Critique : Alfred Hitchcock : Les premières oeuvres (1927 - 1929)

Erwan Desbois | 20 juin 2005
Erwan Desbois | 20 juin 2005

Deux mélodrames (Le masque cuir – The ring et The manxman) et deux comédies (À l'américaine – Champagne et Laquelle des trois ? – The farmers'wife), voilà ce que nous propose StudioCanal dans ce premier coffret consacré aux œuvres de jeunesse d'Alfred Hitchcock et centré plus précisément sur ses films muets. On est donc bien loin du domaine de prédilection du réalisateur anglais (le suspense), pour une simple raison : Hitchcock n'avait pas encore gagné sa liberté créatrice à l'époque, et était tributaire des sujets imposés par la British International Pictures, le studio qui l'employait. L'exception à cette règle est The ring, qui s'avère être également le meilleur des quatre films. Les trois autres sont plus des exercices au sens premier du terme, dans lesquels Hitchcock tente de répondre la question « comment raconter cette histoire via les moyens propres au cinéma ? ».

Le masque de cuir – The ring

Le masque de cuir appartient à un genre qui a en permanence inspiré les réalisateurs (jusqu'au récent Million dollar baby de Clint Eastwood), le film de boxe. Le scénario proposé par Hitchcock à la British International Pictures conte la rivalité entre deux boxeurs amoureux de la même femme, Mabel : Jack, un amateur qui se produit dans des foires sous le surnom de « One Round Jack » car il bat tous ses adversaires en une reprise, et Bob, un professionnel champion du monde. Lorsque le second, de passage à la foire, bat le premier, il lui fait perdre non seulement son travail mais aussi son amie, séduite par le charisme et la célébrité de Bob. Jaloux, Jack se met en tête de devenir un meilleur boxeur que Bob afin de récupérer sa femme…


La séduction de Mabel prend la forme du bracelet en forme de serpent offert par Bob, cadeau au symbolisme évident (le péché originel) et qui aimante littéralement la caméra qu'il soit révélé ou qu'il doive être caché lorsque Mabel se trouve en présence de Jack. Ce bracelet constitue l'une des nombreuses idées visuelles employées par Hitchcock pour dynamiser son récit, aux côtés de techniques telles que les ellipses (une pancarte annonçant le programme des réunions de boxe grâce à laquelle on suit la progression de Jack jusqu'à ce qu'il puisse affronter Bob), le montage alterné, les surimpressions et les déformations d'images. Ces deux derniers procédés servent par exemple à rendre très forte l'angoisse que constitue pour Jack la perte de Mabel, via un cauchemar que Hitchcock retranscrit de façon très abstraite à l'écran – comme il le fera plus tard dans Sueurs froides.


Dans Le masque de cuir, Hitchcock fait donc déjà preuve d'une grande maîtrise du cadrage et du montage tandis qu'il nous mène jusqu'au duel sur le ring qui règlera le différent entre Jack et Bob. Ce combat (d'une durée de dix minutes) répond au credo qui restera celui le sien tout au long de sa carrière : le rythme et le suspense sont plus importants que tout le reste. Il s'emploie donc à placer le spectateur au cœur de l'action, par la répétition de certains plans (sur les spectateurs du combat, sur les cordes du ring), l'utilisation de la caméra subjective (à la place de l'un ou l'autre des deux combattants pour rester neutre quant au résultat final) ou la surimpression des intertitres sur l'image afin de ne pas briser la continuité du combat. Cet affrontement offre une conclusion parfaite à l'excellent mélodrame qu'est Le masque de cuir, l'un des meilleurs Hitchcock de sa période muette et même de sa période anglaise.

Le masque de cuir : 08/10

À l'américaine – Champagne

Champagne, le titre original de ce film, est tout ce qui reste de l'idée initiale de Hitchcock telle que nous le détaille le cinéaste Noël Simsolo dans sa présentation du film. On y aurait suivi une jeune employée d'une fabrique de bouteilles de champagne, qui monte à Paris pour y découvrir le destin de ces bouteilles. Sa curiosité lui aurait fait connaître la déchéance et la prostitution, avant qu'elle ne retourne dans sa campagne… Désireux de quelque chose de plus guilleret et léger pour le public (comme quoi soixante-quinze ans plus tard rien n'a changé), le studio força Hitchcock à enterrer ce scénario et à le remplacer par cette histoire tirée par les cheveux d'une héritière gâtée et délurée, à laquelle son père milliardaire fait croire qu'il est ruiné afin qu'elle apprenne la vraie valeur des choses. Le tout sur le ton de la comédie, avec moult blagues et quiproquos. Et le champagne dans tout ça ? Son utilisation est réduite à deux plans (en ouverture et en clôture du film) vus à travers un verre de champagne.


Hitchcock considère que À l'américaine représente « ce qu'il y a de plus bas dans [sa] production ». Il faut reconnaître que sa sévérité est tout sauf infondée. Les quelques idées narratives (les évènements de la première partie de l'histoire nous sont contés en flash-back alors qu'un personnage en lit le récit dans un article de journal) et visuelles (l'effet comique créé par l'exagération du tangage d'un paquebot) présentes ne parviennent en effet pas à sauver ce film lent et mou, sans péripéties ni enjeux, et dont les acteurs manquent cruellement de charisme (l'héroïne Betty Balfour en tête).

À l'américaine : 04/10

Laquelle des trois ? – The farmers's wife

Laquelle des trois ? est à l'origine l'adaptation opportuniste d'une pièce de théâtre de 1924, qui connut un énorme succès : plus de mille quatre cent représentations avaient déjà été jouées depuis la première lorsque le tournage débuta en 1928. N'ayant aucune envie de réaliser une simple transposition du texte au cinéma, Hitchcock avait à cœur dans ce film de tout faire pour s'éloigner le plus possible de la théâtralité – à raison, car à l'époque du cinéma muet l'abondance de dialogues dans le texte d'origine ne représentait en rien une aide mais au contraire un sérieux frein au rythme.


Afin d'éviter l'utilisation d'intertitres à répétition pour cette histoire (après la mort de sa femme, un fermier décide de se remarier et fait sa demande à quatre femmes successives ; le refus qu'il doit affronter à chaque fois est l'occasion d'une saynète comique), Hitchcock joue énormément sur la traduction visuelle des émotions ressenties par les personnages. Il utilise deux moyens pour cela : l'exagération à outrance dans le jeu des acteurs (en particulier les seconds rôles comiques) et de brillantes trouvailles de mise en scène, comme ce long plan fixe sur le fermier époussetant d'un air triste les confettis qui recouvrent son costume au mariage de sa fille, ou encore la place importante dans l'intrigue donnée à la chaise sur laquelle s'asseyait sa femme pour s'asseoir près du feu et qui est maintenant inoccupée.


Globalement, c'est toute la réalisation de Hitchcock qui est irréprochable. Le rythme élevé du film est assuré grâce à un montage très énergique et à l'emploi de nombreux mouvements de caméra, tandis que la variété et la complexité des décors (au nombre desquels on compte de nombreux extérieurs) empêchent l'ensemble de tomber dans une certaine routine. Apparemment très inspiré par le challenge d'adapter une pièce qu'il semble apprécier (la preuve en est que les dialogues repris dans les intertitres ne sont pas forcément ceux qui font avancer l'intrigue ; ce sont avant tout les plus spirituels et les plus drôles), Hitchcock signe avec Laquelle des trois ? une comédie enjouée et une leçon de transposition du théâtre au cinéma qui s'avère être toujours d'actualité.

Laquelle des trois ? : 07/10

The Manxman

À l'image de Laquelle des trois ?, The Manxman est une commande de la British International Pictures visant à profiter du succès de l'œuvre d'origine, ici un roman de Sir Hall Caine. Le sujet est d'un classicisme redoutable, puisqu'il s'agit d'un triangle amoureux prenant place sur l'île de Man (d'où le titre, les habitants de cette île située entre l'Angleterre et l'Irlande étant appelés en anglais les « manxmen »). Deux amis d'enfance, Pete et Philip, y sont amoureux de la même fille, la sublime Kate. C'est Anny Ondra, la première blonde hitchcockienne mythique, qui l'incarne avec ses airs ingénus et un charme incandescent. À peu près en même temps que la Loulou de G. W. Pabst, Kate est l'une des premières représentations de femme fatale au cinéma ; elle ne vit que pour le plaisir immédiat, et fait tourner la tête des hommes qui l'entourent, qu'il s'agisse du beau et naïf Pete (qu'elle n'aime pas) ou du respecté et ténébreux Philip (qu'elle aime mais qui souhaite privilégier sa carrière de juge).


Les scènes qui opposent Kate à chacun de ses hommes sont les plus réussies du film. La tension sexuelle et morale y est à chaque fois à son comble, en grande partie en raison de la caméra de Hitchcock qui est indéniablement folle amoureuse de Anny Ondra – amour que le spectateur ne peut que partager. Par ailleurs, le réalisateur reprend un certain nombre de recettes de son mélodrame précédent, The ring : l'opposition de caractère et de statut entre les deux prétendants (le mari trompé est d'ailleurs joué dans les deux cas par le même acteur, Carl Brisson), l'utilisation d'ellipses visuelles (ici, les pages d'un agenda que l'on tourne pour y découvrir les rendez-vous successifs de deux amants), ou encore une scène de mariage qui ressemble à un enterrement pour l'héroïne.


Malgré cela et la mise à profit des gigantesques décors naturels de l'île de Man, The Manxman n'atteint jamais l'intensité tragique de The ring. La faute à un récit finalement très académique, qui perd peu à peu de son intérêt et de sa force jusqu'à son épilogue moral sans surprise ni passion. The Manxman suit en réalité le même cheminement que son héroïne : flamboyant tant qu'il a l'occasion de séduire, puis morose et renfrogné lorsque le drame prend le dessus.

The Manxman : 06/10

Résumé

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