Critique : Talons aiguilles

Erwan Desbois | 30 avril 2005
Erwan Desbois | 30 avril 2005

Si Talons aiguilles a marqué à ce point le début des années 90, c'est parce qu'il représenta un tournant dans la carrière de Pedro Almodovar : d'exubérant et provocateur, porte-drapeau de la « Movida » espagnole, le réalisateur se transformait soudain en peintre des passions et des déchirements de l'âme, dans la lignée de Bergman ou de Sautet - mais en conservant ce supplément de folie qui n'appartient qu'à lui. Ce style si particulier, Almodovar ne s'en est plus départi depuis, l'améliorant même de film en film jusqu'à en atteindre la quintessence dans Parle avec elle et La mauvaise éducation.


Avec le recul et en comparaison de ces deux dernières œuvres, Talons aiguilles ne présentait pas encore la même maîtrise scénaristique : la progression du récit n'a du coup pas la même fluidité et sa force dramatique en pâtit par moments. Le centre du film est la relation - ou plutôt le duel - entre Rebeca (Victoria Abril) et sa mère Becky (Marisa Paredes), actrice et chanteuse qui a toujours fait passer sa carrière avant sa fille, au point qu'elle ne l'a pas vu depuis vingt-cinq ans. Lorsque Becky revient à Madrid, les délicates retrouvailles entre les deux femmes ne sont en rien améliorées par le fait que le mari de Rebeca fut par le passé l'amant de Becky.


Plus que par les péripéties de l'intrigue (la plus importante étant le meurtre du fameux mari), le film est rythmé par les oppositions plus ou moins frontales entre Rebeca et Becky. Chacune d'entre elles voudrait en effet tout recevoir de l'autre (l'amour, l'affection, l'attention) sans rien lui donner de tel en échange. Trop semblables (même souci de se mettre en avant, même incapacité à mener une vie sentimentale enrichissante) pour être alliées plutôt que rivales, les deux femmes s'entredéchirent à fleurets mouchetés ou à coups de griffes à la moindre occasion, alors même qu'elles tremblent l'une pour l'autre lorsqu'elles sont éloignées ou dans des situations difficiles. Victoria Abril et Marisa Paredes donnent vie avec une égale démesure aux deux facettes de ces femmes : l'assurance orgueilleuse qui leur sert de façade, et la grand détresse qui les ronge intérieurement.


Ce qui fait tout le sel de ce drame familial, c'est l'inattendu mélange des genres mis en place par Almodovar pour le traiter. A l'exubérance de la Movida et à la démarche introspective férocement douloureuse du cinéma intimiste européen dont l'on a déjà parlé vient en effet se greffer une troisième influence - celle de l'âge d'or d'Hollywood. Outre Bergman, les maîtres d'Almodovar se nomment Douglas Sirk pour la crudité des sentiments une fois retiré le vernis des apparences (ici la célébrité), Billy Wilder pour l'humour cinglant avec lequel il traite des tumultueuses relations hommes-femmes - humour qui cache une réelle tendresse vis-à-vis de ceux qui trouvent leur place sur cet échiquier amoureux, même si cette place est hors normes (comme c'est le cas des travestis croisés dans un club par les deux héroïnes), et même Alfred Hitchcock pour certaines scènes de suspense particulièrement savoureuses (la visite impromptue du juge chez Rebeca alors que celle-ci vient récupérer l'arme du crime, l'arrangement final entre la fille et la mère). Trois emprunts qui rendent le récit du réalisateur espagnol plus emballant, plus surprenant et au final plus puissant.


Comme toujours chez Almodovar, la résolution du problème, impossible à atteindre dans la réalité, viendra en fin de compte de l'art et de la fiction. Rebeca et Becky vont en effet appliquer à elles-mêmes leur goût et leur talent pour la mise en scène, ce qui leur permettra non seulement de clore à leur avantage l'enquête concernant le meurtre, mais surtout de se soutenir, se pardonner et de ce fait s'aimer enfin sincèrement. Avec Talons aiguilles, pour la première fois des larmes nous venaient aux yeux à la fin d'un film d'Almodovar ; et ce n'était que le début.

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