Coma : critique dans l'antre de la folie

Mathieu Victor-Pujebet | 16 novembre 2022
Mathieu Victor-Pujebet | 16 novembre 2022

Alors que son prochain film, La Bête, a été retardé, Bertrand Bonello a réalisé dans l'urgence un (faux) petit film intitulé Coma. L'histoire est celle d'une adolescente (Louise Labèque) qui, confinée chez elle, navigue entre rêve et réalité alors qu'elle est guidée par une étrange youtubeuse nommée Patricia Coma (Julia Faure).

(Le vrai) Inception

"Il n’y a rien de plus dangereux que d’entrer dans le rêve de l’autre." Avec Coma, Bertrand Bonello prend au pied de la lettre cette phrase de Gilles Deleuze, qui apparaît directement dans le film. Une adolescente est enfermée dans sa chambre et, peu à peu, différents dispositifs de mise en scène vont permettre au spectateur de pénétrer dans son/ses rêve(s). Animation 2D, 3D, vidéo YouTube, appel FaceTime, caméra de surveillance, images d'archives, extraits de films : Coma déploie tout un arsenal technique et créatif à l'inventivité stimulante et déconcertante.

En confrontant un drôle de tuto cuisine à une scène de sexe entre deux poupées, Bertrand Bonello distille, non sans humour, une douce étrangeté et une poésie légèrement régressive passionnantes. À l'instar des échos qui unissaient la même Louise Labèque à un zombi dans Zombi Child, le cinéaste associe des contraires, fait circuler des niveaux de réalité pour toucher à une forme de musicalité sensible et vertigineuse.

Par ailleurs, avec Coma, le réalisateur semble pousser ce postulat à un point d'épure inédit, bien qu'amorcé par la structure scindée en deux de Nocturama et le double récit de Zombi Child. Long-métrage le plus court de sa filmographie (1h20), Coma va d'un point A à un point B, et ce avec une étonnante économie. Ici, rien n'est superflu, ce qui amplifie l'étrangeté du film, et distille un sentiment d'urgence.

 

PhotoCindy, the doll is mine

 

En effet, dans Coma, tout est fait pour que le voyage soit transparent, et la destination claire, comme si Bertrand Bonello avait peur de ne pas être compris. Une crainte que le cinéaste formule directement lors d'un prologue qui s'adresse ouvertement à sa fille Anna, sur des images retravaillées de son Nocturama. Le réalisateur reprend ici un extrait de son film-essai réalisé en 2020, La Première lettre à ma fille, où il faisait part, entre autres, de son regret d'avoir rendu Nocturama "trop long et complexe" alors qu'il voulait en faire un film sur la jeunesse "simple comme un geste".

Coma est hanté par cette peur de ne pas être compris, ce qui force parfois le film à des dialogues trop explicatifs et à quelques séquences trop théoriques comme celles autour du révélateur, un objet permettant de prendre conscience de son absence de libre arbitre. Néanmoins, si l'expérience hypnotique et sensorielle du film est parfois étouffée par un penchant un peu trop didactique, cette tendance le contamine d'une mélancolie et d'une inquiétude vraiment touchantes.

 

PhotoPortrait d'une génération

 

Jeu d'enfant

Une inquiétude qui est incarnée avec brio par l'adolescente jouée par Louise Labèque. En quelques profonds regards et dialogues hésitants, la jeune femme parvient à dégager derrière son jeu mutique une intime tristesse. Le jeu intériorisé de la comédienne ne fait que renforcer la mélancolie de son personnage qui tente d'extérioriser son spleen à travers des textes sur son ordinateur, des conversations avec un serial killer imaginaire et des échanges entre ses poupées.

Mais l'adolescente efface aussitôt ses écrits, tandis que l'imaginaire soap flottant de ses figurines ne suffit pas à retranscrire son émotion : la protagoniste peine à exprimer un malaise qui ne demande qu'à être libéré. L'interprétation de Louise Labèque est alors à l'image du film, habitée d'une grande amertume, mais recouverte d'un verni glacé. Image lisse, filmage lancinant et musique éthérée, Coma plonge son spectateur dans l'état de stase de son personnage, dans une sorte de rêve éveillé parfaitement hypnotisant.

 

Photo Louise Labèque, Ninon FrançoisQuelque chose d'organique

 

Une atmosphère hallucinogène qui fait écho au monde virtuel de l'héroïne. FaceTime, Zoom et YouTube deviennent les seuls liens qui unissent l'adolescente au réel. Une fenêtre légèrement difforme que Bertrand Bonello choisit de ne pas juger ou moquer, au mépris de toute une génération bercée par les réseaux sociaux. Au contraire, le cinéaste donne à voir le plaisir sécurisant d'embrasser un flux d'images multiples qui conjugue allégrement l'animation de poupées Barbie à un programme météorologique, comme TikTok juxtaposerait une vidéo de chats qui dansent et une interview Kombini.

Avec humilité et compassion, Bertrand Bonello dessine une bulle confortable autour du personnage de Louise Labèque. Cette bulle la protège d'un monde asphyxiant traversé de crises écologiques, économiques, de délires sécuritaires, de toxicités masculines et de pandémies mondiales. La violence du monde pèse sur ses épaules comme le regard oppressant des caméras de surveillances qui l'observent lorsqu'elle sort de chez elle. Coma prend ainsi le pouls d'une jeunesse qui tente tant bien que mal de se dissimuler à l'agressivité d'un monde qui la guette et la menace.

 

Photo Louise LabèqueLes Griffes de la nuit

 

Inland Empire

Mais le rêve ne nous protège pas longtemps de la dure réalité. En témoigne la scène où la poupée doublée par Gaspard Ulliel parasite la danse de l'héroïne en reprenant les tweets délirants de Donald Trump qui fanfaronne sur la taille de son bouton nucléaire. La folie du réel rattrape la fiction et la dérègle. Les différents niveaux de dispositifs du film, comme plusieurs onglets web ouverts sur un ordinateur, finissent par s'entrechoquer jusqu'au malaise à grands coups de répétitions abrutissantes et de rires enregistrés malsains.

Coma distille alors un trouble et une noirceur très stimulante, qui tend presque au film de genre. C'est d'autant plus flagrant lorsque Louise Labèque, comme pour sortir de ce rêve devenu cauchemar, s'essaie à la mutilation pour ressentir à nouveau une émotion, une sensation. Quelque chose d'organique en somme, comme le nom du tout premier long-métrage réalisé par Bertrand Bonello, qui depuis ne fait (presque) que parler de personnages vidés qui tentent de renaître.

 

Photo Louise LabèqueLes Révoltés de l'an 2000

 

Cependant, l'étrangeté et le malaise ne sont jamais allés aussi loin que dans Coma, notamment lorsque le cinéaste s'enfonce dans une terrifiante forêt, entre-espace lynchien filmé avec une caméra DV brute et primitive. Dans ces séquences angoissantes, la protagoniste erre, à la marge, sans savoir si, à l'instar du spectateur, elle doit être repoussée ou attirée par ce décor.

Une voix réconfortante lui dit alors, comme un père rassurerait sa fille, qu'elle finira bien par trouver sa place dans ce monde. Alors que le film s'enfonce de plus en plus dans ce lieu d'incertitude, où le révélateur et son déterminisme sont inefficaces, Coma déploie une émotion de plus en plus assumée jusqu'à un final déchirant. Là où Nocturama se terminait sur la mort du groupe, d'une génération, Coma se conclut sur un départ, une fuite vers l'inconnu.

Comme le dit la protagoniste, il ne s'agit pas de mourir, mais simplement de se perdre, peut-être pour mieux se retrouver/rencontrer soi-même. De cette idée profondément évocatrice, Bertrand Bonello en tire un poème bouleversant d'espoir dédié à sa fille, une exhortation à trouver et investir la marge pour s'armer de poésie et rendre les lendemains meilleurs. "Même si l'hiver est long et rude, le printemps finit toujours par arriver."

 

Affiche

Résumé

Parfois trop théorique et trop explicatif, Coma reste un des films les plus beaux et inquiets réalisés par Bertrand Bonello. C'est un voyage hallucinogène à la fois fou, drôle, terrifiant et bouleversant.

Autre avis Mathieu Jaborska
La volonté très personnelle de croquer les singularités de l'adolescence contemporaine à travers la période du confinement serait d'autant plus intéressante, voire touchante, si les dispositifs expérimentaux n'étaient pas aussi éloignés de la jeunesse en question. Ça n'en reste pas moins une étape passionnante dans la carrière du cinéaste.
Newsletter Ecranlarge
Recevez chaque jour les news, critiques et dossiers essentiels d'Écran Large.

Lecteurs

(2.4)

Votre note ?

commentaires
Rirififiloulou
16/11/2022 à 18:33

Mouais super encore de la branlette intellectuelle !!

Lululaberlu
16/11/2022 à 13:15

Bouleversant

votre commentaire