Conjurer la fiction : l'oeuvre de la génération Apatow

Guillaume Meral | 11 octobre 2013
Guillaume Meral | 11 octobre 2013

L'humour postmoderne est une notion qui continue de nourrir une certaine ambigüité quant à sa raison d'être, tant le terme tend à être employé à tort et à travers pour justifier tout et n'importe quoi, des saillies référentielles autosatisfaites aux postures méta nombrilistes qui ont fait les beaux jours du slasher post-Scream et autres ersatz de Quentin Tarantino. Certes, d'aucuns répondront (avec raison) que le cinéma des frères Coen définit à lui seul le concept, ancré chez eux dans le relativisme des idéologies et  l'impuissance des icônes devant le constat résigné d'un monde régi par l'agencement chaotique d'événements sur lesquels personne ne possède de prise. Mais le cinéma des frangins, pour aussi brillant qu'il soit ne saurait supporter seul le poids d'un terme qui trouva nombre d'autres déclinaisons dans lequel épanouir ses virtualités : chez Kevin Smith par le dialogue, chez Tarantino pour une esthétique hyperbolisant sa mise en abyme référentielle, Edgar Wright qui travestit la crise identitaire de ses personnages avec le faisceau d'images à travers lequel ils perçoivent le monde qui les entoure...

Lorsque le carton inattendu de 40 ans toujours puceau propulsa Judd Apatow sur le devant de la scène, d'aucuns y virent la consécration populaire d'une génération qui trouvait ici un exutoire salvateur à ses problématiques existentielles. Un titre qui n'était pas usurpé pour le coup, dans la mesure où en dehors du succès public, Apatow parvient également à fédérer un parterre critique autour d'une œuvre dont les contours n'évoquent à priori guère plus qu'un ersatz «  20 ans après » d'American Pie. Du jour au lendemain, la fine fleur de la critique parisienne et new-yorkaise s'en paye une tranche sur les blagues de cul proférées par ses héros brandissant leur immaturité en bandoulière, et fait entrer dans le giron institutionnel une contre-culture jusque-là reléguée à la périphérie du genre, à l'exception peut-être des frères Farrelly.   Une sorte de Kevin Smith 2.0, qui partage avec le réalisateur du New-Jersey un art du dialogue résolument fleuri et hautement référentiel, et des personnages résolument geeks, mal assortis avec leur environnement et la contenance sociale des individus du même âge, et dont le récit va provoquer le besoin d'un changement qui les verra in fine couper les ponts avec l'ilot confortable de leur « adulescence », pour reprendre un terme à la mode. L'analogie ne saurait cependant être exhaustive, d'abord parce que l'empreinte d'Apatow dépasse de loin ses propres films pour s'étendre sur tout un courant pour lequel il fait figure d'initiateur attentif (chose que Smith n'est jamais parvenu à accomplir). Ensuite parce que lui-même s'est risqué, au cours de ses deux derniers films, à dépasser cette affiliation  pour s'aventurer vers des contrées moins arpentées artistiquement (et plus incertaines commercialement, voir les parcours en demi-teinte de Funny People et 40 ans mode d'emploi). Le fait est que 40 toujours puceau, pour aussi réussi qu'il soit, fait rétrospectivement office d'éclaireur, de première salve d'un assaut démystificateur  contre des doxas narratives antédiluviennes, appelé à se muer en charge à mesure que la galaxie Apatow étend son empire, et dont C'est la fin, en salles ce mercredi, constitue un manifeste joyeusement foutraque.

La raison pour laquelle il convient d'ores et déjà parler d'école Appatow sans se risquer à précéder la sentence de l'Histoire se trouve dans l'empreinte thématique de l'intéressé, qui dépasse de loin la sphère de sa seule filmographie. En effet, ce qu'Apatow a initié relève véritablement d'une révolution qu'on ne qualifiera pas (encore) de copernicienne,  mais dont les répercussions ont d'ores et déjà diffusé leurs influences sur le visage de la comédie américaine. La particularité du réalisateur et ses disciples est ainsi d'avoir évacué la question postmoderne de ses implications esthétiques (du moins le concernant lui et Nicholas Stoller) pour en faire une question d'observation. De fait, les films du réalisateur présentent souvent des personnages paumés, en porte-à-faux vis-à-vis des représentations qu'ils sont censés véhiculer,  jusqu'à provoquer parfois l'antipathie du spectateur envers eux (chose encore plus vraie dans ses deux derniers films). Dés lors, les structures archétypales ne sont plus perçues ici comme un moyen d'émancipation des personnages, le moteur de leur transcendance, mais un obstacle à la représentation de la vérité de leur quotidien, comme un écran de fumée que la réalité ne cesse de faire mentir. D'une certaine façon, il s'agit de renouer avec l'esprit du Nouvel-Hollywood, lorsqu' une nouvelle génération de réalisateurs, marqués par la gueule de bois post-60's, se risquaient à transgresser les codes en opposant aux structures archétypales l'incertitude chaotique régissant la vie quotidienne. Au fond, la filmographie d'Apatow ne fait que décliner de manière de plus en plus assumée (disons à partir d'En cloque, mode d'emploi) le parfum d'angoisse qui s'insinuait lors du dernier plan du Lauréat de Mike Nichols: les amoureux sont réunis, mais regardent l'avenir sans savoir ce que celui-ci leur réserve. A titre de comparaison, des cinéastes à la sensibilité voisine comme Edgar Wright ou Kevin Smith, après avoir joué du décalage entre leur personnages et une situation donnée, concluent leurs films sur une note beaucoup plus définitive, bouclent la boucle de leur récit. Chez Apatow, l'univers n'est jamais fermé, la vie continue, rien n'est acquis.

Mais à la différence du Nouvel-Hollywood, le désenchantement pesant sur les personnages d'Apatow ne découle pas des questionnements politiques d'une époque donnée. Ici, c'est le trop plein de lucidité qui pèse sur ses personnages, la conscience que la vie ne peut suivre une trajectoire aussi dramatiquement structurée que la fiction. Pour reprendre l'analogie, si chez  Kevin Smith on cause référence et pop culture, les personnages finissent par emprunter les schémas narratifs qu'ils passent leur temps à décortiquer. Pas ici, le postmodernisme étant un constat avant d''être un moyen. D'où une rupture dans le tissu narratif, comme si en ajustant les codes des genres abordés à la réalité de ses contemporains, il malmenait l'équilibre de la fiction. Avec Apatow, cela se traduit par une dilution de la narration à travers la place laissée aux tranches de vie (d'où des durées qui dépassent facilement les deux heures), dont l'agencement lâche démystifie progressivement tout espoir d'un happy-end transcendantal. This is 40 et son couple de quadras paumés, qui constate chaque jour l'échec des structures censées leur offrir des points de repères à travers les défaillances de leurs modèles parentaux respectifs, relaye plus qu'aucun autre film du réalisateur le sentiment d'abandon d'une génération qui n'a plus d'exemples à suivre ou de pas sur lesquels marcher. Pete a créé sa maison de disque pour pérenniser un héritage musical qu'il oppose à la vulgarité contemporaine, mais ne récolte que l'échec professionnel; quant à Debbie, elle essaie d'appliquer des préceptes qui n'empêchent pas son foyer de partir au va à l'eau... Au  final,  la stabilité revient lorsque l'un et l'autre assument l'imperfection de leur choix de vie, la résignation devenant pour l'un et l'autre le moyen d'avancer.  

Dans une veine très proche, quoique moins emprunte d'amertume, la filmographie de Nicholas Stoller  esquisse également une œuvre marquée par une volonté d'adapter les codes de la comédie à la lucidité désenchantée de sa génération. De fait, l'audace d'un film comme 5 ans de réflexion ne réside pas tant dans sa morale (« s'aimer ne suffit pas »), mais bien par le contexte qui entoure son édification : pas d'enjeux dramatiques d'une ampleur démesurée pour contrarier l'union des deux tourtereaux, aucun rebondissement majeur susceptible d'ébranler le socle de leur couple...Les aléas de la vie les plus ancrés dans le quotidien se chargent de dissiper la passion, dans ce qu'il convient d'appeler un naturalisme narratif que  seules les hilarantes fulgurances burlesque de Jason Segel viennent perturber... Chez Apatow comme chez Stoller, l'amour n'est pas absolutisé, et les personnages auraient pu trouver chaussure à leurs pieds ailleurs. Sur le papier, ça ressemble à du cinéma français, si ce n'est que les névroses des uns et des autres ne servent pas à nourrir l'égocentrisme complaisant de protagonistes enchaînant  les engueulades inaudibles dans un deux pièces parisien.

Dès lors, l'enjeu se trouve dans la quête d'une voie intermédiaire pour trouver un sens à l'existence, une fois celle-ci désenclavée des structures qui semblaient jalonner son parcours. Au fond, les personnages qui véhiculent ce malaise existentiel avec le plus de transparence sont Aldous Snow et George Simmons, respectivement héros des œuvres jumelles American Trip et Funny People, qui ne parviennent plus à dissimuler leur mal-être derrière leur statut d'icônes adulées.  Une problématique qui ne résonne pas de la même façon chez le versant le plus débridé de l'école Apatow, notamment Seth Rogen, dont l'unique film à son actif ne l'a pas empêché d'édifier une conception toute personnelle des préceptes de son mentor, du moins ceux dont il a personnellement chapeauté la production. Ainsi, la particularité d'un Délire express réside dans sa volonté de mélanger les genres en entretenant leur hétérogénéité. Contrairement à un Wright, qui va synthétiser ses influences en inventant des formes qui forgeront la cohérence dramatique du film, il s'agira ici de constamment souligner l'inadéquation entre les personnages et les situations codées dans lesquelles ils sont censés évoluer  (ils n'ont jamais l'air d'être à leur place, même quand  ils sortent les flingues ou se lancent dans une baston homérique).  Le film prend ainsi un malin plaisir à constamment jouer la carte de la transparence de son dispositif, notamment en alignant les situations types (par exemple, une baston mano à mano entre le héros et le bad guy), sans que les protagonistes ne semblent comprendre l'ensemble de codes auxquels ils sont censés répondre.  Soit la base de la stoner comedy, qui agit ici comme un talisman préservant Rogen de la tentation d'une évolution archétypale qui trahirait la substance de son personnage. C'est d'ailleurs lorsqu'il répond aux chants des sirènes qu'il brise le fragile équilibre structurant son mélange des genres, comme l'a démontré le relatif échec de The green hornet, dont l'aspiration à créer une mythologie se heurte constamment à l'esprit relativiste de son auteur (difficile de l'imaginer jouer les super-héros pour de vrai, même s'il n'est pas doué). Rogen n'est jamais meilleur que lorsqu'il résiste au déterminisme fictionnel, et à ce titre, on peut voir, dans le choix de faire jouer aux acteurs leur propre rôle dans C'est la fin une sorte de réaction à The green hornet, comme s'il fallait manifester un élan d'autocensure pour se prémunir contre tout dérapage vers une certaine normalité narrative . Autrement dit, en jouant Seth Rogen, Seth Rogen s'assure de ne pas devenir l'icône d'un paysage qui ne lui appartient pas, comme le démontre  le climax, qui déleste les enjeux de tout habillement symbolique pour les incarner dans une expression littérale (en gros, devenir une meilleure personne pour gagner son ticket pour le paradis). Gonzo jusqu'au bout.  Finalement, Seth Rogen c'est un peu la scène de la discussion autour des cagoules du Ku Kux Klan dans Django Unchained  (pas étonnant que Tarantino ait adoré le film) étalé sur 1h40, ou comment transgresser les images d'Epinal en extrapolant la trivialité cachée derrière leur édification.

Le constat peut également s'appliquer chez Adam McKay, dont les films résonnent comme un appel passé à l'Amérique à se débarrasser de ses mythes les plus vulgaires et arbitraires pour se réinventer de nouveaux horizons. Un aspect d'autant plus accentué dans Very bad cops, premier film de l'auteur à évoluer hors du giron de Judd Apatow, producteur sur les précédents, mais qui n'abandonne en rien le spectre thématique qui ont forgé l'influence du réalisateur d'En cloque mode d'emploi sur le paysage cinématographique américain. Dans le cas présent, il s'agit pour les deux héros de renoncer à l'idéal du flic qu'ils voudraient devenir, et incarné par leur deux collègues adulés aveuglément par leur pairs, pour s'ajuster aux besoins du récit et endosser la défroque dont ils ont besoin pour venir à bout d'une intrigue volontairement alambiquée et obscure. Plus radical que ses collègues, McKay prend acte de l'obsolescence des icônes antédiluviennes incarnés par Dwayne Johnson et Samuel L. Jackson , caricatures d'action hero en provenance des décennies précédentes,  qui signent littéralement leur mise à mort à travers une scène de saut de l'ange qui est restée dans les mémoires. Un nouveau type de récit appelle un nouveau type de héros, les anciens ne sont plus taillés pour affronter les affres du monde contemporain (ici la crise financière).  Soit réinventer une mythologie pour sortir de l'incertitude de la postmodernité.

On s'est souvent interrogé sur le pourquoi du succès de l'école Apatow, sur la raison pour laquelle ces films entraient à ce point en résonnance avec le public. On peut risquer un début de réponse : la façon dont ils ont pris à bras le corps la question postmoderne pour traduire la défiance de ses contemporains envers leurs propres structures symboliques. Un jusqu'au boutisme qui s'est traduit sur les repères archétypaux et narratifs les plus traditionnels, quitte à désarçonner leur public. On appelle ça une œuvre générationnelle.

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