Critique : Picture me

Manon Provost | 19 octobre 2010
Manon Provost | 19 octobre 2010
Où finit le rêve, où commence l'illusion d'une vie rêvée ? Les unes derrière les autres, montées sur des échasses, les jeunes filles font claquer leurs talons de 12 cm sur les podiums au blanc immaculé et synthétique. Un bras vissé sur la hanche, l'autre ballant, les tops défilent de Paris à Milan comme de jolis soldats de cire. La féminité est devenue une poupée muette anonyme, au teint blafard et à la joue creuse, dont le corps disparaît au profit d'un vêtement sur-mesure, pensé par les diktats implacables de la mode. Transformées en cintre humain, on finit par oublier que ces jeunes filles sont toutes faites de chair et de sang, et non de papier glacé. Picture me s'acharne à nous le rappeler.

Repérée au détour d'une rue new-yorkaise à tout juste 14 ans et tirée de l'adolescence pour embarquer dans un avion qui la conduit vers son premier défilé, Sara Ziff pense avoir décroché le gros lot. Elle a le sourire aux lèvres et l'œil qui brille. Mais après cinq années en mode jet flag, le réveil est douloureux et la réalité plus sombre que prévue. Amaigrie, épuisée et au bord de la crise de nerfs, Sara n'est plus que l'ombre d'elle-même. A la fois sujet et témoin de sa propre vie, grâce à sa petite caméra qu'elle se refuse à mettre en veille, elle devient investigatrice, porte-parole et dénonciatrice des méandres apocalyptiques de la fashion life.

Avec innocence mais témérité, Sara Ziff s'improvise réalisatrice. Plutôt que d'inscrire sur papier ses joies, ses peines et ses désillusions, elle préfère inlassablement filmer. Une façon de se rassurer, de disposer d'un témoin oculaire dans un monde impitoyable, où les coups bas sont de mise et les vices nombreux. Anorexie, abus sexuels, drogue, culte de la maigreur, Picture me nous renvoie au visage l'illusion d'un rêve éveillé, devenu cauchemardesque. Et si les sujets abordés ne sont certes pas nouveaux, la façon frontale de les énoncer et de les traiter donne sens au documentaire, qui prend alors toute sa légitimité. Car ce n'est pas seulement d'elle qu'il est question, mais aussi de toutes les autres. La parole est donnée à celles qui d'ordinaire suivent au pas le fameux « sois belle et tais-toi ». A travers des témoignages pris dans le cadre froid et impersonnel d'une chambre d'hôtel, chaque mannequin dispose d'une caméra dont elle peut se servir à tout moment. Seule face à l'objectif (pour une fois), chacune est libre de ses gestes et de ses paroles, et peut se livrer, enfin. Il y a alors des silences, des sourires, des visages. Picture me n'est plus seulement vecteur d'une réalité trop longtemps dissimulée, il est aussi l'activateur d'une renaissance pour toutes ces filles trompées et tronquées. Anciennement corps, elles sont à nouveau des électrons libres reprenant vie sous l'œil de l'appareil qui les a pourtant tant de fois abîmées. Des témoignages poignants mais non misérabilistes, qui donnent au film toute son ampleur et lui insufflent une dimension sociologique involontaire.  

Touchant, Picture me est surtout marquant par l'acuité de Sara Ziff d'avoir qui a su, à un moment donné, passer de sujet à témoin pour faire exister et raisonner la libre parole de  toutes celles restées trop longtemps des images muettes.

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