L'Affaire de la mutinerie Caine : critique du dernier film de William Friedkin

Adrien Roche | 17 janvier 2024
Adrien Roche | 17 janvier 2024

En septembre 2023, un mois après la mort de William Friedkin, son dernier film, L'Affaire de la mutinerie Caine, était présenté à la Mostra de Venise. Le père de L'ExorcisteFrench Connection ou encore Le Convoi de la peur (Sorcerer) a livré un long-métrage qui ne laisse aucune place au silence. Douze ans après le tourbillon Killer Joe, Friedkin est revenu avec une œuvre intimiste, un huis-clos à la mise en scène certes simpliste, mais qui cache dans ses dialogues et ses regards le sinistre portrait de notre société moderne, le tout notamment mené par Kiefer SutherlandJason Clarke et Monica Raymund. Attention quelques spoilers !

Le navire de la peur

Il aura fallu attendre plus d'une décennie pour voir le dernier film de l'un des géants du septième art. Un film qui ne nous laisse jamais respirer, qui fait suffoquer ses spectateurs en même temps que ses personnages. L'Affaire de la mutinerie Caine est une adaptation d'une pièce de théâtre éponyme de Herman Wouk, qui avait lui-même adapté son livre du même nom. Edward Dmytryk avait réalisé une première version cinématographique de l'œuvre en 1954, mais le réalisateur américano-canadien s'était alors basé sur le livre et non sur la pièce de théâtre.

Un détail important puisque le livre nous raconte tout le périple à bord de l'USS Caine et la mutinerie qui a eu lieu à bord, alors que la pièce ne raconte que le procès devant la cour martiale qui a suivi. C'est cette version du récit que Robert Altman a adaptée en 1988 et que William Friedkin met à son tour en scène. Le long-métrage raconte donc le procès de Stephen Maryk, accusé d'avoir orchestré une mutinerie lors d'un cyclone pour renverser le commandant Queeg, supposément atteint d'une maladie mentale.

 

L'Affaire de la mutinerie Caine : photo, Jason ClarkeQuand tu participes à un autre procès après avoir interrogé Oppenheimer

 

L'Affaire de la mutinerie Caine n'est pas aussi maîtrisé que d'autres chefs-d'œuvre du réalisateur. Pas de tension paranoïaque comme dans Bug, pas de course-poursuite légendaire comme celles de French Connection et Police Fédérale, Los Angeles. Cet ultime film n'a jamais la prétention d'être plus qu'une simple adaptation d'une grande pièce de théâtre, comme l'avait été sa reprise de Douze hommes en colère en 1997. Et le constat est un peu regrettable : L'Affaire de la mutinerie Caine a parfois des airs de téléfilm au rythme lancinant.

La mise en scène est peu inventive, et l'amas de dialogue peut rapidement dérouter. Difficile de filmer un procès devant la cour martiale, sans spectateurs et sans moyen d'agrandir ses angles à volonté. On se retrouve donc piégé au milieu de militaires dépassés par leur statut, sans possibilité ni espoir de sortir de cette pièce. Heureusement, un casting en grande forme permet de rehausser notre intérêt dont le regretté Lance Reddick (à qui le film est dédié). Le comédien livre une grande performance en Luther Blakely, capitaine sceptique chargé de l'affaire.

 

L'Affaire de la mutinerie Caine : photoLance Reddick nous confirme qu'il était un grand comédien

 

Portrait d’une époque en feu

Ce pari de la claustrophobie est plus ou moins réussi de la part de Friedkin. Il ne livre pas d'ultime coup d'éclat, mais parvient à dresser le portrait de toute une époque en restant cloîtré dans un tribunal militaire. Il a modernisé la pièce pour l'intégrer dans notre société contemporaine : le procès n'est plus seulement composé d'hommes (il aurait été dommage de se priver de la géniale Monica Raymond) et le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale a été remplacé par celui du 11 septembre.

Si le cinéaste a choisi d'adapter la pièce de théâtre et non le livre de Herman Wouk, c'est parce qu'il souhaitait que le spectateur se fasse sa propre opinion. Son objectif n'est pas de nous montrer le voyage et la mutinerie, mais de nous dévoiler leurs conséquences incontrôlées. Selon William Friedkin, il n'y a pas d'unique vérité. Il nous incite d'abord à nous mettre du côté de Stephen Maryk, symbole du progrès et du renversement des règles établies.

 

L'Affaire de la mutinerie Caine : photo, Monica RaymundGrandiose Monica Raymund

 

Malgré cette mise en scène minimaliste, difficile d'oublier qui est derrière la caméra. William Friedkin cadre ses personnages avec la maîtrise qu'on lui connait, variant ses angles à chaque nouveau témoin afin de coïncider avec leur état d'esprit. Les plus confiants (les jeunes, la plupart du temps) sont filmés d'en bas, faisant de la chaise en bois sur laquelle ils sont assis un trône qu'on ne peut leur soutirer. À l'inverse, le commandant Queeg est filmé de près, de sorte que l'on voit ses mains suintantes qui jouent avec des boules anti-stress. Car c'est finalement à son procès que l'on assiste, et non à celui de l'accusé initial.

Queeg a beau tenter de garder la face, il ne fait pas le poids contre le temps qui passe. Le commandant est un génie d'un autre temps, un homme qui déraille à la moindre irritation (notamment lorsque l'équipage commence un film sans lui, référence directe à la cinéphilie obsessive de Friedkin qui aurait sûrement réagi de manière excessive lui aussi). Maryk et le reste de l'équipage symbolisent certes le progrès, mais aussi cette modernité écrasante qui, selon le réalisateur, ne laisse aucune place à nos aînés.

 

L'Affaire de la mutinerie Caine : photo, Jake LacyStephen Maryk, faux accusé

 

Le chant de Friedkin

Le réalisateur joue ici un double-jeu, voire cache un double-jeu. Après nous avoir démontré, point par point, que le commandant Queeg méritait bel et bien d'être renversé, il balaye nos préjugés d'un revers de la main. Friedkin trompe le spectateur et ne nous montre qu'une facette de la vérité, comme l'avocat de Maryk (Barney Greenwald) manipule son audience pour remporter le procès. La performance magnétique de Jason Clarke empêche le spectateur de douter de la véracité du discours de son personnage.

Mais derrière le commandant qui a perdu les pédales, le fou qui mérite de tomber dans l'oubli, on devine un homme à la fragilité grandissante dans lequel le cinéaste se retrouve. Il nous donne l'impression d'être le reflet de Friedkin, un homme multi-récompensé et reconnu qui n'a pas tout à fait conscience de ne plus faire corps avec son temps. Un triste constat aidé par une vraie justesse dans le jeu de Kiefer Sutherland, qui incarne à merveille cet homme fébrile dépassé par les événements.

 

L'Affaire de la mutinerie Caine : photo, Kiefer SutherlandLe reflet de Friedkin ?

 

Qui suivre pour garder le cap ? Comment trouver sa voie au milieu d'un tel chaos ? William Friedkin ne prétend pas avoir la réponse. Malgré tout, son personnage principal fait office de boussole : Barney Greenwald, qui semble au premier abord incompétent dans une telle situation – comme le spectateur – finit par être notre lumière dans les ténèbres. Un homme qui symbolise le progrès, le vrai, celui qui sait où il va, mais surtout d'où il vient. Après avoir manipulé tout un tribunal, son dernier dialogue avec l'équipage dévoile le véritable fond de sa pensée (et celui de Friedkin).

L'Affaire de la mutinerie Caine est un film dédié au public, le chant du cygne d'un cinéaste hors du commun qui, dans son œuvre la plus minimaliste, tente modestement de nous montrer la voie. Le spectateur se prend un violent torrent de critiques lors d'un monologue final poignant, accompagné d'un dernier plan on ne peut plus équivoque, comme un crachat au visage de ceux qui ne respectent pas leur histoire.

L'Affaire de la mutinerie Caine est disponible depuis le 17 janvier 2024 sur Paramount+.

 

L'Affaire de la mutinerie Caine : Affiche officielle

Résumé

Avec L’Affaire de la mutinerie du Caine, William Friedkin livre un dernier long-métrage certes mineur dans sa filmographie, mais dont le regard intime et le propos incisif témoignent d’une volonté de livrer un dernier constat glaçant sur notre monde.

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commentaires
cooper
18/01/2024 à 16:20

@TOCAP + 1

TOCAP
18/01/2024 à 12:00

Traqué, Bug, Killer Joe sont des bombes!
Peu de films à jeter de Friedkin!

Karev
18/01/2024 à 10:13

Le film est très classique mais assez efficace, un bon film de procès, et triste à dire mais Friedlkin termine sa carrière sur un film "mineur" mais ça reste son meilleur depuis...1987 ! Il y a plusieurs grands films sur son CV mais son dernier vrai bon film, pour moi, c'était Rampage en 1987, entre celui-là et L'Affaire...Cain il y a eu : La Nurse, Blue Chips, Jade (un sous sous Basic Instinct), le très puant Rules of Engagement, l'oubliable Traqué, l'insupportable Bug et le surcoté Killer Joe. Donc, Cain est un film mineur par rapport à L'Exorciste, Sorcerer ou Rampage oui mais carrément une réussite miraculeuse en comparaison des précédents 7 ou 8 films de Friedkin.

Hank Hulé
17/01/2024 à 23:30

Très bon film ! Des acteurs au top et une réalisation classieuse bien plus fine que ce que ce qui est écrit par M. Roche. J’ai kiffé (Sutherland)

L'indien Zarbi.
17/01/2024 à 18:29

Et Ouragan sur le Caine avec Humphrey Bogart?

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