L’île rouge : critique des paradis perdus

Geoffrey Crété | 31 mai 2023 - MAJ : 31/05/2023 18:13
Geoffrey Crété | 31 mai 2023 - MAJ : 31/05/2023 18:13

Le réalisateur Robin Campillo (120 battements par minute, Les Revenants) s'envole pour Madagascar avec son nouveau film, L’Île rouge. Dans ce récit un peu autobiographique mais pas trop, il raconte la bulle douce-amère d'une base de l'armée française dans les années 70, dans les derniers moments du colonialisme.

autobiorêve

Dans 120 battements par minute, la Seine devenait rouge sang le temps d'une scène saisissante et lourde de sens. Dans le nouveau film de Robin Campillo, c'est la couleur de tout le décor puisque c'est Madagascar, surnommée l'île rouge, en référence à la la roche locale tendance martienne. Et c'est justement une autre planète ou presque pour les métropolitains de L'île rouge, qui vivent dans la base aérienne de l’armée française d'Ivato, au début des années 70. C'est dans cette bulle hors du temps et du monde que vit le petit Thomas, entre ses rêves (de Fantômette) et la réalité (de sa famille, et de Madagsascar).

Si tout ça semble anormalement spécial et précis, c'est parce que ça ne sort pas de nulle part. Robin Campillo a passé une partie de son enfance à Madagascar, dans la base d'Ivato, où il a justement tourné L'île rouge. Le film déborde de détails qui viennent directement de ses souvenirs, de l'obsession Fantômette aux crocodiles-surprises. Il se défend de toute autobiographie et explique que ce n'est qu'un ciment à partir duquel il a pu construire sa fiction. Mais peu importe : cette ambiguïté joue beaucoup dans l'étrangeté et la particularité du film, qui ressemble à un curieux rêve, ou plutôt un long réveil.

 

L’île rouge : photoL'île roule

 

la grande illusion

Il suffit de quelques minutes à Robin Campillo pour croquer ses personnages dans une grande scène de repas. Le caractère orageux du patriarche incarné par l'excellent Quim Gutiérrez, la fausse candeur de la mère interprétée par Nadia Tereszkiewicz, le vieux couple (Sophie Guillemin et David Serero) qui prend toute la place et le jeune couple (Hugues Delamarlière et Luna Carpiaux) qui ne trouve pas la sienne, tout ça sous les yeux d'un enfant spectateur du cirque de la vie... Avec un art du casting et de la chorégraphie, le réalisateur installe d'emblée ce petit monde de privilégiés, a priori léger, heureux et plein de vie.

En réalité, c'est pour mieux l'opposer à la vraie réalité, dehors. Installées dans ce ghetto-paradis, les familles métropolitaines s'agitent dans leur oisiveté, et s'occupent en picolant ou en bronzant. Un père achète des bébés crocodiles à ses enfants, deux hommes se noient mystérieusement en allant pêcher en pleine nuit, et les amoureux tournent en rond autour d'un arbre comme des insectes dans une parade nuptiale. Tout n'est finalement qu'un spectacle, un divertissement, pour ces gens qui gesticulent sans trop savoir pour qui ou pour quoi. Une mélancolie plane sur ce faux paradis, sans que personne n'arrive à mettre de mot dessus.

 L’île rouge : photoLe masque de Toto
 

Il faudra attendre que le petit blanc rêveur et candide s'endorme et se taise, enfin, pour que la réalité existe véritablement. Quand il ferme les yeux, le film les ouvre. L'île rouge revient alors aux Malgaches, qui peuvent parler et raconter leur histoire sans le brouhaha des autres, qui les condamnaient à la figuration. Les métropolitains parlaient vaguement d'ennui et de mort, et s'enervaient et s'emportaient dans leurs petites vies domestiques ? Les Malgaches parlent de politique, de travail, de lutte, de révolution.

Ce retour à la réalité, qui avale toute la fin du film, est d'autant plus frappant que L'île rouge s'ouvre sur une saynète fantasmée délicieusement kitsch, où Fantômette affronte des brigands dans une laverie. Loin des apparitions humoristiques de l'héroïne des romans de Georges Chaulet, qui vient régulièrement mettre en pause le récit, le vrai monde gronde.

Les deux réalités n'entrent même pas en collision : elles coexistent à peine, et les interactions impossibles avec le personnage incarné par Amely Rakotoarimalala (l'amourette décalée avec Bernard, l'échange impossible avec Thomas) en sont la preuve. C'est aussi ça, la tristesse profonde de L'île rouge : l'impossible contact. Mais est-ce vraiment surprenant étant donné que les métropolitains n'y arrivent même pas entre eux, au sein des familles et des couples ?

 

L’île rouge : photo, Mitia Ralaivita, Hugues DelamarliereL'impossible contact

 

l'amnésie du futur

Le problème, c'est que la note d'intention de L’Île rouge prend finalement le pas sur le reste. C'est un bel et riche objet théorique, qui multiplie les images et les idées évocatrices. Mais en donnant plus souvent envie de réfléchir que de ressentir, Robin Campillo (co-scénariste avec Gilles Marchand et Jean-Luc Raharimanana) prive le film d'une émotion, qui reste lointaine et fuyante. Abandonner les personnages dans la dernière partie a du sens, et c'est même un parti pris de cinéma passionnant. Mais c'est également un coup d'arrêt émotionnel et une bascule brutale.

C'est d'autant plus dommage que lorsque le film touche l'émotion, c'est avec pudeur et intelligence. Il suffit d'une banale photo de famille pour mesurer la tristesse infinie qui habite ces gens et immobilise un enfant, qui avoue alors son envie de tout oublier – une réplique absolument déchirante. Et derrière les silences et les regards des parents, il y a des hurlements d'incompréhension qui brisent le cœur.

 

L’île rouge : photo"Je veux pas me souvenir"

 

Mais L'île rouge emprunte une autre voie. C'est sa particularité, et sa limite. Reste alors un voyage étrange et parfois insaisissable, et une parenthèse désenchantée qui témoigne des chaos (intimes, culturels, politiques). En partie grâce à l'ambiance et la photo de Jeanne Lapoirie (fidèle collaboratrice de François Ozon et Catherine Corsini, et déjà sur Eastern Boys et 120 battements par minute), le film laisse finalement derrière lui un parfum unique, avec le sentiment d'avoir traversé le rêve d'un autre. Tout n'est pas clair, mais au moins il s'est passé quelque chose.

PS : l'affiche est magnifique.

 

L’île rouge : Affiche

Résumé

L’Île rouge ressemble au rêve de quelqu'un d'autre, avec tout ce que ça a d'étrange, de fascinant et de déconcertant. La note d'intention est un peu trop présente, au détriment des émotions, mais ça n'en reste pas moins un voyage qui mérite le détour.

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Lecteurs

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commentaires
ju
07/06/2023 à 15:25

J'ai trouvé que le réalisateur a confondu son fond avec sa forme. Plein d'idées, de belles images, mais il en a oublié que l'intérêt d'un film est basé sur la qualité de son scénario. Il aurait pu raconter tout ce qu'il voulait en construisant mieux son film. Ce n'est que descriptions, il n'y a pas d'enjeu. On s'ennuie. Certes il veut dire que les expatriés étaient dans leur bulle et donc ne voyaient pas (ou ne voulaient pas voir) la vie des locaux, mais ne les montrer qu'à la fin est très frustrant. De là je dis qu'il a confondu le fond (incommunicabilité entre les colons et les locaux) et la forme (zéro mélange niveau intrigue ou même montage); il y aurait pu avoir cette frontière montrée par un parallélisme où jamais personne ne se croise. Mais non, tout est hermétique. Effectivement ça fait réfléchir, mais le résultat reste ennuyeux. Finalement ce film n'apporte pas grand chose et c'est dommage parce que le sujet initial pouvait être intéressant.

Brian
06/06/2023 à 23:56

J’ai été tellement surpris par ce film. Le fait que les dernières 15 minutes du film on besoin de sous-titres dit beaucoup. C’est un film que les « français de souche » n’aimeront sûrement pas

Gru
06/06/2023 à 07:54

Ça ne donne vraiment pas envie. Next.

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