Anatomie d'une scène : Au-delà de la gloire
Un espion à la table
Cette scène se situe au bout de deux heures de métrage (Chapitre 31), quasiment au ¾ du film. Dans cette séquence, Madame Marbaise (interprétée par Marthe Villalonga) reçoit chez elle en Belgique pour la deuxième fois le groupe de soldats qui profite d'un repas bien mérité, loin de la fureur du champ de batailles. Mais un intrus s'est glissé parmi eux.
La scène débute par un plan large de situation (1A) en plongée, permettant de situer les différents personnages dans l'espace et de percevoir la configuration des lieux. Ce plan d'ensemble sur la tablée permet aussi à Fuller de faire une transition en douceur avec la scène de bataille précédente. L'unique son des fourchettes dans les assiettes augure d'un moment de calme entre deux tempêtes. Madame Marbaise se tient debout et surveille la tablée, bienveillante.
Sur son mouvement de tête vers un des soldats, Fuller raccorde par un très gros plan (2-1) d'une assiette, caméra au niveau de la table.
On continue à entendre l'unique bruit des couverts alors que la caméra panote vers une autre assiette (Plan 2-2).
Arrive alors un gros plan (3A) légèrement en contre-plongée sur le visage de Marthe Villalonga qui surveille les convives. Son regard n'est pas protecteur mais plutôt scrutateur. Dans le plan, elle tourne la tête vers un autre soldat et nous découvrons son point de vue sur une nouvelle assiette (4). L'expression inquiétante du visage de la maîtresse de maison en contre-plongée et les gros plans sur les gestes des soldats en train de découper leur viande au seul son des couverts, instillent déjà un certain malaise dans la scène. La caméra entame un léger mouvement latéral qui répond au balayage de regard du plan précédent.
Fuller revient alors sur Madame Marbaise (3B) dont le regard articule le point de vue sur un autre couvert, en plan encore plus serré (5-1) et dans un axe totalement nouveau qui ajoute au trouble et à la confusion, le spectateur commençant à être perdu, n'arrivant plus à se figurer à qui appartient ce steak. Dans le même plan, la caméra amorce alors un panoramique vers la gauche (5-2) et remonte ensuite vers le visage du convive derrière lequel se tient debout Madame Marbaise (5-3). Grâce à cette construction autour d'un mouvement droite/gauche insufflé à l'ensemble de la scène, on a fait un « tour de la table » fictif au travers du regard de Mme Marbaise qui a servit de pivot articulateur au découpage.
C'est alors que, toujours dans le même plan (5-4), la caméra suit Marthe Villalonga qui passe derrière le soldat et va chercher un revolver caché dans un coin de la salle. Arrive un plan sur Lee Marvin (6A) qui entame la conversation. Il ne s'est aperçu de rien. Le raccord sur le sergent après que Mme Marbaise se soit saisie du pistolet permet à Fuller d'augmenter l'intensité de la scène. Est-ce lui qui est menacé ? La tension est palpable car, à part le spectateur, personne ne s'est rendu compte du manège de Mme Marbaise.
Au plan suivant (7), le pistolet entre dans le champs et pointe la nuque d'un soldat (Lee Marvin, personnage principal du film ?).
Le plan suivant (8A) montre Marthe Villalonga qui se penche vers le soldat et commence à lui parler en allemand. Au plan d'après (9A), le soldat interpellé (qui n'est finalement pas Lee Marvin) se retourne vers son interlocutrice qui finit sa phrase (8B, suite montée de 8A). Dans le contre-champ, toujours en très gros plan (9B), le soldat lui répond instinctivement en allemand. Immédiatement après, son visage se décompose et il cherche à s'enfuir : il est démasqué.
Suivent alors les plans 10 et 6B, extrêmement courts pour renforcer la rapidité de l'action, amplifiée par le coups de feu.
Le montage revient alors au plan d'ensemble du début (1B-1), permettant ainsi, après toute une série de gros plans, d'appréhender le dénouement de la scène. Dans le même plan, Lee Marvin, mû par un réflexe, retourne la table pour se protéger (1B-2) et se précipite vers l'imposteur. Le monteur raccorde sur le visage de Marthe Villalonga chargé de mépris (11) où la contre-plongée renforce sa supériorité : elle a réussit à identifier l'ennemi.
Lee Marvin (12A-1) s'écrit alors « Elle l'a repéré à sa façon de manger » et la caméra, en gros plan très dynamique, le regarde s'agiter au-dessus du corps. « Putain d'espions » ajoute-t-il (12A-2).
Son regard se dirige alors vers ses hommes médusés (13/14/15).
Dans un brusque mouvement de tête de l'autre côté (12B), il s'assure que le reste du groupe est en vie. Sur les plans des expressions de visage des autres soldats (16/17), la musique entre dans le champ sonore pour renforcer la conclusion de la scène.
Le dernier plan à hauteur du sol (18) montre les pieds du soldat allemand traîné au sol et sortir par la droite du cadre. Tout le monde a eu chaud !
Fuller, par sa science de montage, créé une scène intense qui montre
une guerre où le danger peut s'immiscer à n'importe quel moment. Le
soldat, s'il veut survivre, ne doit jamais relâcher son attention, même
lorsqu'il se sent en sécurité.
Chaque numéro de plan indique les plans tournés.
Chaque lettre indique les plans montés.
Le chiffre (-1;-2;-3) indique plusieurs captures d'un même plan.
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