TÁR : critique d'un concerto en Cate majeur

Geoffrey Crété | 24 janvier 2023 - MAJ : 08/03/2023 14:37
Geoffrey Crété | 24 janvier 2023 - MAJ : 08/03/2023 14:37

Queen Cate Blanchett ouvre 2023 avec TÁR, nouveau film de Todd Field (In the Bedroom, Little Children) avec également Noémie Merlant et Nina Hoss. Elle y incarne une grande cheffe d'orchestre que le monde vénère.... du moins jusqu'à ce que tout bascule. N'essayez pas de passer à côté : c'est l'un des premiers grands rendez-vous de 2023, acclamé par la critique et en route vers les Oscars.

ATTENTION, QUELQUES SPOILERS SUR L'INTRIGUE

mieux vaut TÁR que jamais

Todd Field ne sort pas de nulle part, même si l'excitation pour TÁR pourrait le laisser croire. Dans les années 90, c'était un acteur qui avait notamment montré sa tête dans Twister, Hantise ou Eyes Wide Shut (le pianiste, c'est lui). Dans les années 2000, c'était un réalisateur propulsé dès son premier film, In the Bedroom, très beau succès en 2001 célébré jusqu'aux Oscars (cinq nominations, dont meilleur film). La chute est malheureusement arrivée dès son deuxième film, le magnifique Little Children, qui est passé quasi inaperçu puisqu'il a été enterré par le studio (échec prévisible en salles donc, mais quelques nominations aux Oscars tout de même).

C'était en 2006, et depuis Todd Field s'est tu. Du moins en apparence, puisque le personnage de Lydia Tár est né il y a dix ans. Dans un rush de créativité au début de la pandémie, il a écrit le scénario en trois mois, et embarqué Cate Blanchett dans l'aventure. Tant mieux : il n'imaginait qu'elle, et aurait tout abandonné sans elle.

 

 

Suite logique des choses : TÁR est largement vendu sur l'interprétation de l'actrice qui est, une fois de plus, renversante. Il faut voir Cate Blanchett se mouvoir, maintenir sa tête, positionner son corps et sa voix, et bien sûr bouger ses mains et ses bras, pour mesurer la puissance et la précision de son jeu. Seule ou au milieu des autres, dans le silence ou dans les longues tirades, elle occupe l'espace d'une manière fascinante. Plus personne ne fera mine de découvrir que Cate Blanchett est l'une des grandes actrices actuelles, mais sa capacité à constamment surprendre reste étourdissante.

Attention toutefois : TÁR, c'est surtout Cate Blanchett, mais ce n'est pas que Cate Blanchett.

 

TÁR : photoSpace Cate

 

pas blanchett comme neige

TÁR commence avec un mouvement paradoxalement ample, et simple. Tár sur scène au New Yorker Festival face à un journaliste, Tár au restaurant face à un collègue-fan, Tár à Juilliard face à un étudiant : en quelques minutes et sans esbroufe, Todd Field impose doucement mais sûrement un tempo. Les scènes s'étirent et les mots s'électrisent, tandis que le réalisateur scrute les visages pour montrer comment chaque discussion est un affrontement en puissance (que Tár ne peut que gagner).

Le dispositif touche un premier sommet dans la scène où Tár discute Bach, cancel culture et wokisme avec un étudiant dont la passion musicale entre en conflit avec ses idéaux. Comme bercée par sa propre diatribe, Tár enchaîne les pas et les mots dans un amphithéâtre qu'elle transforme en scène. Derrière l'idée (une artiste complète, une figure inspirante, une femme forte), il y a la réalité : un ogre qui écrase son audience et son adversaire depuis sa tour d'ivoire, de succès, de prestige et donc d'ego.

 

TÁR : photoCours magistral

 

D'une justesse et d'une richesse folles, la scène capte toutes les questions désormais incontournables (l'homme vs l'artiste, l'art vs la morale, l'intime vs le public). Et surtout : le film n'est pas là pour trancher, mais pour laisser un immense espace de réflexion. C'est ce tempo étrange qui donne une couleur si particulière à TÁR.

Au gré des ellipses, des non-dits et des sous-textes, le film ne laisse pas seulement imaginer pour combler les trous : il force à le faire, quitte à constamment remettre en doute une parole, une évidence ou une déduction. TÁR est une histoire de vérités à décrypter, pour tenter de comprendre ce qui se joue réellement derrière les portes, les sourires et les apparences. Au début, c'est la relation entre Tár et son assistante Francesca, et Krista avant elle, qui sont des énigmes. Au final, c'est absolument tout, et particulièrement Tár – son nom, sa famille, son mentor Leonard Bernstein.

L'approche est d'autant plus déstabilisante que Todd Field apporte des touches d'étrangetés proches d'un rêve fiévreux (les bruits, les cris), comme si ce petit monde tremblait tout le temps en silence. C'est pour mieux en préparer la destruction, mais ce sera au public de trouver une route dans ce labyrinthe.

 

TÁR : photo, Noémie MerlantPortrait de la jeune fille en fureur

 

2h38 plus TÁR

Et justement, TÁR perd en force une fois que Todd Field est obligé de récolter ce qu'il a semé. Après un long tunnel d'ambiguïtés, de troubles et de tensions, le film opère un virage à 180°. C'était plus qu'attendu et programmé, notamment à cause d'une pulsion d'auto-destruction de Tár, mais la vitesse a de quoi étonner. En quelques scènes, silences et ellipses, le génie tombe de son piédestal, suite à une scène tétanisante où la tour Tár s'écroule sur scène – un moment magistral autour d'une Cate Blanchett démentielle.

Dès lors, le récit se referme dans une simple clarté : c'est celui d'une hubris, d'une chute, et d'une idole détruite aussi vite qu'elle avait été créée (et fantasmée). Après avoir balayé tant de riches sujets et questions, TÁR s'enfonce dans une dernière partie tellement plus évidente qu'elle semble presque hors-sujet. C'est là que la durée excessive du film (plus de 2h30) devient un frein, vu la trajectoire finalement plus simple que prévu.

 

TÁR : photo, Cate BlanchettQuand tu lis un énième jeu de mots sur TÁR


Comme In the Bedroom et Little Children, TÁR se termine sur une étonnante note d'amertume quant aux sentiments profonds des personnages, et notamment leur lâcheté. Sauf qu'ici, c'est dans une pirouette savamment orchestrée. À l'autre bout du monde, Linda Tarr alias Lydia Tár se prépare à remonter sur scène, et émerger d'une solitude parfaitement sinistre. Mais pas n'importe quelle scène, puisqu'elle dirige en réalité l'enregistrement live de la musique du jeu vidéo Monster Hunter, devant une salle remplie de cosplayeurs, et sous un écran qui diffuse l'intro présentée par une voix off solennelle.

Passer de Mahler aux épées et boucliers de la fantasy, est-ce là le signe ultime de la déchéance ? Le jeu vidéo est-il le dernier cercle des enfers, surtout loin des dorures urbaines et occidentales ? N'est-ce qu'un moyen de montrer que le pouvoir n'est qu'une farce ? Sauf s'il s'agit de mettre en avant la passion indéboulonnable de Tár pour la musique et la scène, puisqu'elle prépare cette soirée avec le même sérieux qu'un concert à Berlin. Alors qu'elle a perdu tout l'amour du monde (ses proches, son milieu, le public), elle se retrouve dans une cérémonie presque religieuse, où le silence des spectateurs est à la hauteur de leur passion.

Ainsi s'achève TÁR, avec une nouvelle fournée de questions et doutes que Todd Field prend soin de planter comme de petites bombes. De quoi laisser le film résonner longtemps après le générique de fin, avec les notes des musiques de Hildur Guðnadóttir, l'interprétation puissante de Cate Blanchett, et l'étrangeté d'une œuvre qui méritera certainement d'être vue et revue.

 

TÁR : Affiche

Résumé

TÁR n'est jamais aussi riche et fascinant que lorsque Todd Field laisse le spectateur se frayer un chemin dans ce labyrinthe de doutes, de troubles et de silences. Dommage que la dernière partie change de tempo, et fasse ressentir la durée anormale du film.

PS : Évidemment, Cate Blanchett est renversante.

Autre avis Alexandre Janowiak
Avec une virtuosité ahurissante, Todd Field livre un puzzle complexe, ambigu et mordant, mené par une Cate Blanchett impériale.
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Lecteurs

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commentaires
fail
03/09/2023 à 18:37

OK il y a blanchet mais 2 heures de monologues repetitifs et abscons mais/et en parfaite adéquation avec notre époque ne font pas une histoire, non pardon oui il y a une histoire mais 15 minutes aurait suffit. Field n'est pas scorcese.

Jeanlou
14/03/2023 à 01:07

Un des meilleurs films de ces dernieres annees qui malgre une lenteur apparente et une duree de 2 heures et demie accroche 1000 fois plus que le film d action hollywoodien typique avec ses scenes de violence recurrentes sans interet.
Actrices magnifiques avec kate blanchett plus qu au top dans ce role de cheffe d orchestre.
Mention particuliere pour la scene ou elle remet a sa place l imbecile wokiste qui s en prend a Bach...du tres grand art dans l ensemble du film.

Sanchez
22/02/2023 à 09:19

Ce sera probablement un des meilleurs films 2023 , tant dans sa réalisation soignée que dans l’interprétation spectaculaire de notre Cage Blanchett de veau. La richesse thématique et sa complexité , son ambiguïté , en font un sommet cinématographique digne d’une palme d’or. Effectivement il y a un enchaînement de scène vers la fin qui rompt trop avec le reste du film , mais c’est pas grand chose face à chef d’œuvre qu’on vient de se taper

Kyle Reese
06/02/2023 à 00:12

Le film est exigeant, il faut aimer évidement un minimum la musique classique ,mais pas besoin de s'y connaitre. C'est peut être un peu long, mais ce n'est pas grâce car ... il y a en effet Cate Blanchett dans une prestation absolument bluffante, incroyable. C'est d'un niveau sans pareil, c'est stratosphérique. Au bout de 3/4, elle s'est complètement effacée, je ne la reconnaissais plus, ni son visage, ni son jeu habituel. Elle s'est fondue dans son personnage. C'est une véritable "Master Class" qu'elle nous fait là. Une performance "effortless", sans y toucher, ou seulement par la grâce tout simplement. Je ne doute pas des qualités d'interprétation des prétendantes à l'Oscar cette année. Mais pour moi, elle a tué le game. C'est The Actrice avec un grand A.
Perso j'ai aimé cette fin, même si elle surprend, je ne trouve pas qu'elle dénote tant. Le personnage fait preuve d'une grand résilience.

TOCAP
28/01/2023 à 11:14

Ça va être l'année des maestros on dirait! Bernstein, Celibidache, vivement le résultat!

Poupou
27/01/2023 à 18:46

Dommage que les paroles soient le plus souvent inaudibles tellement la sono est basse.

granmechanlou
25/01/2023 à 14:09

@GeoffreyCrété
salut Geoffrey (moi c'est Luis)
et bien j'ai hâte de le lire.

Ta critique de "Tar" m'a donné envie de voir "In the bedroom" que je viens de finir et que j'ai beaucoup aimé. En particulier la photographie qui isole les deux parents dans des espaces bien définis (lui dans l'ombre, elle dans la lumière) et donne des indices sur les chemins qu'ils vont emprunter pour se retrouver (individuellement et l'un et l'autre).
Après avoir vu tous les films de Todd Field on ne peut que constater qu'il est le cinéaste du grain de sable, il introduit toujours ces personnages sous les meilleures auspices (sommet de la gloire pour Cate Blanchett dans "Tar", la fin d'un été plein de promesses pour la famille Fowler dans "in the bedroom" et deux vies de famille en apparence comblées pour les personnages de "Little children") juste avant leur point de rupture. Si on regarde ces trois films comme une trilogie on peut même s'amuser d'une certaine obsession de temporalité: le passé contrarie le présent dans "Tar", le futur (fantasmé par les deux amants) bouleverse le(ur) présent dans "Little children" et le présent incendie le futur dans "In the bedroom".

Avec tout ça je crois que je vais me refaire "Little children" cet après-midi... ou j'attends ton article? Me refaire "Tar"? Non c'est un peu tôt... :)

The insider38
25/01/2023 à 12:55

Olivier TORRANCE/ LES SPOLIER SONT INDIQUE AU TOUT DEBUT DE L ARTICLE SUFFIT DE LIRE

Bon j'&i deja vu le fil 2 fois, on ne fera pas mieux cette annee , laisser tomber

Eusebio
25/01/2023 à 10:15

LE film que j'attends depuis des mois, bluffé que j'étais par la sortie de la BO sortie chez Deutsche Grammophon avec Cate Blanchett dirigeant une symphonie de Mahler (ok, juste des extraits, je me calme). Merci pour le coup de projecteur, et je lirai le reste de l'article après avoir vu le film ce soir.

Geoffrey Crété - Rédaction
24/01/2023 à 22:45

@granmechanlou

Je prépare un article dessus, car j'aime énormément ce film, et j'ai saisi la moindre occasion pour en reparler depuis sa sortie ciné !

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