Critique : White material
Comment est-il possible qu'une cinéaste soit capable d'enchaîner année après année des films aussi différents tout en laissant toujours l'impression d'avoir vécu en immersion dans chaque univers pendant un bon quart de siècle ? C'est le miracle Claire Denis, toujours étonnant, sans cesse renouvelé, qu'on pourrait trouver prévisible à force d'être toujours brillant, mais qui ne cesse de nous laisser là, pantelants, dévastés par la puissance évocatrice d'un plan, la crudité d'un autre, l'absolue chaleur d'un troisième. Et ainsi de suite pendant une centaine de minutes semblant complètement libres mais ne laissant finalement pas grand chose au hasard, si ce n'est un certain abandon à cette nature si imprévisible et meurtrière. White material se démarque du reste de la filmographie de la metteuse en scène par la dureté absolue de son propos, sa rare absence de foi en une âme humaine si souvent magnifiée par le passé - notamment dans le récent 35 rhums.
Denis
avait déjà montré l'âme humaine sous un jour noir et peu reluisant,
mais c'était toujours par le biais du film de genre - Trouble every day - ou dans l'étude
distanciée d'un rapport de force - qui n'a pas vu Beau travail doit immédiatement
quitter ces lieux et aller prendre une leçon de grand cinéma. Ici, c'est
un naturalisme teinté de réalisme qui caractérise cette oeuvre pleine
et engagée, qui plonge comme son héroïne dans une douleur d'autant plus
forte qu'elle est véhiculée par une passion sans bornes pour des êtres
humains - proches ou simples employés - et pour une terre jadis riche en
ressources mais désormais source de problèmes. Fidèle à son image de
femme forte, austère, obstinée jusqu'au dégoût, Isabelle Huppert va plus
loin que jamais dans l'exploration de sa propre noirceur. Seule à ne
pas baisser les bras face à l'avalanche de dangers qui guettent
désormais une région d'Afrique gangrénée par la rebellion, elle se place
toute seule dans une spirale renforcée par l'abandon progressif des
siens. Face à cette folie qui ne dit pas son nom, Christophe Lambert
incarne le semblant de raison qui peut encore permettre de sauver ce qui
est sauvable. Une lutte acharnée entre les deux personnages pourrait
s'amorcer ; elle se fera plutôt dans une apparente douceur contrastant
avec la terrifiante hystérie qui sévit au dehors.
Débutant
magnifiquement mais de façon presque contemplative, White material finit par s'engager
sans hésiter dans les esprits tourmentés de ses héros et dans la sordide
réalité de cette Afrique où règnent les enfants-soldats et la loi du
plus fort. Le point de non-retour est atteint depuis bien longtemps, ce
que ne fait que confirmer cette mise en scène froide et implacable qui
fait des personnages des lemmings qui ne se suivent que pour mieux
plonger ensemble dans un précipice de désespoir. Rarement la folie aura
été décrite de façon aussi crédible : contenue chez le personnage
d'Huppert, elle transparaît au contraire dans les yeux et sur le corps
du fils joué par Nicolas Duvauchelle, intense et grandiose, qui choisit
une façon bien personnelle de résister aux pressions et aux dépressions.
35 rhums pouvait émouvoir par
le positivisme pas niais dont il arrivait à faire preuve, y compris dans
sa description de moments difficiles. White
material est quasiment son négatif, ne l'égalant que par
l'intensité absolue de l'animalité destructrice décrite par la très
grande cinéaste de la dépossession qu'est Claire Denis.
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