Insomnia : thriller somnambule oubliable ou grand film oublié de Christopher Nolan ?

Mathieu Jaborska | 12 juillet 2020 - MAJ : 03/01/2023 14:46
Mathieu Jaborska | 12 juillet 2020 - MAJ : 03/01/2023 14:46

Avant la renommée hollywoodienne, les BatmanInterstellar et TenetChristopher Nolan s'était frotté à un thriller au casting prestigieux. Sorti entre le choc narratif Memento et le spectaculaire Batman BeginsInsomnia est parfois vu comme le vilain petit canard de sa carrière. Moins ambitieux en surface et seul vrai remake d'une filmographie adulée, il ne paye pas de mine face à ses mastodontes récents. Pourtant, la rencontre dépressive entre Al Pacino (qui joue pour une fois le gentil) et Robin Williams (qui joue pour une fois le méchant) tient toujours ses promesses.

 

photo, Al Pacino, Robin WilliamsLa loi, c'est moi

 

LA NORVÈGE PORTE CONSEIL

Au commencement, il y avait la Norvège. En 1997, un polar bien nordique dans tous les sens du terme débarque et prend tout le monde de court. Le premier long-métrage de Erik Skjoldbjaerg parvient, malgré sa noirceur apparente, à se frayer un chemin à l’internationale grâce au bouche-à-oreille. Déjà appelé par les sirènes hollywoodiennes, l’immense Stellan Skarsgård y tient le rôle principal, ce qui contribue forcément à la renommée de la chose.

Il est complexe de vraiment remonter la chaine de production du remake, tant piquer les bons scénarios européens était un sport national américain à l’époque. Pour certains, ça viendrait de Steven Soderbergh, qui aurait découvert le film et aurait alors cherché à en produire une nouvelle version. C’est donc lui qui aurait engagé Nolan, dans le creux de la vague après son essai remarqué Memento.

 

photo, Stellan SkarsgårdStellan can't get no sleep

 

Mais le réalisateur a expliqué s’être montré intéressé avant ça et avoir attendu la sortie de son deuxième long-métrage pour revenir vers Warner. La légende dit d’ailleurs qu’il n’était pas le seul metteur en scène pressenti et que Jonathan Demme aurait pu s’y frotter. Néanmoins, Nolan avait pour lui de vraiment s’intéresser au projet et d’avoir démarché plusieurs fois la firme afin de s’en occuper.

À l’écriture, pour adapter à nouveau le script glacial de Skjoldbjærg et Nikolaj Frobenius, on trouve Hillary Seitz, ayant juste à son actif une comédie intitulée Early Bird Special. Il s’agit du seul film de la filmographie de Nolan où il ne figure pas dans les crédits de scénariste, même si le réalisateur de Following est de son aveu repassé sur la version finale.

Une belle bande de jeunes premiers donc, qui se retrouve à adapter un polar d’une noirceur brute en lui rajoutant 30 minutes et en adoucissant très légèrement les thèmes les plus sombres abordés. Le tout est produit par un duo de stars en la personne de Steven Soderbergh et George Clooney, désireux de laisser s’exprimer la nouvelle génération sur la base d’une intrigue ayant fait ses preuves. Attention, la suite de cet article va spoiler sévère.

 

photo, Al Pacino, Paul Dooley, Hilary SwankNolan et les producteurs lisant le scénario

 

HYPERSOMNIE

Effectivement, difficile de faire plus intrigant que cette histoire de meurtre en apparence simple, où la quête habituelle de ce genre de productions est détournée au profit d’une introspection personnelle du héros. L’intrigue bouleverse ainsi une règle de scénariste simple qui voudrait ne jamais montrer plus de quelques journées sans nuit afin de ne pas perturber la perception temporelle de l'oeuvre.

L'objectif : composer un film noir où le noir en question est remplacé par un blanc qui sape le sommeil des personnages et transmet son trouble au spectateur. La séquence du deuxième meurtre, véritable tournant parvenant très tôt dans le récit, démultiplie les enjeux et crée un double jeu d’enquête qui met le public dans la fameuse position confortable de celui qui sait tout, et qui peut se permettre de juger à peu près tout le casting.

 

photo, Stellan Skarsgård, Sverre Anker OusdalSe planquer avant de se planter

 

Dans la version norvégienne, cependant, la façon dont évolue la perception qu’on se fait de l’inspecteur vient bousculer ce confort du point de vue, pour nous mettre face à nos propres limites morales, problématique complexe que la version américaine ne fera qu’effleurer, la faute à un lissage permanent du protagoniste.

La manière dont Jonas se caractérise, bien aidée par le jeu tout en renfrognements de Skarsgård, en fait progressivement un homme au sens moral douteux, là ou Will Dormer est fait trouble de façon bien moins subtile, un défaut régulier dans la filmographie du cinéaste. Preuve en est : la scène de la voiture, extrêmement dérangeante dans l’original, à peine mentionnée dans le remake et sauvée par une mise en danger très artificielle. On pourrait même s’interroger sur la pertinence du contre-pied choisi, puisque la jeune amie de la victime se met dans ce cas elle-même à draguer le policier censé l’interroger.

 

photoUn personnage bien plus intéressant

 

Niveau mise en scène, rebelote. Bien moins âpre que son modèle, Insomnia gonfle tout, à commencer par son format, puisqu’il passe directement en CinémaScope, ratio certes très adapté au public américain, mais un peu moins efficace quand il s’agit d’enfoncer un personnage principal dans ses tourments intérieurs. Heureusement que Nolan sait accompagner cette mise à jour en théorie très opportuniste d'une proposition esthétique : les décors, tout autres, prennent une importance nouvelle et justifiée. Loin de chez eux, les flics mandatés se perdent petit à petit dans cette ville lumineuse.

Forcément, le trouble éblouissant qui s’imprime sur la pellicule de Skjoldbjærg est traité différemment chez Nolan. Moins crispante, son insomnie se traduit par des détails montrés directement, souvent des inserts figurant les pertes d’attention. Moins subtil, oui, mais toujours pertinent. Les insomniaques dans la salle n’ont pu s’empêcher de compatir avec la souffrance de Dormer lorsqu'il fixe machinalement ses essuie-glaces, par exemple.

 

photo, Al PacinoDes envies de dodo

 

UN CASTING DE RÊVE

Faut-il donc revoir ce remake ou plutôt se précipiter sur l’original ? Si un visionnage du film norvégien (sur Shadowz par exemple, où il est disponible) est très recommandé, il faut reconnaitre les qualités indéniables du long-métrage du futur réalisateur du Prestige. Premièrement, et c’est une des principales raisons de sa popularité, le casting pèse dans la balance. Bien sûr, c’est le duel entre le monstre Al Pacino et Robin Williams qui motive toute la promotion, et qui orne même l’affiche alors que le second n’apparait qu’après (quasiment) une heure de film.

Pacino était à l’époque au sommet de sa gloire depuis 1995 et Heat. Rien qu’en 1997, année de sortie de l’original, il enchaine Donnie Brasco et L'Associé du diable, coup d’envoi majestueux de sa deuxième partie de carrière. Forcément, il est peut-être la figure hollywoodienne la plus apte à rentrer dans les bottes de Stellan Skarsgård, c’est-à-dire à feindre la narcolepsie non assumée tout en réprimant ses problèmes. Une vraie performance, et un jalon non négligeable dans sa filmographie. Des rumeurs suggèrent que le rôle aurait pu être tenu par Harrison Ford. Avec tout le respect qu’on a pour Han Solo, il aurait été difficile pour lui d’atteindre ce niveau d’excellence.

 

photo, Al Pacino, Robin WilliamsDuel au sommet

 

En face, il y a le choix de casting en théorie le plus osé, s’inscrivant en fait dans une longue tradition de comédiens comiques s’essayant au rôle de salaud. Pour Williams, c’est tout de même un sacré défi, tant l’acteur incarnait suite à Good Morning Vietnam ou Madame Doubtfire la gentillesse incarnée. Après les fresques A.I. : Intelligence artificielle (auquel il prête sa voix) et L'Homme bicentenaire, l’acteur s’encanaille donc avec ce rôle, mais aussi le Photo obsession de Mark Romanek, sorti à peine trois mois après aux États-Unis

Cette fois-ci, le génie réside plus dans le choix de casting que dans son jeu en lui-même. Normal, mais pas trop, dérangé, mais pas trop, le faciès mi-confiant mi-paniqué du comédien sied parfaitement au rôle, pour une confrontation inédite qui donne un relief impressionnant au personnage campé par son estimé collègue.

Et il ne faut pas oublier Hilary Swank, dans un de ses derniers grands rôles avant d’entamer une pente descendante. Complètement remanié pour gagner en profondeur et devenir la clé de résolution des conflits, le protagoniste exige une évolution palpable, évolution difficile à incarner puisqu’elle reste globalement en retrait. Encore une fois, le pari est réussi. Quoi qu’on en dise, Nolan reste un directeur d’acteur très efficace, déjà très à l’aise si tôt dans sa carrière avec des comédiens d’un certain calibre.

 

photo, Hilary Swank, Al PacinoElle a fait une blague, Hilary

 

SOMMEIL RÉPARATEUR

Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle revoir Insomnia est un plaisir. Car si cette nouvelle moulure de l’histoire atténue un peu la noirceur floue de son modèle, elle ajoute également des éléments passionnants, à commencer par la sous-intrigue de l’enquête interne, très juste, car elle justifie la délocalisation de l’intrigue. Dans l’original, le flic était confronté à sa nationalité étant Suédois débarqué en Norvège. Dans le remake, il est confronté à sa propre hiérarchie, ce qui justifie son envoi dans un coin aussi reculé, du moins pour un citadin tel que lui.

Non seulement cela permet de renouveler les enjeux, autrement plus graves (la réplique que sert le coéquipier avant de mourir est encore plus glaçante), et de les cristalliser autour de la notion de culpabilité, quitte à transformer directement les personnages, sans cesse confrontés à la malhonnêteté de Dormer.

C’est également l’occasion pour Nolan de faire une petite démonstration de savoir-faire, bien qu’il soit engagé sur une œuvre de commande, avec quelques séquences mémorables telles que la poursuite sur les rondins, et surtout de savourer une tout autre fin, peut-être moins nihiliste que celle du long-métrage original, mais bien plus poétique.

 

photoUne vraie maitrise du cadre

 

Alors que tout le film se vit comme une longue insomnie de plus en plus branlante, celui qui porte étrangement bien son nom voit sa propre mort comme l’occasion d’enfin trouver le sommeil, au niveau physique et psychologique. Un destin violent, mais paisible pour celui qui est considéré au début du récit comme un héros, et par la même une réflexion pertinente sur la définition de l’homme bon, ou du « bon flic », pour citer Pacino. Les plus malins feront des liens avec les problématiques des deux derniers opus de sa trilogie Dark Knight

Car si Memento avait attiré l’attention, Insomnia est définitivement un tremplin pour le cinéaste, qui a su prouver en deux productions (sans compter l’expérimental Following) qu’il savait concilier une approche auteuriste et satisfaire les commerciaux. Le petit succès du film (113,7 millions de dollars dans le monde pour un budget estimé à 46 millions) et une reconnaissance critique certaine seront son sésame pour s’emparer du reboot de Batman et par la même se faire connaitre du très grand public, avec le résultat qu’on connait.

 

Affiche

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commentaires
Oleander
13/07/2020 à 12:59

Du bon polar, moins subtil et nihiliste que le film d'origine, en raison du budget sûrement et d'un choix d'adaptation voulu, mais du bon polar, bien fait, bien joué.

Deux observations :

L'excellente bo
Maura Tierney dans un petit rôle mais intervenant dans un moment crucial.

La pente descendante de Hillary Swank à partir de ce film... 2 ans après elle gagnait l'oscar avec Million dollar baby. C'est à partir de ce film qu'elle a décliné.

sylvinception
13/07/2020 à 11:36

"Elle a fait une blague, Hilary"... z'êtes c*ns!! (lol)

Sinon Mathieu c'est pas nouvelle "moulure" qu'on dit, mais "mouture".
De rien.

Kyle Reese
12/07/2020 à 20:17

Un thriller classique mais classieux avec un cast 5 étoiles.
La photo y est excellente et l’on ressent bien l’inconfort de Pacino.
Cette photo limite fatigue les yeux.
Pacino en quête de redemption est incroyable. Williams est étonnant dans un rôle inédit assez malsain.
Swank est touchante.
Un très bon polars un très bon Nolan qui après Memeto était dans ma ligne de mire des nouveaux réal à suivre.
Très hâte pour Tenet.

Gregdevil
12/07/2020 à 20:09

Film génial, la relation entre le "héros" et le "bad guy" est sacrément bien fichu. Nolan une manière de sublimer ses histoires.

De Passage
12/07/2020 à 18:35

C'est étonnant je trouve les personnes qui ont trouvé le film ennuyeux et soporifique. Serait-ce dû au fait que j'adore l'endroit où le film est tourné et l'ambiance qui en ressort alors que pour quelqu'un qui n'aime pas ce genre de lieu n'y trouve pas son compte?

op
12/07/2020 à 18:25

Mx

Complètement d'accord avec toi insomnia est le film le plus humain de Christopher Nolan et le fait que ce soit le seul film de sa carrière que ce dernier n'ait pas écrit n'y est sans doute pas étranger.

Sanchez
12/07/2020 à 17:45

Thriller plat et ennuyeux, malgré les bonnes idées de scénario

Moijedis
12/07/2020 à 14:24

Comme son l’indique , un film soporifique .
Je sais pas si c’est fait exprès , mais ce film j’ai essayé de le voir 2 fois et 2 fois je me suis endormi .

jorgio6924
12/07/2020 à 14:02

Ce film m'a fait découvrir Christopher Nolan et je n'ai pas cessé de l'apprécier depuis.
Vous ne citez pas la scène (qui peut paraître anecdotique) entre Al Pacino et Maura Tierney, un troisième couteau, qui contre toute attente, ramènera Will Dormer dans le droit chemin: une scène absolument magnifique à mes yeux portée par une musique superbe et un jeu d'acteur simple, précis et très touchant.
Chaque personnage même le dernier de la liste est important.

C'est le seul reproche que je ferai à Nolan actuellement. Les films exécutés simplement comme Insomnia manquent un peu dans sa filmographie.

Mx
12/07/2020 à 13:11

Pas vu l'original, mais un film classieux, aux décors majestueux, à la photo envoutante, au cast bien choisit (l'un des derniers vrais films de pacino, dans mon souvenir, williams excellent en contre-emploi, swank sobre et pugnace), et une vraie ambiance de torpeur lourde se dégage du film, et colle parfaitement au sujet choisit.

Par ailleurs, le film est bien plus "humain" que la plupart des autres films de ce réal trop souvent porté au nues.