Darkman : le super-héros dark qui a mené au Spider-Man de Sam Raimi

Geoffrey Crété | 1 avril 2021 - MAJ : 04/05/2022 10:41
Geoffrey Crété | 1 avril 2021 - MAJ : 04/05/2022 10:41

Liam Neeson est Darkman pour Sam Raimi dans Darkman, le film de 1990, qui est né d'une envie de filmer Batman ou The Shadow.

Bien avant de très largement participer à la renaissance du genre avec Spider-Man en 2002 et ses suites, bien avant d'être choisi pour mener Doctor Strange in the Multiverse of Madness, Sam Raimi tâtait du super-héros dans Darkman en 1990.

Avec Liam Neeson en haut de l'affiche, et Frances McDormand à ses côtés, Darkman a été un film majeur pour le réalisateur d'Evil Dead et Un plan simple, et une entrée remarquée dans la grosse industrie des studios.

Retour sur ce film de super-héros dark... avant la grande mode des super-héros dark.

 

photoArriver incognito à Hollywood

 

EVIL DEAL

Rembobinons. À la fin des années 80, Sam Raimi est encore loin des montagnes de fric hollywoodien, des gros studios et du grand public. Le sale gosse a émergé avec trois bouts de ficelles sanglantes et une bande de potes fidèles pour créer Evil Dead, tout petit budget qui attire l'attention et rencontre un succès inespéré en 1981. Cette histoire de bouquin des enfers tournera en arrière-plan dans sa première partie de carrière.

Car avant d'entrer dans la danse mortelle hollywoodienne avec Mort ou vif, Intuitions et bien sûr Spider-Man, le réalisateur s'approche pas à pas du feu destructeur : entre le premier Evil Dead et L'Armée des ténèbres, il réalise Mort sur le grill et Darkman, deux premières incursions douloureuses dans l'arène des studios, dont il va tirer d'importantes leçons.

Co-écrit avec les frères Coen, amis de Sam Raimi au point que Joel avait donné un coup de main sur le montage d'Evil Dead, Mort sur le grill est une sale expérience. La collaboration avec la boîte de production indépendante Embassy Pictures, a priori idéale puisqu'attachée à une certaine idée du cinéma (Godzilla, King of the Monsters!, Fog, Scanners, New-York 1997), sera un enfer : choix des acteurs, budget qui grimpe, coupes demandées, présence accrue sur le tournage, compositeur changé de force, montage sous contrôle... Tout le monde en ressort rincé, blasé, d'autant que le film est un flop en salles.

 

photoRéunion de prod

 

Après avoir repris une bouffée d'air et de boyaux du côté d'Evil Dead 2, qui a en grande partie été lancé pour se remettre du désastre Mort sur le grill, Sam Raimi écoute une petite voix qui lui susurre le mot super-héros depuis des années. Fan de comics, il a essayé de mettre la main sur les droits de Batman et The Shadow, en vain. Entre le Chevalier noir qui est dans l'ère Tim Burton, avec Batman, le défi qui arrive en 1992, et Universal qui n'est pas très intéressée par la vision de Raimi sur The Shadow, il désespère.

Dans un article anniversaire de The Hollywood Reporter, le producteur de Darkman, Robert Tapert, se souvient : "Darkman a été le fruit d'un vrai amour pour Sam Raimi. Il a vraiment essayé de faire un film sur The Shadow, mais ça s'est révélé impossible, car à l'époque, ça devait être fait avec Robert Zemeckis. Donc Sam a dit, 'Je vais créer mon propre super-héros et prendre des aspects d'autres super-héros et les incorporer dans le personnage de Darkman'".

Avec en tête Elephant Man et les Universal Monsters comme la Momie, le Bossu de Notre-Dame ou le Fantôme de l'opéra, il imagine ainsi Darkman. L'idée originale d'un homme qui peut changer de visage glisse progressivement vers celle d'un homme qui a perdu son visage et doit emprunter ceux des autres. Raimi veut revenir à la belle intention des monstres comme Frankenstein et le Fantôme de l'opéra, où le héros est aussi effrayant que touchant, et dont la noblesse se perd dans le monstrueux. L'histoire d'amour devient alors centrale.

Universal lui a refusé The Shadow (qui se fera finalement avec Russell Mulcahy en 1994, et sera un bide), mais cette idée les intrigue. En 1987, le studio valide enfin Darkman, avec un budget d'environ 10 millions. Après trois ans de développement, d'espoir, de doute, Sam Raimi a envie son propre super-héros sur les rails.

 

photo, Liam NeesonJusque là, tout va bien

 

L'ARMÉE DES OMBRES

Sam Raimi a signé un pacte avec un potentiel diable nommé Universal, et le jeu est désormais sérieux. Le choix des acteurs avait été une bataille pour Mort sur le grill, et le réalisateur a retenu la leçon. Il rêve sans surprise de Bruce Campbell dans le premier rôle, mais le studio veut naturellement un visage connu derrière les bandelettes de Darkman.

Après avoir évoqué Bill Pullman, c'est Liam Neeson qui est choisi. Pour lui donner la réplique, Julia Roberts est en tête de liste, et elle passe des essais particulièrement émouvants : elle et Neeson venaient de se séparer dans la vie, et l'émotion allait bien au-delà du scénario. L'actrice décide donc de refuser le rôle. Le choix se termine sur Kelly Lynch et Frances McDormand, et l'actrice de Fargo a un sérieux avantage : c'est une proche de Sam Raimi, puisqu'en couple avec Joel Coen, et ils vivent tous ensemble à Los Angeles.

 

photoLa Belle et la belle bête

 

En parallèle, le processus d'écriture se complique. Sam Raimi met sur le coup son frère Ivan Raimi pour notamment soigner l'aspect scientifique, et Chuck Pfarrer, qui vient de travailler sur Navy Seals : Les Meilleurs. Universal apporte sa touche avec les frères Daniel et Joshua Goldin, qui ajoutent des personnages, de l'action, et des dialogues.

À ce stade, le projet va dans plusieurs directions, et doit être recentré. Universal veille au grain, d'autant que le potentiel de franchise saute aux yeux de tout le monde. Pour Sam Raimi, Darkman est avant tout l'histoire d'un homme bon et honnête, qui est consumé par la haine pour ses ennemis, avant de n'en avoir que pour lui-même, jusqu'à finalement accepter de quitter le monde des vivants. Une bonne dizaine de version est proposée avant que le studio ne valide pour de bon Darkman.

Une étape exténuante et pas forcément constructive, selon Robert Tapert : "Le scénario était constamment réécrit. Au final, je ne suis pas sûr qu'il soit devenu meilleur. Il y a juste la marque de plus de personnes. Les frères Coen ne sont pas crédités, mais ils ont joué un rôle instrumental, très tôt, pour trouver la structure. L'idée est sortie de la tête de Sam, et Joel et Ethan l'ont accompagnée. Chuck Pfarrer était le meilleur pour écrire les méchants."

 

Photo 2 DarkmanNouveau scénariste saluant son prédécesseur

 

MAD DARKMAN

Le tournage est tendu pour à peu près tout le monde. Liam Neeson passe des heures aux maquillages, pour l'apparence complexe du héros, et prépare en plus un rôle de boxeur dans The Big Man, qu'il tourne dans la foulée. Frances McDormand s'accroche souvent avec Sam Raimi à propos du personnage de Julie, dans le cadre d'un film aux dimensions nouvelles pour elle :

"Je pense que parler de différends créatifs en fait quelque chose de plus grandiose pour vous que pour nous. J'ai eu du mal à travailler d'une manière pour laquelle je n'avais pas été préparée. J'ai une formation de théâtre. J'avais du mal avec l'aspect technique d'un film. Donc c'était un ajustement pour moi, pour trouver ma place dans le monde technique de la fabrication d'un film de Sam. Il y avait des moments où il pensait qu'on pouvait être écrasés et se relever aussitôt comme dans un cartoon. Ça m'a beaucoup agacée, mais j'ai aussi beaucoup appris."

Le réalisateur doit également jouer le jeu d'Universal. Le studio ne veut pas que Darkman ressemble à un Evil Dead, et lui demande de changer de directeur de la photographie. Bill Pope sera choisi : "C'était la manière de penser des studios à l'époque : ne jamais donner à un nouveau réalisateur ce avec quoi il est confortable, pour le contrôler. Sam a demandé à Barry Sonnenfeld, qui m'a recommandé. Même si je n'avais jamais tourné de long-métrage avant ça, et que j'ai d'abord décliné l'offre, Sam m'a engagé quand même". Une rencontre importante puisque Bill Pope fera Evil Dead 3, Spider-Man 2 et Spider-Man 3 avec Raimi, au milieu de petits films comme la trilogie Matrix et Scott Pilgrim.

 

photoLa Création de Darkman, par Sam Raimi

 

Malgré ce cadre de studio, Darkman porte l'empreinte de Sam Raimi. L'ambiance est directement influencée par les films d'horreur Universal des années 30, et la mise en scène va dans ce sens. Les cadrages tordus, les visages déformés, les effets de surimpressions et autres parenthèses grotesques et visuellement baroques, donnent une dimension purement comics et ludique au film.

Lorsque le Darkman en Peyton se réveille à la fête foraine, c'est un festival : la caméra bascule, des éclairs embrasent l'écran, le décor s'écroule pour laisser place à des flammes tandis que le héros se transforme, tords les doigts du vendeur, avant que l'image ne balaye et mélange les cris des trois personnages.

 

photoTout ça pour une peluche rose

 

La musique de Danny Elfman renforce la fantaisie du film, et le compositeur (notamment de Batman...) n'a pas hésité une seule seconde avant d'accepter : "Après Evil Dead, Sam était sur ma liste de, 'S'il appelle, dis oui direct'. Son bureau a appelé pour Darkman, pour me dire, 'Il aimerait vous rencontrer, mais il tourne. Pouvez-vous aller sur le plateau ?'. C'était une scène de nuit chez Universal avec de la pluie. Il s'est présenté rapidement, m'a dit qu'il aimait mon travail, puis a dit, 'Donnons-lui quelque chose à faire !'. Ils m'ont donné un imperméable, un sceau, et m'ont dit que lorsque Liam allait arriver, je devais lui jeter de l'eau au visage, pour quand une voiture allait passer et l'éclabousser." Là encore, ce sera le début d'une grande collaboration puisque Danny Elfman signera les BO d'Un plan simple, les deux premiers Spider-Man, Le Monde fantastique d’Oz, et un thème d'Evil Dead 3.

Les récits de tournage ressemblent eux aussi à une bande-dessinée, comme lorsque l'acteur Colin Friels, interprète du méchant Strack Jr., est tombé dans l'énorme décor de trois étages où a lieu le climax. Il s'est brisé le fémur, a été à l'hôpital, pris une dose d'antidouleur, et était de retour l'après-midi pour finir la scène. Bill Pope explique que les conditions de sécurité n'étaient clairement pas là, mais visiblement, personne ne s'en souciait réellement.

 

photoQuand les assurances appellent Universal

 

LES VRAIS UNIVERSAL MONSTERS

Mais le pire est à venir. Comme sur Mort sur le grill, Sam Raimi perd vite le contrôle lors de la post-production. Le montage vire rapidement au chaos : le premier monteur David Stiven se révèle incapable de gérer le film et s'en va après quelques semaines, et Universal le remplace par Bud S. Smith tout en mettant Raimi de côté. En parallèle, de premières images et versions sont montrées à des spectateurs, dans les habituelles histoires de preview et projections tests, et les scores sont moyens, voire catastrophiques.

Le studio se débarrasse du réalisateur et son producteur pendant trois semaines, durant lesquelles le nouveau monteur reprend entièrement le film. Tapert raconte : "On est rentrés, et il était passé de deux heures à 85 minutes. On a testé cette version et le score n'était pas aussi bien que la version longue, qui était celle de Sam. Je crois qu'on a fait quatre ou cinq projections tests, et à chaque fois le score était plus bas, et on était de plus en plus déprimés." Universal commence à paniquer face à l'éventualité d'un désastre, et l'équipe s'excite. Danny Elfman menace de retirer son nom du générique pour soutenir Sam Raimi.

 

photoPhase de (dé)montage pour Darkman

 

Pour Tapert, cette interminable étape de tests et scores a été la pire chose possible : "Soyons honnêtes, Darkman n'allait jamais bien marcher à ce niveau, le public n'était pas habitué à ce genre de film. (...) Ça ne me dérange pas de le dire, et Sam sera probablement triste, mais le studio a dit, 'On ne peut rien faire pour sauver ce film. Faisons avec ce montage.'. Ils ont donc validé le film un vendredi à 17h. On était incroyablement découragés et abattus. Et le monteur actuel de Sam, Bob Murawski, qui était alors assistant, nous a dit, 'Il y a un bien meilleur film que celui qui a été validé'.

Donc, on a pris la décision de remonter le film. On a en gros passé 48h à remonter tout le film, restaurer des choses qui nous semblaient importantes. On a remis 9 minutes, des choses qu'on aimait vraiment et que le public des projections tests n'avait pas aimées, mais c'était fait pour. On a validé ça, sans le dire à personne."

Évidemment, quand Universal découvre le pot aux roses, c'est stupeurs et hurlements. Tapert continue : "Ils ont vu le film après le mixage, il y a eu un tollé, mais ils ne pouvaient plus rien faire. Les négatifs étaient prêts. Les projections pour la presse avaient lieu 48h après. Bob Murawski et moi étions vraiment responsables de cette tromperie. Sam n'aurait probablement pas fait ça. Ce n'est pas ce genre de mec. Mais moi, oui."

 

photo, Frances McDormandAllégorie de la post-production de Darkman

 

LE DESTIN DE DARKMAN

Néanmoins, ce chaos débouche sur un petit succès. Avec un budget qui a grimpé jusqu'à environ 15 millions, Darkman en encaisse près de 50 au box-office, dont une bonne trentaine côté domestique. Tout le monde s'accorde à dire qu'Universal est responsable de ce carton inattendu, grâce à une bonne campagne promo, qui a joué la carte du mystère avec des affiches questionnant l'identité de cet étrange Darkman. Pour Sam Raimi, pour Robert Tapart, pour les pontes du studio, Darkman n'aurait jamais démarré si fort sans cette énigme qui a intrigué le public.

Darkman aura une longue vie en vidéo, et donnera deux suites en DTV : Darkman II, Le Retour de Durant en 1995, et Darkman III, Meurt Darkman meurt en 1996. Sam Raimi sera crédité comme producteur exécutif, et ce sera à peu près le seul lien artistique avec l'équipe du premier film.

Mais au-delà de cette expérience douloureuse, Darkman a servi de répétition à Sam Raimi pour l'homme-araignée. Il y filmait déjà les motifs incontournables du genre (le doux héros qui cache son identité et flirte avec sa facette sombre, la romance contrariée), les séquences qu'il remettra en scène par la suite (la demoiselle en détresse, attachée par le vilain et lâchée dans le vide lors du climax), et les éclats d'étrangeté et violence qu'il aime tant. Sans oublier Bruce Campbell, qu'il a réussi à caser dans la dernière scène, pour une image marquante. Et s'il y a du Darkman dans Spider-Man lui-même, il y en a encore plus dans le docteur Octopus du deuxième volet, certainement le meilleur de la trilogie.

 

PhotoComme un air de déjà vu

 

Le film est plein de défauts, en premier lieu dans sa structure trop carrée, ses personnages peu développés, et une écriture qui est globalement trop scolaire. Mais impossible de ne pas voir et saluer les efforts réguliers de Sam Raimi, pour imprimer un peu de folie au film. Il suffit d'un bad guy dont la jambe de bois se révèle être un flingue, d'un fondu où Frances McDormand passe des lieux du drame au cimetière, ou d'une apparition du visage brûlé du héros, pour sentir la patte du cinéaste.

Et lorsque Peyton fait le choix de tuer le méchant du film, au lieu de se racheter comme tout bon héros hollywoodien, Darkman trouve une raison d'être encore plus évidente. Derrière le masque (du héros, du film de studio), il y a un auteur, et il commençait à être en pleine possession de ses moyens.

 

Tout savoir sur Darkman

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commentaires
zetagundam
01/04/2021 à 20:56

Revu récemment et j'avoue avoir eu du mal à finir de regarder le film tant le côté hystérique de celui-ci m'a rendu le visionnage pénible

alulu
01/04/2021 à 17:36

Pas fan des Spiderman de Sam Raimi mais j'aime bien ce film et son coté "It's alive".

Cépafo
01/04/2021 à 16:12

Très très grand film. L'un des meilleurs de Raimi.

Un Liam Neeson imperial. Et le dernier plan avec notre Ash. Juste grandiose.

Le jeu sur Nes en revanche était un foutage de bouche. Je sais c'est pas le sujet. Mais fallait en parler.

benj
01/04/2021 à 15:52

Oh mon dieu, je ne connaissais pas du tout ce film. Je me ferais un plaisir de regarder ça ce week-end sur Netflix !!!

Pat Rick
15/09/2020 à 15:53

Excellent film.