Critique : Luis Buñuel - Belle de jour + Tristana + La voie lactée

Erwan Desbois | 22 décembre 2005
Erwan Desbois | 22 décembre 2005

Tant dans les thèmes abordés que dans le ton employé, Belle de Jour est indéniablement l'œuvre la plus emblématique de la filmographie de Luis Buñuel – ainsi que celle qui lui offrit sa plus fameuse récompense, le Lion d'Or du Festival de Venise en 1968. Pourtant, à l'image d'autres de ses films les plus célèbres comme Le journal d'une femme de chambre, Belle de Jour n'est pas tiré d'un scénario original mais inspiré d'un roman (de Joseph Kessel). Toutefois, la manière dont Buñuel s'est approprié ce matériau et l'a intégré à son propre univers métamorphose un médiocre roman de gare pseudo-érotique. Il en a en effet tiré une fascinante plongée dans la psyché féminine, selon un processus d'adaptation raconté avec de nombreux détails et anecdotes par Jean-Claude Carrière dans le documentaire Histoire d'un film qui accompagne Belle de Jour (et dont l'on reparle dans la section Interactivité).


Belle de Jour est à l'image de son héroïne : un réceptacle à la fois austère et troublant de la folie et des perversions des hommes. Séverine, bourgeoise prude mariée à un brillant médecin, est aussi vertueuse et sage comme une image à l'extérieur – le film laisse entendre qu'elle s'est mariée vierge, et elle ne fait preuve d'aucun débordement, même infime, dans son attitude – que bouillonnante en son for intérieur de fantasmes d'humiliation et de soumission violente inavouables et inassouvis. À l'image du viol sado-masochiste présenté en ouverture du film, séquence sauvage à laquelle rien n'a préparé le spectateur, celui-ci se voit en effet placé sans fioritures devant la dualité extrême de Séverine. Attitude qu'elle assouvira en devenant pensionnaire d'une maison close sous le pseudonyme de Belle de Jour.


Très intelligemment, Buñuel ne se contente pas d'une simple histoire sur le dévergondage de la bourgeoisie, mais fait de la maison close où travaille Belle de Jour un laboratoire d'observation des rapports de force entre hommes et femmes. Les premiers ont pour eux l'argent et la force brute ; les secondes leurs charmes. Quant au réalisateur, funambule en équilibre entre comédie (les clients plus cocasses les uns que les autres) et drame (le mépris insultant avec lequel est traitée la femme de chambre de la maison de passe, priée à chaque fois de débarrasser le plancher au plus vite car elle n'est absolument pas séduisante et n'a donc rien à offrir), il dresse un portrait clinique des codes implicites qui régissent la société jusque dans l'intimité du désir et de la séduction.


Une figure se détache irrésistiblement de cette galerie de cobayes et tente de s'affranchir de ces règles : Séverine / Belle de Jour. Sa timidité initiale s'estompe peu à peu pour en faire la perle de la maison close, grâce à l'association entre sa classe naturelle et sa docilité absolue. L'absence de tabous autant que de remords du personnage, qui apprécie à une égale mesure les deux facettes de son existence, se traduit visuellement par ses vêtements à la double signification : grands manteaux noirs en cuir, robes fermées près du corps et sous-vêtements blancs semblent ainsi tout à fait chastes ou extraordinairement sensuels selon le contexte dans lequel ils sont portés. Ce rôle complexe et impénétrable (le récit est émaillé de scènes dérangeantes de son enfance dont on ne sait s'il s'agit de fantasmes ou de souvenirs réels) est, aux côtés de celle qu'elle réalise dans Répulsion de Polanski, l'une des performances les plus mémorables de Catherine Deneuve, qui souffle le chaud – brûlant – et le froid – glacial – avec un naturel extrêmement troublant.


Mais les deux mondes bien distincts du fantasme et de la réalité ne peuvent rester indéfiniment étrangers l'un à l'autre. Après quelques avertissements prenant la forme de chocs violents mais ponctuels (un ami qui se révèle être aussi un client, par exemple), c'est par un personnage infernal (au sens propre du terme) que viendra le clash final. Les penchants surréalistes de Buñuel donnent un piquant tout particulier à ce dernier acte, puisque l'homme en question est démoniaque au sens propre : habillé de noir, repoussant car défiguré et violent, et en même temps emprunt d'une grande classe, séducteur et irrésistiblement attirant. Belle de Jour verse alors dans l'allégorique et débouche sur un épilogue brillant, dans lequel un nouveau film débute et s'achève. Au cours de ces quelques minutes, la collision entre l'inconscient et le réel donne naissance à une fusion incertaine des deux univers, laissant à chacun le soin d'y mettre ou d'en tirer ce qu'il souhaite.


Belle de Jour : 10/10

Après Belle de Jour, Buñuel réalisé deux longs-métrages moins connus qui complètent ce coffret : La voie lactée (1969) et Tristana (1970). Ce dernier voit les retrouvailles du réalisateur et de Catherine Deneuve, pour un rôle aux antipodes du précédent – une jeune fille innocente issue d'une famille modeste, recueillie à la mort de sa mère par Don Lope, un noble désargenté et vieux garçon qui devient son tuteur. Puis un peu plus car, ainsi qu'il est décrit par sa bonne, Don Lope « a un cœur d'or, mais s'il y a un jupon dans les parages les feux de l'enfer brûlent dans son regard ».


Plus que Tristana, c'est Lope le personnage principal de ce film très autobiographique. Buñuel tourne en effet pour la première fois dans sa ville fétiche, Tolède, dont les ruelles pavées sont tellement reconnaissables entre mille qu'elles font de la cité espagnole un personnage à part entière. Et surtout, Lope est le double du metteur en scène : vieux, massif, bourru, droit dans ses bottes, anti-clérical à l'extrême et passionné par les belles femmes et les plaisirs de la chair. Comme il l'est dit dans le très bon documentaire Rites qui accompagne le film, Buñuel se sert de Lope pour exprimer ses craintes concernant la vieillesse qui le guette – à savoir que l'affaiblissement physique entraîne un insupportable affaiblissement moral. Cet amoindrissement est au cœur de Tristana, via les destins à la fois contraires et parallèles de Lope et de Tristana.


Le scénario est en effet divisé en deux parties, reliées entre elles par une ellipse tellement brutale qu'elle rend malheureusement toute la construction du film artificielle. Dans la première partie, Lope et Tristana combattent à armes égales (il profite de sa candeur pour faire d'elle son amante non consentante, elle réplique en le trompant en secret avec un homme plus jeune) derrière une unité de façade qui se fissure peu à peu jusqu'à la séparation. Mais dans la dernière demi-heure, Tristana revient aux côtés de Lope en raison d'une tumeur à la jambe qui conduira à une amputation. La vieillesse de l'un et le handicap de l'autre transforment les deux héros en l'ombre d'eux-mêmes, et fait de leur affrontement une horrible pantomime. Tristana devient en effet une hyène impitoyable, qui éreinte jusqu'au dernier souffle Lope dont le laisser-aller quant à ses convictions passées est de plus en plus patent. Grâce à une maîtrise totale de la direction d'acteurs – Catherine Deneuve et Fernando Rey rendent la métamorphose de leurs rôles aussi crédible qu'effrayante – et de la mise en scène (mouvements d'appareil et montage traquent les personnages, leurs secrets et leurs craintes avec une acuité redoutable), Buñuel rend ce duel mémorable. Plus que la trame artificielle et l'a priori peu captivant que l'on peut avoir vis-à-vis du propos, ce sont les visages des deux interprètes et quelques scènes-clés que l'on garde en tête : le dépucelage derrière une porte close de Tristana, la découverte de son handicap, et le montage final d'une extraordinaire cruauté – jusqu'au bout, Buñuel n'aura fait preuve d'aucune compassion ou apitoiement envers ses deux personnages.


Tristana : 08/10

Rendre passionnant un sujet en apparence rébarbatif, voilà également ce que Buñuel réalise dans La voie lactée. Il s'agit en effet sans doute du film le plus théologien de l'histoire du cinéma – argument aussi ambitieux que peu vendeur. Athée convaincu, le cinéaste espagnol n'en était pas moins fasciné par la religion catholique, ses beautés et ses contradictions réparties sur vingt siècles d'histoire. Ce sont ces deux mille ans qu'il a cherché à embrasser ici à l'aide de son co-scénariste Jean-Claude Carrière, à sa manière bien sûr : avec humour et surréalisme, et en même temps un grand sérieux.


Le pèlerinage de deux sans-abri plus ou moins croyants (interprétés par Paul Frankeur et Laurent Terzieff) jusqu'à Saint-Jacques de Compostelle sert de prétexte au récit. Sur leur route, ils vont croiser des représentants de tous les dogmes, dont les apparitions sont régies par une seule règle : l'absence de règle. Figures historiques du passé et anonymes contemporains se croisent, flash-backs, monologues intérieurs et récits face caméra sont tour à tour employés par la narration. Buñuel se sépare de tous les artifices de la fiction, y compris les plus communs – but à atteindre, cohérence du récit –, pour se concentrer uniquement sur son sujet. La qualité d'écriture des personnages et le sens de la transmission implicite des idées (via les mécanismes surréalistes qui s'adaptent parfaitement au cinéma) du réalisateur rendent La voie lactée digeste, mais celle-ci reste imparfaite. Le style Buñuel touche en effet ses limites lorsqu'il se confronte ainsi à des faits bruts de l'histoire : pour ceux-ci, la seule force évocatrice de l'œuvre ne suffit pas à occulter la frustration de savoir que l'on n'a pas toutes les cartes en main sur les croyances étudiées. Il faut dès lors faire un véritable effort pour passer outre ce déficit d'informations, qui rend délicate l'adhésion aux scènes les plus pointues du film, telle cette messe pagano-chrétienne célébré dans un mélange d'italien et de latin non sous-titré… avec, caméo inouï, Jean-Claude Carrière dans le rôle de l'évêque !


Ce défaut ne frappe cependant qu'un nombre minime de saynètes, les autres brillant par leur humour absurde (la rencontre avec un abbé échappé d'un asile de fous… mais qui se révèle être un vrai abbé !) ou mordant – l'usage du mot hérétique, emprunté par presque tous les « intervenants ». Le message de tolérance de Buñuel, pour la liberté de croire et contre l'extrémisme et l'étroitesse d'esprit, prend peu à peu forme, en particulier lorsque le metteur en scène traite du mythe de la Vierge Marie, pour lequel on ressent de sa part une vraie tendresse. Quel dommage que Buñuel ne soit pas parvenu à concilier excellence et accessibilité du propos (mais le challenge était plus ardu que d'habitude), car La voie lactée reste réservée aux érudits et aux curieux. Toutefois, l'acquisition de ce coffret est l'occasion rêvée d'intégrer la deuxième catégorie !


La voie lactée : 07/10

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