Jane Campion : pourquoi vous avez tort de ne pas (re)voir tous ses films

La Rédaction | 8 mars 2023 - MAJ : 09/03/2023 11:01
La Rédaction | 8 mars 2023 - MAJ : 09/03/2023 11:01

Un ange à ma table, La Leçon de piano, Portrait de femme, Top of the Lake... Jane Campion est une cinéaste majeure, et personne ne devrait l'oublier.

Ce n'est pas uniquement la première réalisatrice à avoir reçu la Palme d'or (ex æquo) en 1993, pour La Leçon de Piano, des années avant Julia Ducournau pour Titane. C'est aussi une des cinéastes les plus importantes de ces dernières décennies, qui a su poser un regard unique sur les corps, les femmes, l'amour et la mort. Qui a filmé quelques-unes des plus grandes actrices modernes (Holly Hunter, Nicole Kidman, Kate Winslet, Elisabeth Moss), dans des rôles passionnés et passionnants. Qui a inspiré des générations d'artistes, jusqu'à Xavier Dolan, ému aux larmes en recevant de ses mains le Prix du jury pour Mommy, à Cannes.

Remarquée dès son premier court-métrage, célébrée à travers le monde (Oscars, César, Venise, Emmy), passée par le cinéma, mais également la série, Jane Campion est revenue, plus d'une décennie après Bright Star, avec The Power of the Dog chez Netflix.

Pour toutes ces raisons, il nous est impossible de ne pas consacrer un dossier à la filmographie, par ordre chronologique, de Jane Campion.

 

Photo Top of the LakeJane Campion : Top of the Top

 

SWeetie

Sortie : 1989 - Durée 1h37

 

Sweetie : photo, Karen ColstonLa joie incarnée

 

De quoi ça parle : L'histoire de deux sœurs que tout oppose : Kay, profondément angoissée et incapable de profiter de la vie avec son fiancé Louis ; et Sweetie, obèse, incontrôlable et insouciante, qui s'impose dans le quotidien du couple.

Pourquoi il faut le (re)voir : Tout a commencé là, en Australie, en 1989, avec un premier petit film. Déjà, tout venait d'un endroit très intime puisque Jane Campion a co-écrit le scénario avec Gerard Lee, ex-petit ami et ex-camarade d'école de cinéma, qui l'avait suivie sur ses premiers courts-métrages. Les deux avaient passé plusieurs années ensemble, en étant amoureux, mais sans parvenir à s'aimer, notamment par le sexe. La première couche de Sweetie vient de cette confusion intime. La deuxième, d'une autre facette de la vie de Jane Campion : sa sœur Anna, à qui le film est dédié.

Mais la réalité s'arrête là. Car Sweetie n'a rien du facile film auto-centré, filmé comme une auto-fiction pseudo réaliste. Si Jane Campion regarde et raconte une partie de sa vie dans un miroir, c'est un miroir déformant à l'extrême, où tout prend des airs de fable tordue. Ce qui frappe dans ce premier film, c'est la modernité de la mise en scène, et la liberté folle avec laquelle la réalisatrice ouvre son univers, et crée son propre langage.

 

photo, Karen ColstonDes chevaux en jouets à ceux de Power of the Dog

 

Dans Sweetie, il y a de la romance, du burlesque, de la comédie familiale, et du drame intime. Il y a des gens qui succombent au désir sur le béton froid d'un parking sous-terrain, et des cow-boys qui dansent dans le désert. Le film est scindé en deux parties, avec d'abord une histoire d'amour tristement douce puis doucement triste, et ensuite une chronique familiale désarmante, qui casse tout comme Sweetie lorsqu'elle met la main (les dents) sur les chevaux de Kay. Et jusqu'aux derniers instants, le rire le dispute aux larmes.

Dans cette farce tragi-comique, le regard de Jane Campion est déjà là, partout. Dans le choix des actrices et acteurs, avec les bombes de charisme que sont Karen Colston, Geneviève Lemon et Tom Lykos. Dans la manière de filmer les corps, particulièrement la nudité de Sweetie, femme-enfant aussi insupportable que touchante. Dans la façon dont elle s'attarde sur les petits pas de danse des parents, sur le sable, lors d'une tendre réconciliation. Dans sa mise en scène, qui transforme chaque décor en espace de cinéma, riche et coloré et étrange et envoûtant.

 

Sweetie : photo, Geneviève LemonSweetie Dreams

 

Jane Campion ne sortait pas de nulle part. Elle avait déjà été couronnée par la Palme d'or du court-métrage dès son premier essai Peel en 1982, suivie de près avec les suivants (Passionless Moments en 1983, A Girl's Own Story et After Hours en 1984) et quelques expériences à la télévision. Mais Sweetie a été le coup d'envoi officiel de sa carrière, et un marqueur fort de la fin des années 80.

Car dans un mouvement un peu magique et à des milliers de kilomètres, le monde de Jane Campion faisait écho à un certain cinéma indépendant américain, empreint de poésie, de folie et de mélancolie, comme chez Hal Hartley (L'Incroyable vérité est sorti la même année).

 

Un ange à ma table

Sortie :  1991 - Durée : 2h38

 

Un ange à ma table : Photo , Kerry Fox"Miroir, miroir, suis-je la plus belle ?"

 

De quoi ça parle : Issue d'une famille nombreuse et ouvrière, Janet Frame se distingue très tôt par ses dons littéraires et son goût pour la poésie. Lorsqu’elle étudiait à l’université avec le rêve de devenir enseignante, elle fut arbitrairement internée en hôpital psychiatrique et diagnostiquée schizophrène. Enfermée pendant huit ans, elle subira deux cents électrochocs et échappera de justesse à une lobotomie. N’ayant jamais cessé d’écrire, c’est sa notoriété grandissante et la chance d’avoir été publiée qui lui permettront enfin de quitter l’asile et de commencer une nouvelle vie.

Pourquoi il faut le (re)voir : Si Un ange à ma table a été quelque peu éclipsé des grands crus du cinéma de Jane Campion par la Palme d’Or de La Leçon de piano ou la flamboyance de Bright Star, ce deuxième long-métrage de la réalisatrice néo-zélandaise reste pourtant une œuvre passionnante à plusieurs niveaux. D'entrée, le film interpelle directement par sa complémentarité thématique avec le futur La Leçon de piano : une héroïne meurtrie par l’existence se réfugie dans l’art. Dans le cas de Un ange à ma table, Jane Campion retrace la vie riche et complexe de Janet Frame dont les tourments de la vie jonglent avec son activité d'écrivaine.

Une similitude qui pourrait faire de ce film, une sorte de brouillon préparatif de La Leçon de piano, qui serait la grande œuvre de Jane Campion. Une idée a balayé à l’instant t quand on ouvre son regard à la beauté unique de ce film tourné majoritairement sur les extraordinaires terres de Nouvelle-Zélande. L’empathie que Jane Campion déploie à l’égard de son personnage est à mettre au profit de la réussite du film. Car avant d’être un formidable récit d’apprentissage revisitant le biopic traditionnel, c’est en effet un magnifique portrait de femme étalé sur plusieurs décennies.

 

Un ange à ma table : photo, Kerry FoxJanet Frame a réussi : on parle d'elle sur Ecran Large !

 

Fragmenté en trois parties, le long-métrage ne quitte jamais le point de vue de son héroïne aux multiples facettes tantôt marquée par le deuil, la folie des hôpitaux psychiatriques (et ses soins douteux) ou de sa peur des autres, mais toujours animée par une soif d'écriture inébranlable. À noter que la reconnaissance sur grand écran de l'auteure océanienne a été servie par les prestations convaincantes de trois interprètes et notamment de Kerry Fox (dont c'était le premier grand rôle sur grand écran), tout simplement magistrale.

Avec une volonté unique de raconter cette histoire d’émancipation féminine dans son propre jardin de la Nouvelle-Zélande, Jane Campion n’a définitivement pas volé son Grand prix du jury à la Mostra de Venise 1990. Un ange à ma table annonçait donc déjà avec ferveur les prémices d’une grande cinéaste et l’importance de Jane Campion dans la représentation du féminin au cinéma.

 

la leçon de piano

Sortie : 1993 - Durée : 2h00

 

La Leçon de piano : photo, Holly HunterPortrait d'une autre jeune femme en feu

 

De quoi ça parle : Ada MacGrath, Écossaise et mère célibataire, est envoyée par son père en Nouvelle-Zélande avec sa fille de neuf ans, pour y épouser Alistair Stewart, un colon dont elle ne connaît rien. Muette depuis son enfance, la jeune femme exprime ses émotions à travers les notes de son piano, que son mari refuse d'emporter dans leur nouvelle maison. Racheté par leur voisin George Baines, un illettré proche des Maoris, l’instrument se transforme en monnaie d’échange et devient le prétexte d'un jeu érotique et adultère.   

Pourquoi il faut le (re)voir : À défaut d'être littéralement une leçon de piano, le troisième long-métrage de Jane Campion est assurément une puissante démonstration de cinéma, récompensée d'une Palme d'Or - une première pour une réalisatrice à l'époque. Sous ses allures d’énième triangle amoureux romanesque entre un mari, sa femme et son amant, le film est davantage un voyage sensoriel et expressionniste bercé par la musique mélancolique de Michael Nyman et sublimé par la photographie désaturée de Stuart Dryburgh. Le classicisme du cadre victorien laisse rapidement place à un romantisme païen et passionnel, sans jamais tomber dans une émotivité trop exaltée, et donc factice.

En faisant d’Ada le coeur vibrant de son chef-d’oeuvre, la cinéaste laisse parler les sens et livre un nouveau portrait de femme, dont elle réveille le désir sexuel avec une sensualité malséante constamment à fleur de peau. Son personnage contradictoire - résigné et volontaire, mutique et tapageur, calme et combatif - bouscule les conventions sociales et inverse les rapports de force avec les deux hommes qui veulent conquérir son corps comme ils voudraient conquérir les terres néo-zélandaises, avant de se plier à son irrépressible volonté. 

 

La Leçon de piano : photo, Holly Hunters, Holly HunterLa note d'Écran Large 

 

L’héroïne est privée de voix, mais pas d’expressivité, même quand son visage se ferme et que ses émotions s’intériorisent. Un jeu d’équilibriste bouleversant qui a permis à Holly Hunter de décrocher son premier et seul Oscar. Le film a également révélé Anna Paquin, alors âgée de neuf ans, qui a été récompensée d'un Oscar du meilleur second rôle féminin pour sa première apparition à l'écran où elle campe une jeune fille avec espièglerie et impertinence. 

La nature majestueuse, que la caméra ne peut jamais capter dans toute sa grandeur, condamne et écrase quant à elle les personnages, jusqu’à presque les effacer du cadre, contrecarrant à sa façon le sentiment de domination de l'homme. Jane Campion elle-même se détourne des codes tacites et empiriques du cinéma, qui voudraient que la vue d’un pénis soit forcément plus outrageante que celle d’un sexe féminin. C'est Harvey Keitel qu’elle met entièrement à nu, tout en restant au plus près des sentiments et du ressenti d’Ada, dont le film est le récit initiatique, la renaissance.

  

portrait de femme

Sortie : 1996 - Durée : 2h22

 

Portrait de femme : photo, Nicole Kidman"Être une femme libérée tu sais c'est pas si facile."

 

De quoi ça parle : Isabel Archer, jeune Américaine en visite chez ses cousins anglais, choque son entourage par son esprit libre et aventureux. Son cousin Ralph, phtisique incurable, l'aime en secret. Elle part à Florence où une amie la jette dans les bras de son amant, Gilbert Osmond. Isabel l'épouse. Quelques années plus tard, elle découvre qu'elle a été manipulée.

Pourquoi il faut le (re)voir : Après le succès critique et public de sa Leçon de piano, Jane Campion n’a pas tardé à se mettre au travail en investissant son énergie dans une adaptation du grand texte d’Henry James : Portrait de femme. Le crossover était bien évidemment tout trouvé, tant l’histoire d’une femme souffrant de la domination de son mari dans la grande bourgeoisie du 19e siècle ne pouvait être racontée que par la première réalisatrice couronnée d’une Palme d’Or.

 

Portrait de femme : photo, Nicole KidmanNicole Kidman y est impériale

 

Et Jane Campion annonce dès le début du film le programme féministe caractéristique de son cinéma. L’ouverture de Portrait de femme va en effet plus loin qu’une simple entrée du spectateur dans le parcours d’une femme. La cinéaste va s’autoriser une parenthèse, en fabriquant une capsule temporelle dans laquelle la parole à des femmes contemporaines est donnée en abordant le sujet du premier baiser.

Le fond noir du discours laisse place ensuite à la diversité de visage féminin dont la conversation et leur différence pourraient être un avant-goût, voire l’application pure et simple, de la sororité. La nature bien servie par le noir et blanc est un jardin d’épanouissement où le féminin s’y déploie sans contrainte. Mais très vite, cette diversité du féminin est balayée par la couleur et les larmes de Nicole Kidman ou plutôt d’Isabel Archer (à ne pas confondre avec la série d'animation Archer), seule dans cette nature bientôt investie par un homme dont la parole va monopoliser la majeure partie de la séquence.

 

Portrait de femme : photo, Nicole KidmanLe trouble au féminin

 

Cette clarté dans ce qui va être raconté est à mettre au profit de Jane Campion qui définit les contours de son histoire universelle, presque hors du temps. La suite sera bien le parcours d’une femme animée par une volonté d’être, mais jonchée par la question du masculin, de choix difficiles, des erreurs de jugement. Bien qu’elle refuse les propositions de mariage de plusieurs prétendants avec une volonté, Isabel succombera malheureusement au "mauvais", au cynique, au pervers, mais au combien troublant Gilbert Osmond (John Malkovich).

Jane Campion est avec Portrait de femme comme un véritable poisson dans l’eau où l’élégance du 19e siècle n’est pas un obstacle à son cinéma.  Elle tire avec puissance le meilleur du film de costumes sans jamais tomber dans un académisme mal venu. Campion investit également les codes moraux (majoritairement rigides) inhérents à cette époque pour pénétrer en profondeur la question du mariage et de la place de la femme dans le régime matrimonial.  

 

holy smoke

Sortie : 1998 - Durée : 1h55

 

Holy Smoke : Photo Kate WinsletKate Winslet en crise de foi

 

De quoi ça parle : Lors de son voyage en Inde, la jeune Ruth Barron tombe amoureuse d'un gourou. Alors qu'elle refuse de rentrer au pays, ses parents usent d'un stratagème pour la faire rentrer. De retour en Australie, ils embauchent un déprogrammateur spirituel, PJ Waters, pour désenvouter Ruth.

Pourquoi il faut le (re)voir : Holy Smoke dévoile son titre dans un fin nuage de fumée, laissant disparaître ses lettres aussi vite qu'elles sont apparues. Et si l'idée est jolie à l'écran, elle annonce d'ores et déjà la certaine artificialité du long-métrage de Jane Campion. Avec ce cinquième film, la cinéaste tombe en effet dans le mauvais goût à plusieurs reprises, notamment visuellement avec l'utilisation d'un filtre jaune-orangé (pastichant les couleurs indiennes) et des visions aussi kitsch que ringardes esthétiquement.

 

Holy Smoke : photo, Kate WinsletHippie Kate

 

 

Des choix étonnants pour la réalisatrice, si raffinée dans ses précédentes oeuvres, et qui décontenancent largement au visionnage de Holy Smoke, mais qui vont se révéler tout à fait logiques. En effet, ils viennent, sans prévenir, créer l'atmosphère étrange et mystique qui infusera le film et le rendra si mystérieux jusqu'à ses derniers instants. Mieux encore, cette artificialité esthétique vient appuyer toute la fausseté des personnages.

Ainsi, Holy Smoke s'empare du destin d'une jeune marginale en quête d'identité. Le moyen pour la Néo-Zélandaise de continuer à explorer ses thématiques de prédilection à travers un autre portrait de femme : celui de Ruth Barron, interprétée par la troublante Kate Winslet. Le long-métrage raconte alors comment, en sortant d'une emprise masculine (le gourou), elle va bousculer son rapport de force avec un autre homme tout aussi misogyne et malsain que le gourou (l'exorciste incarné par l'excellent Harvey Keitel) et finalement, tout aussi perdu qu'elle.

 

Holy Smoke : Photo Kate Winslet, Harvey KeitelUn duo aussi toxique que salvateur

 

À partir de là, Jane Campion déconstruit la virilité tout autant qu'elle livre un savant duel d'apparence où le spectateur est pris au piège, ne sachant plus qui croire et qui défendre, autant que les deux protagonistes bloqués dans cette maison isolée. Jouant de retournements de situations, d'illusions et nombreux tour de passe-passe, le récit ne cesse jamais de tromper le spectateur et ses personnages pour mieux les confronter à leurs propres démons, désirs, fragilités.

Derrière les mensonges se dévoilent alors toute la quête vaine et impossible d'une vérité absolue à travers cette œuvre des faux-semblants, des secrets inavoués et des énigmes personnelles, où le duo finit face un mur d'incertitudes, incapable à la fois de vivre l'un sans l'autre et ensemble. Bizarrerie et singularité de la vie, des envies et des amours.

 

in the cut

Sortie : 2003 - Durée : 1h42

 

In the Cut : photo, Mark Ruffalo"Vous ne voulez pas un whisky avant ?"

 

De quoi ça parle : Alors qu'une vague de meurtres frappe son quartier, et vise précisément les femmes, une professeure de lettre new-yorkaise commence une histoire d'amour passionnelle avec un policier. Mais elle s'interroge peu à peu sur qui il est réellement...

Pourquoi il faut le (re)voir : À bien des égards, In the Cut a marqué un tournant dans la carrière de Jane Campion, un peu comme un nouveau baptême du feu. Pour la première fois, elle entrait dans les terres du cinéma américain, avec le New York contemporain comme cadre, et le polar comme toile de fond. Cerise sur ce gâteau faussement hollywoodien : le rôle à contre-emploi de Meg Ryan, qui quittait ses habits étouffants d'éternelle amoureuse pour une révolution largement annoncée - jusqu'à l'affiche française, particulièrement grotesque à ce titre.

Pour la première fois également, Jane Campion était rejetée. Ce n'est certainement pas anodin si elle a disparu des radars cinéma pendant des années ensuite, jusqu'à Bright Star. In the Cut a déplu et déconcerté, comme si personne ne savait quoi faire et penser de ce faux thriller érotique, entre portrait de femme et polar à twist. À cause de Meg Ryan, punie pour avoir osé oser (l'actrice a récolté une pluie de critiques évidemment sexistes et minables) ? De ce fameux gros plan sur un sexe d'homme, qui a fait couler tant d'encre ? Ou simplement parce que personne n'attendait Jane Campion dans une mélodie si moderne, qu'elle a pris soin de pervertir ?

 

In the Cut : photo, Meg RyanNew York Blues

 

Il y a pourtant une beauté immense dans In the Cut. Visuellement, c'est peut-être l'un des films les plus magiques de Jane Campion, qui opère entre ombres et lumières, dans le tumulte de cette étuve new-yorkaise où les cadavres et les corps s'entrechoquent. La photographie de Dion Beebe y est pour beaucoup, jouant des flous et des tremblements pour créer une sensation de rêverie fiévreuse, qui démarre dès le générique au rythme de la reprise de Que sera, sera (Whatever Will Be, Will Be) par Pink Martini. Pas étonnant que le directeur de la photo (qui avait aussi signé Holy Smoke) ait par la suite travaillé ce grain et cette agitation chez Michael Mann, dans les magnifiques Collateral et Miami Vice.

Adapté du livre de Susanna Moore, qui a co-écrit le scénario avec la réalisatrice, In the Cut est également un fascinant et riche puzzle. Frannie est une femme de lettre, littéralement, qui décrypte les mots, avec une passion pour l'argot qui la place dans une position d'observatrice. Elle aborde le monde par son esprit, à distance, et c'est par la violence (d'une pulsion de voyeurisme, d'une vague de meurtre) qu'elle plonge petit à petit dans le monde, et met en jeu son corps.

 

In the Cut : photo, Mark RuffaloPromenons-nous dans l'émoi

 

Encore une fois, Jane Campion raconte le désir féminin, ici agrémenté d'une touche de polar qui accentue la tentation refoulée de l'héroïne. Le scénario a beau se perdre un peu dans la formule du thriller, avec un cahier des charges qui lui joue des tours, le voyage reste intense et passionnant. Notamment grâce aux partenaires de Meg Ryan, Mark Ruffalo et Jennifer Jason Leigh, eux aussi excellents. Assurément un Jane Campion à revoir et réévaluer.

 

bright star

Sortie : 2009 - Durée : 1h59

 

Bright Star : photo, Abbie CornishTon nouveau fond d'écran

 

De quoi ça parle : Dans le Londres du XIXe siècle, le poète John Keats s'éprend de sa voisine Fanny Brawne. Alors que leurs premiers contacts peuvent sembler froids, les deux êtres entretiennent une liaison secrète, teintée de poésie...

Pourquoi il faut le (re)voir : Une femme dans un champ de jacinthes des bois. C'est avec cette image, à la fois douce et mélancolique, que Jane Campion permet à Bright Star de marquer au fer rouge son cinéma. En suivant les derniers mois de la vie du poète John Keats, la réalisatrice se plonge corps et âme dans la transcription visuelle d'une certaine symbolique romantique.

Plutôt que d'y jeter un regard post-moderne, l'auteure cherche au contraire à rendre à ces images toute leur puissance évocatrice. Avec une simplicité désarmante, Bright Star s'impose comme le récit bouleversant d'un amour contrarié, où la retenue de ses deux personnages est contrastée par un tourbillon sensoriel. Tandis que cette passion n'a pas la possibilité de s'exprimer dans la chair, les corps et l'esprit se voient reliés par le montage, et par la toile de symboles développée par la cinéaste.

 

Bright Star : photo, Ben Whishaw, Abbie CornishRelation courte distance

 

Si Campion trouve avec Abbie Cornish et Ben Whishaw deux acteurs irradiant de talent sa démarche artistique, et cette beauté du non-dit, la réussite de Bright Star provient d'une autre rencontre : celle de la réalisatrice et du directeur de la photographie Greig Fraser.

L'artiste, spécialisé dans les rais de lumière subtils et dans les clairs-obscurs, rend pleinement justice à un film où les sentiments de ses deux amoureux se connectent à la nature, et à ses textures. Le long-métrage se retrouve ainsi habité par un sens surprenant du sublime, et par des teintes pastel à l'éclat étourdissant. Cette identité visuelle, qui semble mettre en mouvement certains classiques de la peinture flamande, permettra d'ailleurs à Fraser de s'imposer comme l'un des chefs opérateurs les plus passionnants du moment, que ce soit sur Zero Dark Thirty, Foxcatcher, Rogue One, Dune, ou encore The Batman.

 

top of the lake

Sortie : 2013/2017 - Durée : 6 épisodes d'environ 1h

 

Top of the Lake saison 2 : Photo Elisabeth MossElisabeth Moss au sommet

 

De quoi ça parle : Les enquêtes de la détective Robin Griffin, spécialisée dans les crimes et les agressions sexuelles. Des enquêtes délicates qui l'amènent sans cesse à tester ses limites et ses propres émotions.

Pourquoi il faut le (re)voir : La série créée par Gerard Lee et Jane Campion porte indiscutablement la marque de la réalisatrice, tant le récit de ses deux saisons paraît cristalliser plusieurs des thèmes qui ont porté jusqu'alors l'ensemble de sa filmographie, jusqu'à les amener à un point d'incandescence flirtant avec le surnaturel. Qu'il s'agisse d'émancipation, d'oppression et du rôle que le groupe assigne aux individus, chacun de ces motifs apparaît ici démultiplié. C'est tout particulièrement vrai dans la première saison, où l'enquêtrice Robin Griffin retrouve sa Nouvelle-Zélande natale pour y mener une investigation douloureuse dans un territoire reculé.

Un lac qu'on dit hanté, encerclé de montagnes. Une nature tout à tour aride et ouatée... dans ce décor surréaliste, s'affrontent deux communautés : un groupe de fans emmenées par un gourou aux intentions aussi radicales que floues, et celle des hommes, emmenée par un père endeuillé, dont la brutalité et la colère ne vont pas faire qu'affleurer. Les antagonismes et la violence des rapports sociaux sont ici si puissamment exacerbés que les qualités de Campion s'en retrouvent par moment transfigurées. Ses protagonistes se transforment en pures idées, concepts rebattus par une nature brutale, qui les dénude pour mieux dévoiler la violence de leurs sentiments.

 

Top of the Lake saison 2 : Photo Alice Englert, David DencikQuand Charlie Manson rencontre Sally

 

Tous ces êtres sont capturés à la perfection par une caméra qui leur donne toujours le temps d'exister, peuplant l'image à la manière de spectres, dont le passé trouble, ou les aspirations implacables ne peuvent que broyer les êtres. Le soin avec lequel Campion et Lee caractérisent leur héroïne n'en est que plus marquant, tant la performance habitée d'Elisabeth Moss permet de nous arrimer à cet univers dont la dureté exsude de la moindre image. Peut-être la création la plus désespérée et glaciale de son auteure.

On regrettera que la saison 2, qui aura connu quatre ans de gestation, en délocalisant son action de la Nouvelle-Zélande à Sidney, perde beaucoup de sa force initiale. Toujours traversée de puissants portraits de femmes, nimbée dans une atmosphère fantastique, volontiers spectrale, l'intrigue souffre d'une surabondance de lignes narratives. En résulte quantité de raccourcis, de facilités scénaristiques, qui entament cruellement l'atmosphère de cette histoire, et font passer les personnages du symbolique au caricatural.

 

the power of the dog

2021 - Durée 2h08 - Disponible sur Netflix

 

The Power of the Dog : Photo, Benedict Cumberbatch, Jesse PlemonsMonter sur ses grands chevaux

 

De quoi ça parle : Phil et George Burbank sont frères et à la tête d'un des plus gros ranchs du Montana, en 1925. Sauf que lorsque George, sensible et bienveillant, épouse Rose, une jeune veuve, le brillant, mais cruel Phil se met en tête d'anéantir cette nouvelle venue... notamment en s'en prenant à son fils timide et efféminé.

Pourquoi il faut le (re)voir : Après douze ans d'absence au cinéma et son passage sur le petit écran, Jane Campion fait donc son retour au 7e art avec The Power of the DogAdapté du roman éponyme de Thomas Savage et réalisé pour la plateforme Netflix, le long-métrage est une grande nouveauté pour la cinéaste puisqu'il ne met, pour une fois, pas une femme au centre de l'intrigue, mais bel et bien un homme.

Évidemment, le masculin a toujours été présent dans les oeuvres de la Néo-Zélandaise, entre amants sensuels, dominateurs abusifs ou un peu des deux dans le trop peu apprécié Holy Smoke qu'on évoquait plus haut. Sauf que pour son neuvième long-métrage, Jane Campion fait de l'homme le coeur de son intrigue et de ses questionnements. Après avoir analysé avec ardeur les âmes de ses héroïnes durant toute sa filmographie, elle se décide à enfouir sa caméra dans l'esprit tordu et torturé d'un anti-héros masculin : Phil.

 

The Power of the Dog : Photo, Benedict Cumberbatch, Kodi Smit-McPheeDevenir un "homme"

 

Car dans The Power of the Dog, il s'agit de raconter l'ambiguïté du personnage incarné par Benedict Cumberbatch, un cow-boy ténébreux, savant et impitoyable, qui dissimule derrière sa toxicité, une blessure, une faille identitaire (marotte chez Campion) l'empêchant de se montrer sous son vrai jour, sous peine d'être à contre-courant du patriarcat enraciné dont il s'est établi l'héritier, voire le missionnaire.

Cette fêlure paradoxale et passionnante, Jane Campion a la bonne idée de la filmer, et presque uniquement de la filmer. D'une certaine manière, l'implicité et la subtilité du récit seront probablement la raison de l'incompréhension d'un public trop habitué à un cinéma prémâché. Pourtant, c'est ce qui fait la grande force du long-métrage, décidé à ne jamais tomber dans la petite formule ou de donner la possibilité aux personnages de se dévoiler à travers des dialogues lourds de sens.

Au contraire, la metteuse en scène raconte tout à travers ses cadres majestueux, les gestuelles de ses protagonistes, leurs interactions silencieuses... quitte à laisser quelques mystères pour que chacun reconstruise ce puzzle lui-même.

 

The Power of the Dog : Photo, Kirsten DunstÉcraser pour mieux régner

 

C'est d'ailleurs avec malice que Jane Campion perpétue une pratique qui a largement traversé l'histoire du western : se plonger dans le genre, symbole d'un certain virilisme, pour mieux venir le déconstruire à travers un sous-texte homosexuel. Ainsi, alors qu'il avance masqué, le long-métrage vient pointer du doigt la dangerosité d'un masculinisme contraignant et autoritaire, tout en venant creuser les possibles secrets (et interdits) qu'il dissimule.

En résulte, un grand film d'une noirceur glaçante sur les violentes origines du mal (et du mâle) et de sa transmission tristement inexorable, entre orgueil démesuré et délicatesse inavouable.

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commentaires
Franken
10/03/2023 à 12:10

Cidjay, c’est typiquement le genre de gars qui a mal pris une réflexion ou une réponse qui lui a été faite et qui cherche tant qu’il peut sa ridicule petite vengeance.
Du haut niveau...

Gorgonzola
10/03/2023 à 00:22

@Cidjay

Mec tu commentes tous les jours, j'ai l'impression de te voir dans les commentaires d'un article sur deux. Et régulièrement pour tacler un article, un avis, ou dire que t'es pas d'accord et que donc y'a forcément un souci. Et tu réponds même pas systématiquement quand on te réponds. Si on t'empêchait de t'exprimer, ça se verrait

Cidjay
09/03/2023 à 22:04

J'vois que mon commentaire a été supprimé... merci, on reprend des vieux travers à ce que je vois...
Faites gaffe quand même avec les titres pµtaclic... hein ... vous êtes pas jeux vidéo .cµm.
Vous pouvez faire mieux.

Kelso
09/03/2023 à 14:36

Cinéaste majeure ou pas les trois films que j'ai vu m'ont fait bailler, à ne pas regarder quand on a sommeille. Pas pour moi ce style.

Eusebio
09/03/2023 à 11:20

En ce qui me concerne, je n'ai vu que La Leçon de Piano (Bright Star et The Power of the Dog sont dans ma to-see list) : je dois bien avouer que je ne me suis pas précipité pour voir les autres films réalisés par Campion.
La faute surtout à une bande originale de Nyman terriblement fade, sur un pauvre piano électronique, alors que la musique est le seul moyen d'expression de cette femme muette. Quand on voit le répertoire de plusieurs siècles pour le piano, riche de milliers de chefs d'œuvre, qui peuvent correspondre à toute une gamme subtile d'émotions, et qu'on choisit trois pauvres mélodies qui tournent en boucle... C'est pour moi une énorme faute de goût.

Loozap
08/03/2023 à 19:37

Ce sont des films atemporels qui se voient encore et encore sans s'en lasser

Francis Bacon
06/12/2021 à 20:59

@Kimfist
Vous avez une vision très caricaturale du cinéma d'auteur, qui est loin de se réduire au drame. C'est plutôt les mauvais mélo qui cherchent à extirper des larmes sur un fond violonisant.
Pour les plans longs OK, c'est souvent le cas ( même si ça dépend du style de l auteur) mais il faut bien en comprendre le postulat : un long plan bien composé et bien photographié est plus beau qu'une succession de plans fonctionnels sans saveur.
Ensuite il n'y a pas de bons film d'auteur, il y a juste des bons et des mauvais films que l'auteur en soit Campion ou M Bay.
Heureusement qu'il N'y a pas que les étudiants en ciné qui demandent un cinéma plus exigeant esthétiquement et dramaturgiquement, on ne peut pas tous être captivé devant un film Marvel par ex.
Pour en revenir à Campion par contre, je suis pas extrêmement fan, il y en a un ou deux que j'ai pas vu, je tenterais peut être mais bon il y a aussi l'intégrale de Ceylan sur arte tv hé hé hé

Francis Bacon
06/12/2021 à 20:40

@Kimfist
N'importe quoi, on sent que vous n'avez quune

Kimfist
05/12/2021 à 14:53

Avant propos : Je me marre déjà en pensant à tous les gosses qui vont regarder ce film en se disant ; chouette, un film de cow-boy avec Dr Strange et avec Mary Jane ^^

The Power of the dog c'est un bon film d'auteur de Campion, on sent qu'elle à tenté d’être un peu plus grand public qu'avec ces précédents films (certainement suite à son travail sur Top of The lake), c'est une bonne introduction au cinéma de genre/festival si vous voulez initier vos amis. Par contre on retrouve les mêmes défauts de tous ces films d'art et d’essai : scène de désespoir sur fond de violon, plan tiré en longueur, etc...)

A voir mais en sachant que c'est un film d'auteur qui s'adresse avant tout au festival et au étudiant de cinéma.

Guéguette
05/12/2021 à 10:54

Bright Star est dingue. Du grand cinéma qui ouvre des portes.

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