Honoré par la plus prestigieuse récompense cinématographique, The Tree of Life de Terrence Malick a agacé, passionné, décontenancé. Un peu plus de dix ans après la découverte de ce film à l’influence considérable, on se demande pourquoi il demeure un jalon fondamental du cinéma international.
Aujourd’hui, l’influence du film est incontestable. À peu près tous les genres et types de cinéastes auront tenté de s’approprier sa grammaire lumineuse. Les publicités pour divers produits de luxe et autres parfums, désireuses de dupliquer son ton élégiaque, des auteurs de premier rang, à commencer par Alfonso Cuarón ou Alejandro González Iñárritu, mais aussi des œuvres plus grand public. C’est le cas de The Dig, de Simon Stone, disponible sur Netflix depuis 2021, qui recycle de nombreux outils de langage fournis par Malick.
Le règne plastique de l'auteur est devenu à ce point tutélaire qu'il se fraie un chemin jusque dans les discours promotionnels des blockbusters, Zack Snyder affirmant s'en inspirer durant la promotion de Man of Steel, de même que J.J. Abrams au cours de celle du Réveil de la Force. Pour autant, Tree of Life demeure dans l'esprit de nombreux spectateurs un sommet d'emmerdement pontifiant, un prototype de cinéma intellectuel et inaccessible, emblématique d'un entre-soi bourgeois et élitiste. Un à priori qui a tout du cliché prêt à l'emploi.
Pourquoi faut-il le dépasser, et pourquoi le film de Malick constitue-t-il bien une borne essentielle de notre époque ?
"Regarde, y a un réal de blockbuster en galère qui pleure dans le soleil, c'est beau, fils"
BIG BANG SUR TAPIS ROUGE
Quand il débarque sur la Croisette en 2011, Malick est alors un auteur mystérieux, pour ne pas dire franchement légendaire. L’artiste n’a pas réalisé plus de quatre films en quarante ans, a disparu des radars pendant presque vingt, déjoué tous les écueils de l’industrie ainsi que les tropismes désenchantés de sa génération et s’apprête à dévoiler son œuvre somme, dont la genèse se sera étalée sur plusieurs décennies.
Le sort – absurde – fait à Lars von Trier va cristalliser un certain agacement autour de cette figure de commandeur déjà quasi sacrée. La traduction incorrecte d’une provocation énoncée pendant la conférence de presse de son Melancholia lui vaut d’être écarté du festival, quand enfle la rumeur que sans ce fiasco, son film eût été une palme évidente. Le duel des auteurs n’aura pas lieu, et la petite musique selon laquelle le danois a été injustement dépossédé de sa consécration résonnera longtemps dans les oreilles cinéphiles.
Une palme enfumée par la polémique
Si personne ne va crier au complot, cette atmosphère délétère installe, au moins pour un temps, l'idée que la consécration de Tree of Life est un sacre par défaut, et que peut-être, il ne mérite pas tant d'honneur. À cela s'ajoute, pour la France, une défiance d'une fraction de la presse culturelle, qui se sent un chouïa trahie par l'auteur. En effet, si l'influence du christianisme sur son cinéma aurait fait se signer un aveugle, le rôle prépondérant de la nature, la formation de philosophe de Malick, sa thèse consacrée à la condition de l'être chez Heidegger et Schopenhauer permettent encore à l'exégète bouffeur de curé d'y voir un vaste humanisme panthéisme, embrassant jusqu'au religieux, mais s'en affranchissant largement.
Las ! Tree of life ne fait guère mystère de sa chrétienté, ce qui n'ira pas sans faire renâcler une poignée de journalistes aussi peu au fait du sujet que toujours partant pour tronçonner du goupillon.
Pour le grand public, qui ne s'inquiète guère de Cannes, mais aime le cinéma et ce qu'on lui vend parfois comme "du grand cinéma", le récipiendaire de la Palme d'Or a tout d'un piège redoutable. Parfois un peu vite présenté par les médias hexagonaux comme un film Europacorp (distributeur du film), il bénéficie d'un casting prestigieux, qui le positionne dans l'esprit de beaucoup comme une production "à Oscars", ce que ne va bien sûr pas renier la campagne promotionnelle. Et des hordes d'adorateurs et adoratrices de Brad Pitt ou encore Sean Penn, d'embarquer pour un voyage inattendu, franchement déstabilisant, qui achèvera de cristalliser son image de pensum intello pour peine à jour.
"N'écoute pas les mauvaises langues fils, et sens mon torse puissant"
VALSE AVEC MALICK
Les deux premiers films du réalisateur, La Balade sauvage et Les Moissons du Ciel, s'ils rompaient ci et là avec une logique strictement narrative, demeuraient des récits linéaires. Une logique qui explose en partie avec La Ligne Rouge puis Le Nouveau Monde, lesquels en dépit de leurs trames, laissent le flot des pensées de leurs protagonistes composer une vaste prière, jusqu'à éclater tout à fait la structure traditionnelle du récit au cinéma. Le cinéaste n'est pas, loin s'en faut, le premier à envoyer paître la construction traditionnelle ou les règles académiques de la narration hollywoodienne.
Mais pas question pour lui de complexifier artificiellement son sujet ni d'opacifier la trajectoire des protagonistes. Le flot de conscience évoqué plus haut est le coeur du projet, le sens premier, pour ne pas dire unique, de l'ensemble. À partir de Tree of Life, le flot, le flux, devient primordial, et compose une vaste prière. Des personnages les uns vers les autres, des personnages vers leur idée du divin, ou du néant, et bien sûr des personnages à eux-mêmes.
"Maman s'est transformée en miroir ! on va tous mûriiiiiiir !"
Comment donc le metteur en scène s'échine-t-il à proposer une expérience de ce type ? Procédé à la fois remarquablement humble, et pourtant formidablement ambitieux, en cela qu'il espère renouer avec une forme de dialogue premier, pour ne pas dire primaire, une intimité humaine fondamentale, tout en lui donnant pour écrin une forme nouvelle.
D'une part, et avec plus de radicalité qu'aucun autre avant lui (y compris un certain Jean-Luc Godard, qui aura essentiellement réservé ce type de dispositif à des expérimentations théoriciennes), il désolidarise l'image et le son. Il est ainsi fréquent d'assister à une scène, un dialogue, tandis que c'est une tout autre séquence que nos oreilles perçoivent. Perturbant, le principe permet progressivement de modifier notre perception des évènements, ainsi que de la chronologie, l'humeur d'une époque ou d'un évènement pouvant contaminer l'autre.
Avec le chef opérateur Emmanuel Lubezki, il pousse plus loin encore la quête de la grâce, en bâtissant un langage de cinéma qui tente l'impossible : évacuer ce principe de base de la grammaire filmique qu'est le hors-champ. Comptant parmi les socles sur lesquels s'appuient des générations de cinéastes, le hors-champ disparaît totalement de ses créations avec Tree of Life. De longs plans, extrêmement mobiles, utilisant le grand-angle composent l'illusion que c'est le monde entier qui s'invite dans l'image. Sans impensé, sans ailleurs, le monde est à l'image, et comme le révèle les ambitions cosmogoniques du film qui nous intéresse, c'est tout l'univers que Malick fantasme de coucher sur l'écran.
Une fable cruelle sur les conséquences des dégâts des eaux
WELCOME TO EMPATHY PARK
Or, ce que requiert de la part du spectateur ce procédé unique, ce n'est pas un effort interprétatif, mais bien un total laisser-aller. Bien sûr, il appartiendra à chacun de se demander s'il peut (ré)assembler le film pour en extraire un sens nouveau, ou si ce dernier ne se révèle qu'à la faveur d'une forme particulière d'analyse. À la manière d'un puzzle livré mélangé, qu'il appartiendrait au public d'ordonner. Rien n'interdit de se livrer à cette archéologie sans cesse renouvelée de chaque création de Malick, mais elle ne constitue aucunement sa clef, et relève plus des marges de la passion que de la proposition véritable de l'auteur.
"Tranchez Willy !"
C'est donc bien une entreprise radicalement opposée à une tendance actuelle du cinéma de pur divertissement, qui propose volontiers au spectateur de faire chauffer son capiton (quand bien même on le présente parfois à tort comme une opportunité de débranchage cérébral). Quand un Christopher Nolan ou l'ensemble du MCU se font phénoménales pièces d'artillerie que le public doit assembler pour en tirer un sens, Malick veut au contraire revenir à un cinéma qui ne peut s'appréhender que par les tripes, où la compréhension est inutile, puisque ses films traitent avant tout du doute.
Quel magicien a piégé l'autre ? Quelles sont les conséquences du multivers ? Dans quel sens le temps s'écoule-t-il ? Strange est-il le vrai Strange ? Comment Coop survit-il à la fermeture du Tesseract ? On ne trouve aucune interrogation de ce type dans Tree of Life, pur objet sensoriel, qui se tient sagement éloigné de nos synapses.
La vie trouve toujours son chemin
Quelle meilleure preuve de cette simplicité première, élémentaire, que de voir où se niche aux yeux de l'artiste, la naissance de l'empathie ? Pas dans l'avènement du cosmos, ou dans la fin de l'humanité, tous deux représentés au cours du récit. Pas dans la maternité, où la grâce accolée à l'éducation d'un enfant. Pas plus dans la tendresse d'une mère, ou d'un père. Et certainement pas dans cette relation parfois conflictuelle avec un frère qui reproduit les accès de brutalité paternelle. Non, c'est dans l'oeil d'un dinosaure que naît la conscience d'autrui.
C'est quand un prédateur assaille sa proie qu'il demeure interdit, soudain incapable de l'achever. La violence aveugle, pour ainsi dire naturelle, est soudain nuancée par la naissance d'une émotion, un absolu. La conscience de l'autre. De sa vulnérabilité. Et par conséquent, c'est la miséricorde qui advient. Le dinosaure comme premier être conscient et doué d'empathie, même le génial Jurassic Park n'avait pas osé. Comme quoi, cette oeuvre de réputation si ardue ne nous proposait pas d'autre épreuve qu'une simplicité désarmante.
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C’est le genre de film qui s’apprécie en temps qu’oeuvre. On comprend pas forcément tout, mais le compare pas à un autre. C’est une expérience, un ressenti, un approfondissement thématique personnel qui résonnera forcément differemment pour chacun.
On peut même adorer des passages, ne pas en comprendre d’ autres, mais les aimer aussi, ne pas en aimer d’autres, et à la fin rester perplexe quand on nous demande : « alors verdict? »
Et puis il a cette forme de promesse respectée ou non suivant chaque sensibilité : vous êtes venu voir un chef d’œuvre, vous devez l’aimer en tant que tel. Ça agace certains. Malick a un don, il semble capable comme Kubrick de cerner l’humanité. De la disséquer. Mais par le prisme de sa théologie, bien souvent, ou au minimum d’une approche introspective font ne sont pas capables tous les spectateurs, surtout lors d’un 1er visionnage.
Je conseille donc à chacun de se le revoir, de planer autant que possible, et peut être, sa lumière vous réchauffera comme aucun autre. Ou bien vous ferez une bonne sieste, c’est bien aussi.
Il y a Malick, et il y a les autres.
Point.
Complètement hermétique aux tics de Malick.