Critique : Eastern plays
Le personnage principal d'Eastern plays se nomme Sofia, ville lumière dont Kamen Kalev filme le réveil et l'endormissement comme s'il s'agissait de la plus belle femme du monde, procurant au spectateur le même frisson d'ivresse. Le Bulgare met environ 5 plans et 30 secondes à nous mettre dans sa poche, créant une émotion sidérante à partir d'une poignée de bâtiments plus ou moins délabrés et de paysages abimés mais dignes. La ville est l'éblouissant théâtre des errances d'Itso, jeune artiste un peu toxico sur les bords, qui travaille le bois comme personne mais peine à trouver quelle direction donner à sa vie et comment renouer avec sa famille. Kalev dresse une stupéfiante chronique d'une jeunesse bulgare embrumée, qui peine à se déterminer socialement et politiquement.
Mais, loin des
habituels états des lieux alarmistes sur nos-jeunes-comme-ils-vont-mal,
le cinéaste parvient à créer un film absolument éclairant, et ce à plus
d'un titre. Il y a d'abord cette façon assez virtuose de profiter de
chaque rayon de soleil pour composer une série de plans uniques et
perçants, symboles de la mentalité de cet Itso qui semble toujours
s'être réveillé deux minutes plus tôt et vit donc dans une aurore
permanente. Et il y a aussi cette envie de faire rebondir les
personnages, qu'ils soient coupables ou victimes des pires atrocités.
Ainsi, le personnage du jeune frère d'Itso, membre depuis peu d'un
groupe néo-nazi, participe sous les yeux de son frère à une agression
contre une famille turque. La force du réalisateur est de condamner
fermement cet acte tout en offrant une vraie chance de pardon au
personnage. Mais sans lui proposer pour autant une rédemption
pré-mâchée.
Si les personnages d'Eastern
plays sont uniformément séduisants, c'est en fait parce qu'il
n'en sont pas. Ces êtres-là évoluent dans un tel esprit de liberté
qu'ils ne peuvent décemment pas avoir été créés pour une fiction. Et
pourtant le film n'a aucune vertu documentaire : c'est simplement
l'oeuvre la plus naturaliste qu'il ait été donné de voir depuis des
lustres. Si bien que quand Itso se rend chez son psy et qu'il se livre à
lui sans retenue, on assiste à une confession qui bouleverse non
seulement parce qu'elle manie brillamment une certaine poésie du réel,
mais aussi - et peut-être surtout - parce que Kalev nous plonge dans un
degré d'intimité rarement atteint. Le fait que l'incroyable interprète
d'Itso, le nommé Christo Christov, soit décédé avant même la fin du
tournage, ne fait que renforcer le bouleversement total qui est le
nôtre. Très grand film.
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