Jacques Tourneur : le maître de l'horreur (et pas que) en 8 films

La Rédaction | 5 décembre 2021
La Rédaction | 5 décembre 2021

La Féline, Vaudou, La Griffe du passé... Retour sur la carrière passionnante de Jacques Tourneur, grand cinéaste français un peu oublié. 

De la Dordogne à Hollywood, il n'y a qu'un pas de géant, que Jacques Tourneur a franchi. Né en France en 1904, il s'est envolé vers les États-Unis dans les années 30 pour rapidement rejoindre RKO Pictures, le grand studio qui a vu défiler George Cukor, John Ford, Howard Hawks, Orson Welles et Alfred Hitchcock. C'est là que Tourneur a marqué de son empreinte le cinéma - notamment le cinéma de genre.

Avec La Féline, Vaudou, L'Homme-léopard ou encore Rendez-vous avec la peur, il impose une approche inventive du suspense et du fantastique, avec une économie de moyen qui le place entre le pur film d'exploitation et le cinéma d'auteur. Et derrière les frissons, il y a le Jacques Tourneur qui s'est essayé au film de guerre, au polar, à la comédie, au film d'aventure et même au western.

Soit mille raisons de reparler de ce grand cinéaste un peu oublié, avec 8 films parfaits pour (re)découvrir son univers.

 

photoLe parchemin des grands cinéastes oubliés

 

La Féline (1942)

Dessinatrice de mode, Irina craint d’être la descendante d’une lignée monstrueuse, dont les femmes se transforment en panthère quand se déclare leur premier amour. Sa rencontre et son coup de foudre pour Oliver vont la confronter à sa véritable nature.  

 

photoUn peu voyante, cette déco

 

Quand il commence le tournage, Jacques Tourneur n’a alors jamais réalisé de film fantastique. Ça n’a l’air de rien, mais c’est une question fondamentale pour un metteur en scène qui se questionne, de la plus prosaïque des manières, sur comment amener un récit au spectateur, a fortiori à une époque où le surnaturel, le fantastique et/ou l’horreur sont bien loin de constituer ce qu’on qualifiera de cinéma “d’exploitation”. 

De son côté, le producteur Val Lewton n’est pas non plus un fin connaisseur des cauchemars pelliculés, mais il n’en demeure pas moins que c’est lui que la RKO a embauché pour diriger ses productions fantastiques. Un peu désarçonné, mais ravi par sa promotion, il n’a pas la plus petite idée de quels récits mettre en avant. Il faut dire que l’époque est encore relativement avare en la matière, ne jouissant que d’un bestiaire limité, et strictement issu des canons littéraires, avec Dracula comme quasi-unique figure de proue. 

 

photoUne des scènes les plus angoissantes de l'histoire du cinéma

 

Lewton contacte donc un certain Tourneur, avec lequel il avait sympathisé sur le tournage de A Tale of two cities, de Jack Conway. Le premier en était responsable de la production d’une scène de bataille, le second y était réalisateur de seconde équipe. Une rencontre qui fut l’occasion de sympathiser et qui lui vaut en 1942 d’appeler le jeune réalisateur à la rescousse. Le patron de la RKO lui a donné pour seule indication un titre potentiel, “Cat People”. 

Quelques réunions de travail, un peu de jus de méninge dépensé et un tournage au budget ridicule, réparti sur seulement 21 jours aboutiront au film que nous connaissons. Un chef-d’oeuvre qui prend tous les codes de l’époque à rebrousse-poil. Puisqu'il ne connaît pas la peur ou le fantastique, il expérimente au détour de la moindre image, afin d'obtenir un rendu inédit, et une véritable progression émotionnelle de l'effroi. Ce faisant, il défriche, plus que quasiment tous ses prédécesseurs, une grammaire de l'angoisse.

 

photoCatwoman n'a qu'à bien se tenir

 

80 ans après la sortie du film, certaines scènes demeurent d’une puissance inégalée, à l’image de la poursuite nocturne entre l’héroïne et un monstre, leçon de rythme et de jeu entre obscurité et lumière, que revisitera un certain James Wan tout le long de sa carrière. Des idées de mise en scène dont déborde l'ensemble, qui se paie en outre le luxe de totalement renouveler l'imaginaire du genre, inventant une mythologie, y accolant un personnage féminin fort, à mille lieues des clichés de l'époque, 

Vaudou (1943)

Une jeune infirmière est embauchée pour soigner la femme d’un riche cultivateur. Elle va découvrir que d’étranges rituels ont lieu sur l’île de Saint-Sébastien, qui menacent de détruire la famille du planteur Paul Holland.   

Depuis que Romero s’en est emparé pour en faire un cadavre anthropophage, le zombie est devenu le monstre le plus célèbre du cinéma, le plus usité également, jusqu’à faire presque oublier le sens premier du terme “zombie”, originellement très éloigné du mort-vivant qui plante goulûment ses dents dans le flanc de la pop culture. Et pourtant, le zombie originel n’a pas démérité au cinéma, puisque Jacques Tourneur lui aura offert de spectaculaires lettres de noblesse en 1943. 

 

Vaudou : photoUne moustache qui n'a pas de Price

 

Vaudou est sa deuxième collaboration avec le légendaire Val Lewton de la RKO, et sans doute la plus accomplie. Le cinéaste va réutiliser beaucoup des effets de styles présents dans La Féline, pour les emmener plus loin, et surtout, les insérer au cœur d’une intrigue particulièrement trouble et enlevée. Avec seulement 69 minutes au compteur, le réalisateur démarrera dans un flashback enneigé, pour nous propulser jusque dans la moiteur d’une plantation fantasmatique et de ses traditions aux lisières du fantastique. 

À la fois précis de là où était parvenu le genre à son époque et phénoménal terrain d’expérimentation, le film de Tourneur est capable de citer La Belle et la Bête pour le transcender, tout comme il annonce la putrescence d’un certain cinéma de genre, que citera abondamment Wes Craven dans L’Emprise des Ténèbres. Ce mélange est également une exploration maîtrisée de certains motifs du film noir, comme la duplicité, la manipulation, et le voile trompeur des apparences. 

 

Vaudou : photo, Frances DeeSacrée ordonnance

 

Composant des cadres redoutablement angoissants, le réalisateur a pour lui de collaborer avec J. Roy Hunt, directeur de la photo de génie, qui collaborera avec Kubrick, Polanski ou encore George Lucas. Cet architecte de notre mémoire collective livre ici ses travaux les plus puissants, intenses, et par endroits, terrifiants. Au sein d'une image souvent luxuriante, aux influences multiples, il génère un espace plastiquement puissant, dont le trouble est distillé un peu plus avant à chaque scène.

L'Homme léopard (1943)

Une petite ville mexicaine est frappée par une vague de meurtres alors qu'un léopard s'est fait la malle, et rôde désormais en liberté. Tous font logiquement le lien entre les deux évènements, tous sauf le publicitaire Jerry Manning, locataire de l'animal et persuadé que les crimes sont plutôt l'oeuvre d'un tueur bien humain...

Des trois films produits par Val Lewton pour la RKO, L'Homme léopard est probablement le moins célèbre. Certes, il n'a ni lancé un genre ni gagné sa place au panthéon de la série B d'épouvante, mais il n'est pas moins important que ses deux prédécesseurs. Peut-être reste-t-il dans l'ombre de ces chefs-d'oeuvre, car il ne se jette pas à corps perdu dans le fantastique, genre auquel on cantonne trop souvent l'auteur à cause du culte qui entoure La Féline, et ce en dépit de son titre.

 

L'Homme léopard : photoComme un léopard en cage

 

D'ailleurs, cette petite production (1h06 au compteur) révèle déjà la manière dont il s'émancipe de ce carcan. Sans jamais se consacrer entièrement au surnaturel, Tourneur flirte avec l'étrange, notamment lors de séquences de meurtre jouant habilement du décor et de la lumière pour abîmer ses personnages dans une ombre mystérieuse. Le réalisateur a toujours été un artiste du noir et blanc, mais ici, sa maîtrise se fait plus évidente encore. En bref, il démontre que, quel que soit son sujet ou le genre dans lequel il évolue, il fera toujours de la suggestion son cheval de bataille.

Entre le fantastique et le film noir, entre l'horreur et le polar, il entretient l'ambiguïté, convoquant des figures troubles, comme la diseuse de bonne aventure, et essaimant ses personnages dans des décors qui suscitent le doute, à l'instar de ce cimetière particulièrement inquiétant, sinistrement éclairé. Il s'immisce dans les sinuosités d'un univers déjà très calibré pour y faire naître une angoisse non seulement vicieuse, mais aussi profondément occidentale. Dans le contexte de commémoration du massacre des Indiens natifs, cette histoire de sauvagerie qu'on ne peut croire humaine résonne tout particulièrement...

 

L'Homme léopard : photoJeux d'ombres

 

S'il se débarrasse subtilement de la série B d'époque pour se fondre dans le système hollywoodien, il n'en oublie pas de revenir à ses thèmes de prédilection : la noirceur qui émane de la confrontation de deux cultures, suggérée subrepticement lors des premières minutes, lorsque les castagnettes tapent sur les nerfs d'une jeune vedette telle que l'industrie les adore. Une fois de plus, la résolution finale importe moins que les étranges péripéties

La Griffe du passé (1947)

Joe Stefanos arrive en ville pour avertir le pompiste Jeff Bailey qu'un caïd veut le rencontrer. Bailey cache un sombre passé : autrefois détective privé, il avait été engagé par ce caïd pour retrouver sa femme, qui lui avait tiré dessus, mais il a fini par s'enfuir avec elle, s'attirant les foudres du mari bafoué... et de son ancien partenaire.

Robert MitchumJane GreerRhonda FlemingKirk Douglas (dans un de ses tout premiers rôles au cinéma)... cette fois ça y est : Jacques Tourneur évolue dans la cour des grands, ou plutôt dans la cour des vedettes. Après avoir fait ses armes avec Val Lewton, le réalisateur continue avec la RKO et ses collaborateurs réguliers, comme le directeur de la photographie Nicholas Musuraca, son fidèle associé, qui a déjà éclairé quelques-uns de ses plus beaux films.

 

Jacques Tourneur : photo, Robert MitchumNoir, c'est noir

 

Fort d'une petite réputation bâtie avec ses séries B, il convainc les pontes de la firme de mettre la barre plus haut en termes de moyens de production. La griffe du passé bénéficie d'un budget largement supérieur (selon le New York State writers institute, mais on les croit), d'un casting prestigieux et d'une durée de plus de 1h30. Ça se voit : le cinéaste multiplie les grands décors complexes, les séquences, les personnages et se risque même à insérer un immense flashback dans son récit. Enfin, il rend surtout justice au scénario de Daniel Mainwaring, adapté de son propre roman.

En dépit de cette débauche de moyens et d'une mainmise plus visible du studio, il ne se laisse pas démonter. Finalement, il est bien forcé d'embrasser le genre autour duquel il a longtemps tourné, et de respecter les codes hollywoodiens. Qu'à cela ne tienne : quitte à se consacrer au film noir, il livre l'un des plus brillants exercices du style. Les ingrédients sont tous là (bourre-pifs, femmes fatales dangereuses, voix off patibulaire, impers et cigarettes), mais sublimés par sa caméra et un sens du contraste éjectant progressivement les évènements les plus sombres de la réalité.

 

Jacques Tourneur : photoChose rare dans un film de studio : des décors naturels

 

Forcément, avec un monstre tel que Mitchum, encore en train de forger sa légende, il trouve un comédien à la hauteur de son talent et de sa passion pour l'ambiguïté. Héros qui n'a peur "qu'une fois sur deux", Jeff navigue entre les vices (et les femmes, évidemment) clope au bec. Son air blasé orne à merveille les somptueux tableaux composés par Tourneur et Musuraca et achève de faire du film l'un des représentants les plus célèbres du genre. Gloire que ne touchera même pas du doigt le remake de 1984, avec Rachel Ward, James Wood et Jeff Bridges. Comme quoi, le casting ne fait pas tout non plus. 

Berlin Express (1948)

Dans le train Paris-Berlin, le Docteur Bernhart, chargé d’une commission visant la réunification de l’Allemagne, échappe à un attentat. Mais il se fait kidnapper lors d’une halte à Francfort. Les témoins qui étaient dans le même wagon doivent interrompre leur voyage pour répondre aux questions des enquêteurs et partir à la recherche de Bernhart.

 

Berlin Express : Photo Merle Oberon, Paul LukasUn Paris-Berlin qui va tout changer

 

Berlin Express est très loin d’être le meilleur film de Jacques Tourneur. En cause majeure, ses quatre personnages principaux (une Française, un Russe, un Américain et un Anglais) caractérisés comme des clichés des nations qu’ils représentent afin de faciliter la compréhension des points de vue sur l’enjeu de cette commission et du processus de paix. 

Un choix qui vient évidemment faire écho au caractère documentaire du long-métrage, accompagné d’une voix off présentant le contexte du récit et les lieux dans lesquels il se déroule. Résultat : l’histoire d’espionnage fictionnelle qui accompagne la peinture historique du récit est souvent maladroite, et son rythme très vacillant à cause de ce narrateur trop présent et à contre-courant.

 

 

Berlin Express : PhotoUne portée documentaire...

 

Pourtant, Berlin Express trouve également dans ce mélange des genres (documentaire et polar d’espionnage) toute sa singularité. Premier film tourné dans le Berlin en ruines de l’après Seconde Guerre mondiale, le long-métrage a marqué un tournant dans l’histoire du cinéma, se servant habilement des vestiges de Francfort et Berlin comme de décors réels (les reconstituer aurait coûté 65 milliards de dollars selon le producteur du film de l’époque, Bert Granet).

Ainsi, Berlin Express a une saveur particulière, puisqu’en rendant compte de l’impact de la Seconde Guerre mondiale sur la capitale allemande visuellement à travers ces ruines colossales, les spectateurs sont plongés dans un spectacle fantomatique qui semble irréel. Et ainsi, Jacques Tourneur transforme le réalisme de sa toile de fond en une imaginerie onirique, lui permettant de tirer une œuvre fictionnelle riche et savoureuse, malgré ses défauts.

 

Berlin Express : photo... qui cache un polar haletant

 

Car si le long-métrage ne dure que 1h27, il est un terrain de jeu fabuleux pour le cinéaste français. Berlin Express jouit d’une mise en scène savante pour un film réalisé en 1947, entre mouvements de caméra amples, travellings latéraux avant-gardistes et jeux d'ombres, de focales et de reflets remarquables. Le film, au milieu de la voix-off balourde du narrateur, parvient ainsi à insuffler une atmosphère mystérieuse et un dénouement haletant. Pour preuve, les deux actes en huis clos à bord du train forment les points d’orgue de cette œuvre hitchcockienne avant l’heure avec l’un des plans de meurtres les plus imaginatifs de l’histoire du cinéma.

Un jeu risqué (1955)

Le chasseur de bisons Wyatt Earp débarque dans la bourgade de Wichita au Kansas. Après avoir empêché un hold-up, le maire lui propose de devenir Shériff. Il refuse, jusqu'à ce qu'un enfant de la ville se prenne une balle lors d'une attaque de convoyeur.

 

Un Jeu risqué : photoEt une belle affiche

 

On associe rarement le nom de Tourneur aux westerns américains. Il en a pourtant réalisé plusieurs, dans la grande tradition de l'époque, à commencer par Stars in my Crown en 1950, déjà bien plus politique que la plupart des représentants du genre, puis Le gaucho, Le Juge Thorne fait sa loi et enfin Un Jeu risqué (aussi connu sous le titre Wichita), assez peu connu, et pourtant peut-être l'un de ses meilleurs films.

Le cinéaste étant - on l'a vu - un technicien aguerri, on serait tenté de le considérer comme un western classique, de ne louer que la qualité de ses décors, la prestance de son acteur principal, le sympathique Joel McCrea, et le flamboiement de son technicolor, étalé en CinémaScope. Toutefois, contre toute attente, le scénario de Daniel B. Ullman contrefait habilement la recette du film de cow-boy à l'américaine et désamorce quasi littéralement les excès de violence qui le caractérisent.

 

Un Jeu risqué : photoLa loi, c'est lui

 

Un Jeu risqué raconte les efforts d'un honnête homme pour enrayer la spirale mortifère de l'Ouest sauvage. Au début, il refuse d'endosser ce rôle, avant qu'un symbole d'innocence (un enfant) ne devienne une victime collatérale de la soif de sang des forces en présence, mais aussi de l'impossibilité pour les communautés locales de s'en relever ("Il n'y a pas de médecin à Wichita"). Wyatt Earp, contrairement à ses pairs, ne se bat pas contre des individus, mais contre un système réputé essentiel, au point de bannir les armes... dans une ville de western.

Certes, les westerns pacifiques existent (Winchester 73' est sorti à peine quelques années auparavant), mais rares sont ceux à prendre un parti aussi radical. En prônant l'interdiction des armes à feu pour apaiser tout un univers, ce héros qualifié de "fou" remet directement en cause les institutions américaines, encore aujourd'hui divisées sur cette question. D'où une seconde partie aux antipodes des canons du genre, où la menace s'avère plus administrative, culturelle, que physique.

 

Un Jeu risqué : photo, Joel McCrea, Vera MilesAvec une romance entre les deux mondes

 

 Il fallait bien le style de Tourneur pour concrétiser ce tour de force et forcer le CinémaScope à s'adapter à ce changement de paradigme. C'est mission accomplie, même si les vingt dernières minutes en reviennent succinctement à une action plus classique. Et finalement, cette histoire correspond bien aux thématiques du metteur en scène, qui a pu y voir un conflit entre deux mondes : celui de la violence et celui de la solidarité, en opposition frontale à la fin.

Rendez-vous avec la peur (1958) 

L'histoire d'un homme de science qui vient enquêter sur la mort d'un collègue, soi-disant liée à un culte satanique, avec l'intention de révéler que c'est une arnaque. Sauf qu'il comprend vite qu'il y a vraiment quelque chose d'étrange dans l'affaire...

 

photoLa belle promo old school

 

Pour une fois, le titre français est inspiré. Night of the Demon est devenu Rendez-vous avec la peur, soit une simple et parfaite promesse qui résume bien l'approche du genre par Jacques Tourneur. C'était là son dernier grand film d'angoisse, et c'est peut-être celui qui illustre le mieux sa foi en la magie du fantastique - et au fond, du cinéma.

Dans cette enquête au-delà du réel, il y a d'un côté l'homme cartésien, et de l'autre, le magicien. Le premier croit dur comme fer que le fantastique est factice, et le deuxième est capable de convoquer les monstres et provoquer des tempêtes. Difficile de ne pas voir dans ce Karswell un alter-ego du metteur en scène, qui tire les ficelles pour activer les rafales de vent et autres perturbateurs du normal.

Le chef du culte satanique prend l'assurance inébranlable de John Holden comme un défi, et va lui prouver qu'aucun esprit ne peut résister à l'appel de l'étrange. Et c'est précisément le pari des films d'horreur de Jacques Tourneur, grand cinéaste du hors-champ et de la suggestion, capable de transformer une simple ombre en promesse de folie. Est-ce alors un hasard si dans la maison de Karswell, un chat semble se transformer en panthère, en hommage à La Féline ?

 

Rendez-vous avec la peur : photoCet art de dessiner l'image par les ombres

 

Le cauchemar ne tient ainsi qu'à quelques fils (une brise dans la nuit, des feuilles qui frémissent), et repose finalement sur quelques mots et un bout de papier, capables de tuer. Là encore, le symbole est fort : Rendez-vous avec la peur est une déclaration d'amour à l'art de la narration, pure et simple. Karswell est moins un sorcier qu'un conteur, comme Tourneur. Et c'est d'autant plus beau que dans le film, il est finalement emporté et littéralement avalé par son histoire. Un peu comme si le réalisateur reconnaissait la puissance de l'art du cinéma, que lui-même n'oserait pas imaginer contrôler entièrement.

Logique alors de savoir que Jacques Tourneur ne souhaitait pas montrer le fameux Demon, mais que ses producteurs l'y ont contraint, quitte à briser le sortilège avec une conclusion très explicite - à laquelle Sam Raimi rendra brillamment hommage dans le fantastique Jusqu'en enfer.

Poursuites dans la nuit (1957)

James Vanning est un homme en fuite, poursuivi à la fois par deux gangsters et un enquêteur. Alors qu’il rencontre une jeune mannequin, il va tout faire pour prouver son innocence auprès des deux parties afin d’espérer rester vivant.

 

Poursuites dans la nuit : Photo Aldo RayUn jeu du chat et de la souris

 

À côté des inébranlables La Féline, Rendez vous avec la peur ou encore La Griffe du passéPoursuites dans la nuit (aka Nightfall dans sa version originale) a été un peu oublié des adeptes de Jacques Tourneur, voire totalement effacé des mémoires. Il faut dire que l’adaptation du roman éponyme de David Goodis (à qui on doit l’incroyable Les Passagers de la nuit adapté par Delmer Daves) a largement été catégorisée comme une petite série B et a donc été éclipsée au profit d’autres longs-métrages.

Pourtant, même si Poursuites dans la nuit repose sur un récit assez simple avec cette double poursuite-filature, le considérer comme mineur dans la carrière du cinéaste est une injustice à réparer. Car dès les premières secondes, Jacques Tourneur parvient à plonger les spectateurs dans l’ambiance sombre et mystérieuse de ce Los Angeles crépusculaire. Très rapidement, on est intrigué par James Vanning, personnage énigmatique incarné par l’impénétrable Aldo Ray, semblant décidé à se faire discret et visiblement suivi de près.

 

Poursuites dans la nuit : Photo Anne Bancroft, Aldo RayAnne Bancroft illumine aussi le film de son élégance

 

Ainsi, Jacques Tourneur déploie l’atmosphère à la fois charmante et ténébreuse de Poursuites dans la nuit, entre jeu de pistes et romance revigorante. Et là où Tourneur impressionne le plus, c’est d’ailleurs dans sa capacité à créer de grandes émotions, sensations, avec trois fois rien - un regard, une lumière, un son – venant relever l'attention des spectateurs, aux aguets du moindre danger, soubresaut.

Bien aidé par un montage d’une maîtrise stupéfiante, alternant flashbacks et présent, le film parvient alors à enrichir chacun de ses protagonistes en seulement quelques mots, quelques plans, pour faire de ce récit simple, un objet de tous les possibles. Si Poursuites dans la nuit répond évidemment aux codes du film noir, il en déjoue donc les habitudes et bifurque.

Quittant les rues sombres de LA pour les plaines du Wyoming lors du dernier tiers, le long-métrage est alors baigné de lumière dans des paysages enneigés la démultipliant, et bascule dans le quasi-western dans un affrontement final brutal et sanglant. Un retournement d’ambiance qui a incontestablement été une des grandes sources d’inspirations de nombreux réalisateurs : Alfred Hitchcock avec La Mort aux trousses entre autres, mais surtout les frères Coen et leur Fargo, dont la filiation est flagrante. Rien que pour ça, Poursuites dans la nuit mérite d'être redécouvert et toute l'oeuvre de Jacques Tourneur avec.

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commentaires
viande a vision
06/12/2021 à 22:15

On avait bien vu avec par exemple le ciné de Jean Renoir que le ciné francais était immense mais si ça q a mal tourné c'est un peu indirectement la faute des comédies de Bourvil et defunes ...Ils ont voulu tout miser sur la comédie ...on en bouffe encore d'ailleurs...Même s'il ya des sorties différentes,ce sont les tuches et autres bodins qui font des entrées...le buzz sinon...

Ray Peterson
05/12/2021 à 14:23

@ Geofrey Crété, merci pour cette précision!

Roger Thornhill
05/12/2021 à 12:55

Très content d'une telle mise en valeur pour un réalisateur aussi impressionnant que modeste.
Sa période chez Val Lewton fut extrêmement impressionnante (Vaudou et La Féline font parti des mes favoris) mais tout ce qui suit et précède est aussi intéressant. (Ces courts-métrages pour la MGM sont à voir !)

Peut être un petit bémol sur la liste, j'aurai peut être vu "La Flibustière des Antilles" de qui est un très grand film d'aventure et de pirate de surcroit. Ce qui montre que vraiment Tourneur a touché à tout, même aux films de cape et d'épée.

Geoffrey Crété - Rédaction
05/12/2021 à 12:16

@Ray Peterson

Oui, une forme de jumpscare nommée The Lewton Bus, construit sur l'utilisation brutale d'un son (celui du bus en l'occurrence), et que tout le monde réutilise depuis d'une manière ou d'une autre ;)

Ray Peterson
05/12/2021 à 12:09

Merciiiiii ! Superbe article qui rend hommage à ce réalisateur fabuleux aux multiples chef d'oeuvres.

A noter, il me semble, qu'avec Cat People il est le 1er à avoir inventer la formule du "Jump Scare"
avec la scène du bus qu' Aronofsky, ce petit coquin, repompera sans honte dans The Fountain.
Quant à Night of the Demon, la séquence de la main sur la rambarde d'escalier est une pure leçon de mise en scène!
Enfin, Robert Mitchum est LE mec qui allait en travers des embrouilles à cette période ! Out of the Past, mais aussi et surtout pour moi Angel Face de Preminger.

Tourneur un génie.