Critique : Coffret 3 DVD Robert Flaherty

Nicolas Thys | 27 février 2007
Nicolas Thys | 27 février 2007

Nanouk, l'esquimau (Note : 10/10)
L'Homme d'Aran (Note : 10/10)
Louisiana story (Note : 9/10)
The Land (Note : 7/10)

Robert Flaherty est essentiellement connu des cinéphiles du monde entier pour un film : Nanouk, l'esquimau, considéré à juste titre comme l'un des plus importants documentaires et qui fût à l'époque un succès phénoménal au box-office. Après une édition de Nanouk par Arte vidéo, ce sont les éditions Montparnasse qui reprennent le flambeau dans leur très belle collection consacrée au cinéma documentaire. Outre Nanouk, dans la version de l'IFS (International film seminar) association qui s'occupe de la restauration des films de Flaherty et de tout ce qui le concerne depuis sa mort, l'éditeur a eu la bonne idée d'adjoindre deux autres très grands films : L'Homme d'Aran et Lousiana Story, ainsi qu'un film plus rare : The Land.

Si Flaherty a eu une carrière des plus admirables à l'origine rien ne le prédispose à devenir le cinéaste qu'il est devenu. Né en 1884, il est avant tout explorateur, cartographe et géologue et officie dans le grand Nord canadien. En 1916, fasciné par les Inuits et après avoir vécu plusieurs années à leurs côtés lors d'expéditions, il décide de dévoiler leur mode de vie au monde entier en les filmant mais ce premier essai, qui finit brûlé, ne lui semble pas concluant. Il repart en 1919 avec une idée simple : pour passionner les spectateurs il va montrer les Inuits dans leur quotidien mais il va également pénétrer ce quotidien, devenant un membre de la petite tribu. Ce faisant, il va faire de Nanouk un véritable personnage et construire autour de lui une histoire tout en le laissant évoluer librement dans son milieu naturel mais en recherchant un effet de progression dramatique typique du film de fiction, ce qui captivera davantage le public qu'un simple reportage.

Et alors que certains ont pu crier au mensonge devant ces images, Flaherty va énoncer une idée qu'il transforme en méthode de travail et qu'il n'aura de cesse de défendre tout au long de sa carrière : il est parfois nécessaire de mentir et de travestir la réalité pour atteindre ou se rapprocher de la vérité ou plutôt d'une vérité. Pour les besoins du film il construira par exemple un igloo proportionnel aux dimensions de la caméra et non aux besoins réels de la famille, et mettra en scène ce qu'il va observer chaque jour pour que le spectateur se rapproche de Nanouk, s'identifie plus facilement et comprennent le rapport particulier qu'entretiennent les esquimaux et le monde qui les entoure, le bonheur qu'ils ressentent alors qu'ils vivent dans des conditions aussi extrêmes et que peu d'entre nous supporterait. Il ne s'agit pas tant de montrer la vie telle qu'elle est que telle qu'elle est ressentie et de faire sortir le spectateur de son ethnocentrisme primaire pour lui montrer que la vie et ses moments de joie, de peine et de lutte peuvent prendre des formes différentes de celles que nous connaissons et vivons. Et à ce moment là quelle importance que la pêche soit à moitié truquée ? Que l'ethnographe laisse la place à une nouvelle vision, à un style documentaire avec un point de vue ? Sa caméra devient le plus bel outil de révélation du réel et du monde.

Une douzaine d'années après Nanouk, l'esquimau Flaherty radicalise encore son procédé lors du tournage de l'Homme d'Aran. L'histoire de ces pêcheurs irlandais, pauvres et solitaires est une nouvelle fois propice à interroger l'homme et son rapport à la nature face aux conditions extrêmes de celles-ci. Ce film, à voir sur grand écran au moins une fois dans sa vie pour en apprécier toute la dimension sublime, va être tourné et monté au jour le jour et donner lieu aux plus beaux plans de mer déchaînée sans trucage hollywoodien du cinéma jusqu'au film d'animation d'Alexander Petrov, Le Vieil homme et la mer. Cette confrontation directe avec les éléments et cette lutte avec des forces incontrôlables et imprévisibles (une tempête peut advenir d'un moment à l'autre et réduire à néant une expédition) vont insuffler au film une énergie et une dimension poétique et métaphysique rarement atteinte dans un film de fiction traditionnel et dont, semble t-il, seul un documentaire peut rendre compte.

Comme pour chaque film Flaherty se rend sur les lieux et se rapproche de ces gens démunis de tout mais bien plus vivant que n'importe qui. Ce qui l'intéresse c'est cette vie primitive qui parait lointaine, venue d'un ailleurs indéfinissable et qui est pourtant bien réelle. Il va mettre une nouvelle fois en scène certains éléments comme la chasse au requin : cette méthode avait presque disparue à l'époque et il a demandé aux pêcheurs de la reproduire pour les besoins du film. Il ne triche pas : il montre ce qui fût et non ce qui est avec une habileté déconcertante et un plaisir malin. Flaherty est un cinéaste naturaliste, qui cherche à fuir la civilisation et surtout Hollywood et le processus de travail à la chaîne. Il se fait capteur des forces de l'homme et de son adaptation au monde qui l'entoure, et nul autre que lui n'est parvenu à réaliser aussi magistralement cette symbiose.

Louisiana story et The Land quand à eux restent dans le même ordre d'esprit que les deux films précédemment évoqués, montrer une tentative de fusion avec la nature, mais ils s'en éloignent en abordant l'opposé : l'arrivée des machines et la tentative de contrôle de la nature par l'homme contemporain. The Land, une commande du ministère de l'agriculture en est l'exemple le plus défaitiste. Construit chronologiquement, il part d'un état naturel du monde où tout serait idyllique, où la main de l'agriculteur serait le meilleur outil, à un point ou l'arrivée de la moissonneuse et de l'arsenal machinique remplacerait l'homme, provoquerait un chômage et une crise socio-économique grandissante et monstrueuse le tout au détriment d'une sorte de perfection humaine. Et même si le film n'en reste pas moins intéressant et bien meilleur que ce qu'on peut voir aujourd'hui traité sur le même thème Flaherty en fait cette fois un peu trop en évitant toutefois d'entrer dans le type de théorie paranoïaque qui professe des cataclysmes à tout va.

   

Louisiana story, film commandé par une compagnie pétrolière va tenter de réconcilier quelque peu cette dichotomie des deux mondes de l'industrie et de la nature en montrant que tout n'est ni tout blanc ni tout noir. Ce film est une nouvelle entrée dans un monde où la nature est partout présente, dans un univers qu'on pourrait presque qualifier de rousseauiste mais un élément imprévu surgit. Cette fois un adolescent cajun est le héros de cette histoire qui se déroule dans les marais de Louisiane, le bayou. Flaherty le suit dans ses péripéties avec la flore et la faune du coin, peuplée de ratons laveurs et d'alligators mais un beau jour une compagnie pétrolière installe un derrick qui devient l'attraction principale de la vie du garçon. L'opposition franche entre nature et industrie qui se profile est cependant moins nette que dans The Land car les uns et les autres témoignent un respect et une curiosité mutuels. Les ouvriers invitent l'enfant dans le derrick et ne polluent qu'à coup de fumée blanche.

Néanmoins une critique légère et inoffensive s'immisce opposant la croyance primitive au progrès technique et le savoir faire naturel de l'autochtone à la pêche à l'incompétence de ceux qui ne font que passer. L'enfant s'émerveille encore de tout alors que les manoeuvres semblent blasés : il ne cherche jamais à contrôler la nature mais vie avec elle, la découvre et cherche à en connaître chaque recoin alors que les autres ne sont là que pour en tirer profit. La nature se rebellera contre les seconds et c'est le sel qui finit par chasser les mauvais esprits sous les railleries des adultes. Flaherty se fait une nouvelle fois documentariste à la limite de la fiction mais parvient à adopter une attitude critique mais non pessimiste, ce qui fait une nouvelle fois la force et la beauté de ce film qui émerveillera tout un chacun.

Les films de Flaherty tirent leur force et leur génie de l'invention d'un geste cinématographique nouveau : celui du récit documentaire et de la prise de conscience qu'un film ne peut être neutre de toute pensée ou opinion. Il offre la sienne à qui l'acceptera et afin de l'entraîner dans des petits bijoux de poésie naturaliste des plus dépaysants et exotiques que seul un Terrence Malick égalera dans le registre de la fiction. C'est aussi ce qui fait du réalisateur de Nanouk l'un père du documentaire et l'un des précurseurs de la veine du cinéma-direct de Leacock (chef opérateur sur plusieurs de ses films dont Louisiana story) à Pennebaker ou Depardon.

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