Critique : Mort à Venise

Fabien Braule | 20 octobre 2004
Fabien Braule | 20 octobre 2004

L'amour aux temps du choléra.

En 1971, lorsque Mort à Venise est primé à Cannes, Luchino Visconti a déjà derrière lui un nombre conséquent de chefs-d'œuvres. Des Amants diaboliques (1943) à La terre tremble (1948), en passant par Senso (1954), Rocco et ses frères (1960), Le Guépard (1963) et Les Damnés (1969), chacun de ses films, aussi intenses soient-ils, révèle l'essence même d'une période artistique majeure de l'histoire du cinéma, le néo-réalisme italien. Dès son second film (La terre tremble), le réalisateur apporte au sein du calligraphisme (mouvement artistique né d'une secrète révolte contre l'atmosphère du fascisme, et qui s'exprimait par un formalisme extrême et désespéré) l'aspect élégant et « opératique » qui ne le quittera plus jusqu'à la fin. Adulé par certains et méprisé par d'autres, l'esthétisme excessif et le sens visuel flamboyant du cinéaste donneront à Orson Welles l'occasion de s'exprimer sur le sujet et de dire de Visconti qu'il était, avec La terre tremble, « le seul metteur en scène de l'histoire du cinéma à filmer des paysans affamés comme des modèles de Vogue ».

Adapté du roman éponyme de Thomas Mann, Mort à Venise dégage une ambiance aux parfums interdits, un mélange extrêmement troublant où l'amour, l'homosexualité et l'art ne font qu'un. Venise la belle échappe, le temps du film, à toute iconographie touristique. Là flirtent les amoureux éternels, figures fantomatiques qui s'assimilent aux espaces vides et malades de la ville, à l'odeur de chaux pénétrante et nauséabonde. Visconti, dès les premiers plans du film, stigmatise cette ambiance prenante et inquiétante, délicate et passionnelle en effaçant toute notion temporelle. Venise se fond derrière une multitude d'objets symboliques et solennels, évocation parfaite et symptomatique d'une époque révolue. Les photographies, horloges et sabliers appartiennent à l'insaisissable, au même titre que l'art auquel se rattache le professeur Gustav Aschenbach. À l'inverse de Mann, le cinéaste assimile son personnage à la musique plutôt qu'à la littérature. Pour mieux imprégner ce dernier d'un art sophistiqué et délicat, sans doute. Mais surtout pour que s'efface derrière son nom celui du compositeur auquel Visconti vouait un culte tout particulier, et dont la musique, symbole de la grande Europe d'avant-guerre, marque grâce à sa volupté et à son lyrisme tout un pan culturel auquel le cinéaste italien aime à se rattacher : Gustav Mahler.

Profondément ancré dans une réalité sociale et culturelle, Mort à Venise met en avant les mœurs d'une société bourgeoise et maniérée. Lors de sa première apparition dans le salon, Aschenbach se meut derrière une multitude de fleurs et de pots multicolores, de chapeaux et autres ornements qui donnent au lieu une esthétique baroque et qui, intuitivement, rappelle la salle de bal du Guépard. Le cinéaste s'attache aux époques qu'il peint dans ses œuvres, et le réalisme s'estompe, la plupart du temps, derrière le romanesque. La première rencontre avec Tadzio ne pouvait finalement que naître de cet univers pictural flamboyant. En proie à l'ennui, figé comme une statue grecque, l'adolescent fascine. Il existe chez Visconti une rigueur maniériste qui, comme chez Hitchcock ou De Palma, équivaut à un langage cinématographique. Panoramiques et zooms ne font dans cette séquence que renforcer l'impact émotionnel du musicien face à la beauté du jeune homme. Les panoramiques se confondent alors à une certaine subjectivité du regard. Leur multiplication, associée aux zooms incessants, échappe à toute logique rationnelle. Visconti dépasse les limites de l'espace et renforce l'aspect sinueux du film. En intérieur comme en extérieur, Mort à Venise est un parcours sans fin, physique et spirituel qui ne s'effectue que par le regard, qu'il soit celui des personnages ou celui de la caméra. De l'Hôtel des Bains aux bords de mer, Gustav contemple le jeune Tadzio. Zoom après zoom, les regards se croisent. Intenses, ils perdent toute notion d'innocence. L'adolescent, dont les jeux sur la plage laissent percevoir une possible prise de conscience de sa sexualité, va peu à peu mettre à profit sa beauté, jusqu'à user de son pouvoir de séduction. Dès lors, sous son visage angélique, Tadzio évoque la mort. Par l'ambiance moite et inquiétante qui étouffe Venise d'abord, puis par l'arrivée du choléra, des affiches placardées sur les murs et de la chaux déposée partout dans la ville, jusqu'à cette victime agonisant sous les yeux du compositeur lors de son retour manqué à Munich. Tout ici est nourri par la peur du lendemain, allant jusqu'à créer chez Aschenbach une névrose quotidienne : comme si Tadzio pouvait s'être évanoui avec le soleil couchant et ne plus être ranimé au matin.

Fruit d'un hasard malheureux, la seconde partie de l'œuvre est marquée par la disparition de la malle, conséquence du retour d'Aschenbach à l'Hôtel des Bains. L'objet (qui pourrait tout aussi bien s'apparenter à son tombeau par l'association de sa couleur et des initiales) écarté, ce dernier retrouve une seconde jeunesse. Le rituel des volets symbolise ses retrouvailles avec le jeune Tadzio. Alors que retentit l'Adagietto de la Cinquième Symphonie de Mahler, un geste symbolique de la main efface certaines douleurs du passé qui laissaient davantage transparaître l'amertume et la détresse d'un compositeur déchu. Désormais en accord avec lui-même, il retrouve chez le coiffeur sa jeunesse d'autrefois, ce temps perdu si cher à Marcel Proust. Mais on ne trompe pas le temps qui passe. Aschenbach et sa vieillesse s'effacent derrière un masque blanc rappelant la couleur de la chaux. L'allégorie sur la mort résonne de nouveau.

Au petit matin, Visconti boucle le parcours labyrinthique de ses deux amants. Usé et malade, les artifices coulent sur le visage d'Aschenbach. Baigné à contre jour par un soleil radieux, l'adolescent et le vieil homme s'effacent peu à peu. Le temps retrouvé, Tadzio montre avec grâce le chemin des étoiles, point d'aboutissement opératique de l'œuvre. De la grandeur d'un art à son avilissement, Visconti fait de Mort à Venise le point central d'une trilogie allemande, commencée deux ans plus tôt avec Les Damnés, et qui s'achèvera l'année suivante avec Ludwig. Retentissent alors ces quelques mots de Visconti qui marquent à jamais la vision d'un des plus grands cinéastes de notre temps : « On m'a souvent traité de décadent. J'ai de la décadence une opinion très favorable, comme l'avait par exemple Thomas Mann. Je suis imbu de cette décadence. Mann est un décadent de culture germanique, moi de culture italienne. Ce qui m'a toujours intéressé, c'est l'examen d'une société malade. » Visconti signe avec Mort à Venise une œuvre sublime et amère, l'un des plus beaux films de l'histoire du cinéma.

Résumé

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commentaires
Rebelle33
20/03/2020 à 10:06

Vous voulez dire "LE PLUS BEAU FILM DE L'HISTOIRE DU CINEMA"
Pourquoi?
Parce que Luchino VISCONTI a réussi là l'une des plus belles alchimies dont on peut rêver pour le cinéma :
- La musique sublime de MALHER
-La beauté des images
- La puissance des dialogues
-Le jeu des acteurs

TOUT Y EST ...Un chef-d'oeuvre ABSOLU:!!!!!

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