin, le dernier gros succès en date outre-Rhin) et balayent de la main les différentes critiques que l'on pourrait faire sur leur film. Pas d'attitudes hautaines pourtant, juste le sentiment d'avoir réalisé un très bon film.

Je pense que vous êtes au courant de l'article assez négatif, pour ne pas dire plus, signé Wim Wenders et publié en Allemagne dans le news magazine Die Zeit ? (Ndlr, une version allégée a été publiée dans le Libé du 1er décembre, qui est accessible à l'adresse suivante. Pour résumer, disons que Wenders compare La Chute à Resident evil : Apocalypse, en précisant bien que ce dernier est certainement plus honnête dans sa façon à représenter une société fasciste et fascisante.)

Bernd Eichinger : Oui, bien sûr. Je trouve dommage qu'il ait décidé de le faire publier. J'aurais préféré en effet qu'il m'envoie son texte plutôt, ou à Olivier, car il s'agit là plus d'une sorte de lettre personnelle que d'une critique ou d'un article. Je le regrette d'autant plus que je connais Wim Wenders depuis maintenant vingt-cinq ans (Bernd Eichinger a d'ailleurs produit un de ces films, ndlr !), et je pense qu'il traverse actuellement une phase personnelle difficile, lui qui a décidé de rentrer en Allemagne depuis les événements du 11 Septembre, et l'évolution conservatrice vers laquelle tend actuellement les États-Unis, alors que dans le même temps, chez nous, certaines élections régionales ont donné dernièrement des résultats assez favorables pour des partis néo-nazis. Du coup, je ne sais pas, il a vu notre film et a décidé de réagir violemment contre lui au point de le haïr et de l'assimiler à toutes ses déceptions personnelles. Bref, je n'en sais rien et je crois une nouvelle fois qu'il aurait été beaucoup respectueux de nous envoyer personnellement ce texte plutôt que de le faire publier.

Mais quelle est votre réaction quand il dit, entre autres choses, que le principal écueil du film est qu'il n'y a pas de prise de position ferme, pouvant faire penser que l'on veut amener le spectateur à avoir de la compréhension envers ces personnages historiques monstrueux ?

Oliver Hirschbiegel : Il n'y a pas besoin d'avoir un point de vue tranché tel que Wenders le dit. L'histoire avec un grand H est là pour le faire. Et puis je ne peux pas non plus les présenter tels des monstres avec des dents acérés et des yeux injectés de sang, non plus ! Ce que nous avons voulu faire, c'est décrire de la manière la plus avérée possible ce qu'il s'est passé. Nous avons suivi à la lettre les comptes rendus historiques, rien n'a été inventé dans ce film et, ainsi traité, l'histoire des hommes ne peut que donner naissance à des scénarios prêts à l'emploi pour le cinéma. Il n'y a rien ici qui appuie le fait qu'Hitler pouvait être un homme courtois, et que le peuple allemand l'a suivi aveuglément tels des moutons répondant aux moindres sifflements du berger. C'est qu'en fait il était tout cela et plus encore. Hitler était un manipulateur hors pair. Je ne vois pas pourquoi Wim réfute cette vision.
Bernd Eichinger : Je pense de mon côté que tout cela n'a pas de sens car le film, quoi qu'en pense Wim Wenders, a un point de vue très fort, ne serait-ce que dans le choix de faire une fiction à l'angle indéniablement subjectif (nous essayons de montrer l'envers du décors) plutôt qu'un documentaire objectif. Nous voulions que le spectateur fasse partie de l'action, se sente impliqué. Comment vouliez-vous faire comprendre qu'un tel personnage ait séduit le peuple allemand et le monde si c'est pour le montrer en train de brailler et de gesticuler sans arrêt ? Je vous rappelle qu'en 1938 le monde entier pensait qu'il était l'homme de la situation pour l'Allemagne, et lors des jeux Olympiques de Berlin, en 1936, aucun pays n'a refusé de venir. Jusqu'à la délégation française qui a fait le salut nazi en passant devant Hitler. (Sourires non partagés !) Pourtant, tout en étant subjectif, il n'y a pas une scène dans le film qui n'ait pas été relatée par des témoins. C'est pour cela, par exemple, comme nous le reproche Wim, que nous ne montrons pas le suicide d'Éva Braun et d'Hitler, puisque personne n'en fut le témoin oculaire. Car il fallait faire toucher du doigt le paradoxe d'un homme qui, plus il tombait, plus le pays courait à sa perte, et plus les Allemands et sa garde rapprochée lui étaient indéfectiblement fidèles. Et c'est exactement cela que nous avons essayé de dépeindre. La folie d'un homme, certes, mais aussi celle de tout un peuple.

D'ailleurs, ce que vous dites est sans doute ce pourquoi La Chute est un film éminemment polémique, puisqu'il sous-entend que ce qui est arrivé en Allemagne durant cette période pourrait se reproduire aujourd'hui n'importe où. Et ça, je crois que peu de personnes sont prêtes à l'admettre.

Oliver Hirschbiegel & Bernd Eichinger (En chœur) : Mais tout à fait.
Bernd Eichinger : Il suffit de regarder autour de soi actuellement et de voir que le fanatisme est loin d'avoir disparu, et qu'il reprend même du poil de la bête. Le message du film est très clair, d'ailleurs, à ce sujet, puisqu'il affirme expressément que si l'on suit le fanatisme, le racisme ou le cynisme de certaines idées et concepts barbares, l'humanité court à sa perte comme cela fut déjà le cas de par le passé.

Vous dites que chaque scène du film se base sur la réalité historique. Pourtant j'ai pu lire, par exemple dans Le Point (n° 1680 du 25 novembre, ndlr), que la séquence montrant le suicide du couple Goebbels est inexacte. La scène montre en effet Joseph Goebbels tirer sur sa femme avant de retourner l'arme contre lui, alors qu'en réalité ils se seraient plutôt empoisonnés tandis qu'un officier leur tirait dessus.

Oliver Hirschbiegel & Bernd Eichinger (En chœur bis !) : C'est absolument faux.
Bernd Eichinger : Ce que nous avons montré dans le film est la transcription exacte de ce qui s'est passé. Ce que nous ne savons pas, en effet, c'est s'ils se sont empoisonnés en même temps, c'est pourquoi, d'ailleurs, la caméra se détourne avant la fin, non pas par pudeur mais bien car il demeure un flou. Mais ce qui est sûr, c'est que Joseph Goebbels a bien tiré sur sa femme avant de retourner l'arme contre lui.
Oliver Hirschbiegel : Quand les corps ont été exhumés, on a retrouvé des balles dans les deux corps. Je dis bien des balles car, en effet, l'officier allemand qui les accompagnait devait s'assurer de leur mort et pour ce faire devait leur tirer une seconde balle dans la nuque. De plus, si je n'ai pas voulu montrer leur suicide jusqu'au bout, c'est aussi parce qu'il y a dans l'acte même un côté héroïque qui me déplaisait.
Bernd Eichinger : Pour revenir au suicide d'Hitler, comme personne n'en a été le témoin, comment fallait-il le montrer ? En train de pleurer ou d'avoir une attitude digne ? Il s'agissait d'un choix que nous ne voulions pas faire et qui de toute façon serait allé à l'encontre des principes que nous nous étions donnés pour réaliser ce film. Je vais vous dire, il y a deux historiens mondialement connus pour le sérieux de leurs recherches et de leurs écrits qui n'ont rien eu à reprocher au film. Le premier, c'est Joachim Fest (auteur du livre Les Derniers Jours d'Hitler et source principale du film, ndlr), qui a dû lire le script dix fois et voir le film trois fois. Le second est Ian Kershaw (auteur britannique d'une biographie réputée sur Hitler et spécialiste de la période nazie, ndlr), qui a écrit un article dans le Guardian disant que La Chute ne pouvait pas être plus proche de la réalité historique.

Comment expliquez-vous le succès rencontré par le film en Allemagne ?
Oliver Hirschbiegel : Je pense qu'il était temps pour nous, Allemands, de se pencher sur cette période, nantis d'une nouvelle approche. Il nous fallait montrer ce phénomène non pas en le diabolisant mais bien en explicitant que des millions de gens ont suivi cet homme de leur plein gré. Et jusqu'à ce film, je n'avais pas d'explication rationnelle à donner quant à tout ceci. Comment un bon père de famille a-t-il pu devenir une machine à tuer des femmes et des enfants sans aucun remords ? Nous ne parlons pas de mes ancêtres, là, mais bien de mes grands-parents. J'ai toujours haï cette approche qui expliquait cette période comme un phénomène mené par un fou. Ce n'est pas vrai. Nous devons affronter le fait que tout ceci a été effectué par des êtres humains vivant leur vie d'homme ou de femme et totalement responsables de leurs actes atroces.

(Propos recueillis et traduits de l'anglais par Sandy Gillet.)

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