Earwig : critique des dents de la glace

Mathieu Jaborska | 20 janvier 2023 - MAJ : 20/01/2023 18:16
Mathieu Jaborska | 20 janvier 2023 - MAJ : 20/01/2023 18:16

Plus d'un mois après sa projection au PIFFF 2022, où nous avons eu la chance de le découvrir, le nouveau long-métrage de Lucile Hadzihalilovic, Earwig, est sorti en France. Il n'en est pas pour autant particulièrement accessible, avec son parc d'une grosse dizaine de salles à peine. Il mérite pourtant largement le déplacement, à condition d'apprécier le cinéma sensoriel et atmosphérique de son indispensable autrice.

Alone in the dark

Soyez prévenus : Earwig fait passer Innocence pour du Michael Bay. Lucile Hadzihalilovic affectionne de toute évidence un cinéma sensoriel, en vase clos, parfois même subtilement surréaliste. Son troisième long-métrage est de loin le plus austère : il faut attendre plus d'une demi-heure avant le premier échange dialogué et plus longtemps encore avant de quitter la pénombre d'une mystérieuse masure. Le reste étant consacré à cette étrange routine, prélevée du roman de Brian Catling, dont il s'inspire librement : l'entretien d'une dentition en glace.

Le postulat est traité avec un soin qui confine presque au fétichisme du cinéma d'exploitation italien : l'appareil qu'est contrainte de porter la jeune Mia (remarquable Romane Hemelaers), conçu par Marc Caro, est un véritable objet de fascination. Et le sound design méticuleux en rajoute encore une couche. La beauté picturale de chacun de ces plans ne surprendra pas outre mesure les précieux spectateurs de ses deux précédents films, Innocence et Évolution, qui eux aussi s'intéressaient à une préadolescence cloitrée.

 

Earwig : photo, Romane HemelaersLes dents et la lumière

 

Ici, les obsessions d'Hadzihalilovic, singulières dans le paysage cinématographique européen actuel, pourraient sembler plus littérales encore : les personnages sont rares, les arrière-plans sombres et la perspective d'évasion constitue le seul horizon narratif. En épurant encore son style, la metteuse en scène prend en otage son public dans un cauchemar en circuit fermé, dont l'hermétisme (le contexte historique est comme un bruit de fond étouffé par des murs trop épais) hypnotise. Ce faisant, elle compose son conte le plus radical à date.

 

Earwig : photo, Alex Lawther, Romola GaraiUne temporalité en cycles

 

Le labyrinthe de dents

Car Earwig, tout comme Innocence et Évolution, est bien évidemment un conte de pur cinéma. C'est un geste quotidien (les cours de danse, le traitement médicamenteux, la recharge des dents) qui cesse et effrite un univers replié sur lui-même, complètement assujetti à la photographie ahurissante de Jonathan Ricquebourg. Dans n'importe quel autre film, le tableau prophétique, ausculté de longues minutes par une caméra langoureuse, passerait pour un clin d'oeil méta du plus mauvais goût. Ici, c'est l'un des détails qui recroqueville cet espace purement cinématographique, fait de sons entêtants et de clairs-obscurs gothiques.

 

Earwig : photoSuper Mario 64

 

On aurait vite fait d'affilier cette manière de se réfugier dans un creux de pellicule aux fantasmagories en boucle de David Lynch (Eraserhead) ou, pour rester en France, aux réminiscences suresthétisées du bis transalpin de Hélène Cattet et Bruno Forzani (à découvrir d'urgence). Mais la réalisatrice préfère citer Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce 1080 Bruxelles et Quand l'embryon part braconner. De la même manière qu'elle emprunte au roman original certaines de ses idées, elle se réapproprie des thématiques (l'enfermement, la répétition), des atmosphères, des lubies, pour les réassembler dans une petite capsule plaine de grain.

N'essayez pas d'y déceler une forme établie de narration : c'est peine perdue. Pour apprécier Earwig, il faut apprendre à se lover dans son microcosme de pur cinéma, jusqu'à faire partie soi-même du tableau. Pour certains, c'est la définition même de la poésie. Ils ne sont pas nombreux. Qu'ils se ruent en salle.

 

Earwig : affiche

Résumé

Un joli cauchemar fétichiste, débordant de poésie et de cinéma.

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Lecteurs

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commentaires
Hugo Flamingo
21/01/2023 à 22:59

Belle plume pour une cinéaste pas facile à decri. Bravo

JBJ
21/01/2023 à 11:52

Voilà

Sanchez
21/01/2023 à 11:40

Voici une critique

(The) Aurelio
20/01/2023 à 21:34

Voilà une critique qui aiguise la curiosité..

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