Mister Spade : critique du jeu de la dame de pique sur Canal+

Ange Beuque | 26 février 2024
Ange Beuque | 26 février 2024

Sherlock Holmes et Philip Marlowe n'ont qu'à bien se tenir : le redoutable détective privé Sam Spade reprend du service dans une coproduction Canal+ et AMC. Créée par Scott Frank (Le Jeu de la Dame) et Tom Fontana (Oz), la série Mister Spade envoie Clive Owen en préretraite mouvementée dans le sud de la France. Entre deux échanges avec des autochtones (Denis MénochetLouise BourgoinChiara Mastroianni), il lui faudra élucider un massacre de religieuses et assumer la relève mythique d'Humphrey Bogart dans Le Faucon Maltais.

Une suite qui prend son envol

Si Mister Spade (Monsieur Spade en VO, non ce n'est pas une erreur) s'inscrit dans la tendance contemporaine au grand recyclage fictionnel, Sam Spade ne constituait pas le choix le plus évident. Certes, l'adaptation de 1941 du roman de Dashiell Hammett est un classique cinématographique, mais la référence est-elle encore suffisamment mobilisatrice ?

La série fait pourtant le pari d'établir un pont clair avec Le Faucon maltais. C'est pour honorer une promesse à Brigid O'Shaughnessy, femme fatale de sa célèbre aventure, que le détective atterrit en France. Si la lumière est progressivement faite sur les événements se déroulant entre les deux intrigues, quelques éléments de contexte en ouverture n'auraient pas été superflus.

 

Mister Spade : Clive Owen, Cara BossomQui coupe à trèfle

 

Mais les créateurs Scott Frank et Tom Fontana, crédités à l'écriture, se détachent rapidement de l'oeuvre pour suivre leur voie propre. Mister Spade débute directement par l'arrivée du héros dans le sud de la France en 1955, et place une jeune fille effrontée sous sa tutelle dans une dynamique rappelant, entre autres, The Last of us.

Après huit années d'une vie relativement paisible, le meurtre atroce de six religieuses va plonger Spade dans un écheveau dense de mystères, où gravitent également un enfant très convoité et le retour d'un ennemi brutal. Comme dans toute bonne intrigue noire, chaque protagoniste poursuit ses objectifs propres. Mais la rétention d'informations, consubstantielle au genre, est ici parfaitement calibrée et, de fait, jamais frustrante. Constituée de six épisodes seulement, la série n'accuse aucun temps mort.

 

Mister Spade : Clive Owen, Martine SchambacherQuand tu comprends que le massacre de religieuses n'a rien à voir avec la pâtisserie

 

Clive Owen, l'héritier noir

Si Sam Spade est issu d'un roman et de nouvelles, c'est bien le film de John Huston qui l'a inscrit dans l'inconscient collectif. À ce titre, la performance de Clive Owen (également producteur exécutif) était scrutée, puisqu'il doit reprendre l'un des rôles les plus emblématiques d'Humphrey Bogart.

On pouvait craindre que le personnage soit dénaturé, par opportunisme ou nonchalance créative. La série ne tarde pas à balayer ces inquiétudes en rendant justice au charisme du détective hard boiled. Le dur à cuir est d'ailleurs devenu un tel archétype que le spectateur trouve rapidement ses marques, d'autant que le scénario respecte son caractère ombrageux et coriace : Sam Spade reste le genre d'énergumène qui accepte de se rendre seul en pleine nuit dans un cimetière sur convocation de son pire ennemi.

 

Mister Spade : Clive OwenSpade fendra-t-il le cœur de Pagnol ?

 

C'est également un homme de principe, qui ne transige jamais avec son compas moral : son arrivée au pays du fromage puis les conditions de son installation découlent d'engagements qu'il a pris et qu'il compte assumer envers et contre tout. Les circonstances qui l'ont amené à prendre en charge la fillette nuancent d'ailleurs la radicalité de son choix fondateur à la fin du Faucon maltais.

On lui découvre une pointe nouvelle de vulnérabilité, liée au deuil des amours (tré)passés et à la vieillesse. En plus de payer le prix de son tabagisme inconséquent, il n'est plus forcément dominant physiquement et commence à accuser le poids de l'âge : l'une des premières scènes nous l'introduit (façon de parler) en plein toucher rectal.

La trogne désabusée de Clive Owen, qui s'est récemment illustré dans Un meurtre au bout du monde, se révèle parfaite pour le rôle... d'autant qu'on prend plaisir à le voir en découdre avec la langue de Wejdene. Tous les autres acteurs sont au diapason, aussi solidement écrits qu'interprétés, dont la jeune Cara Bossom, d'un aplomb épatant. Quant à Denis Ménochet, Stanley Weber, Louise Bourgoin et autres Jonathan Zaccaï, ils n'ont pas uniquement été castés pour faire "couleur locale" et livrent une performance irréprochable.

 

Mister Spade : Matthew Beard, Rebecca RootLe gang des adorateurs de Pinto, le fanfaron maltais

 

Made in France

Spade se retrouve donc déraciné du terreau franciscanais qui lui seyait tant pour poser ses valises chez nous. Pendant qu'Emily in Paris, Daryl Dixon et The Killer contribuent à engorger la Ville lumière, le détective se charge de dévoiler une autre facette de la cinégénie de nos paysages.

Plus exactement, c'est à Bozouls que se situe l'action. Suspendue à pic de falaise, cette commune aveyronnaise constitue un superbe écrin que la photographie et une mise en scène inspirée subliment au reste. Si le gimmick du dangereux américain reclus dans l'arrière-pays ne donne pas que des miracles (coucou, Malavita de Luc Besson), l'effet de décalage qu'il génère participe au charme de la série, qui s'amuse dès son carton introductif de l'incongruité de la greffe.

 

Mister Spade : Louise BourgoinBaguettes et bérets, manque plus que le cabaret

 

Évidemment, quelques bérets sont de rigueur, un chien s'appelle Charlemagne et la bande-son évoque un juke-box hacké par un fanatique de variété française. Mais Juliette Greco et Françoise Hardy voisinent avec des nappes de saxophone, et la série n'exploite pas uniquement la France pour ses marqueurs superficiels. L'intrigue s'insère habilement dans les problématiques des années 50 et 60, lorsqu'il a fallu panser les plaies croisées de la Seconde Guerre mondiale et de celle d'Algérie.

La collaboration de l'une, la compromission morale de l'autre ont ouvert des failles béantes dans la communauté, conditionnant d'une manière ou d'une autre les actes de tous les protagonistes. Ce passif leur confère une substance instantanée, tout en légitimant la transformation d'une paisible bourgade en colloque d'organisations secrètes à faire pâlir OSS 117 : Le Caire, nid d'espions.

Mister Spade est diffusé chaque lundi sur Canal+ depuis le 26 février 2024

 

Mister Spade : Affiche française

Résumé

Au-delà de constituer un excellent prétexte pour revoir l'immense classique du polar Le Faucon Maltais, Mister Spade brille par son écriture habile et ses interprètes inspirés. Son charme intemporel semble de la matière dont sont faits les rêves.

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Lecteurs

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commentaires
Birdy l'inquisiteur
18/03/2024 à 20:48

Très agréable à suivre, et de vraies qualités à tout point de vue, et pourtant, on passe à côté de la perle noire pour des défauts de paresse : ses antagonistes avant tout, et la résolution du bordel. Expédié sans vrai affrontement, même une joute verbale, par ex entre le tant recherché St André et Spade.
La gamine disparait de l'intrigue pour un autre gamin sans qu'on y gagne au change.
Les secrets du village perdus dans l'intrigue, village d'ailleurs bien calme quand on mitraille au crépuscule.
Le charme de Clive Owen opère à chaque plan, mais il intervient de moins en moins, et c'est bien dommage : pourquoi tant le ménager ?
La ville labyrinthique n'en fait pas profiter la mise en scène, qui aurait pu jouer de ses ruelles et de son dénivelé pour des poursuites autrement plus endiablées que quelques passages sous un lampadaire.
Et finalement, la guerre en Algérie, qui plane au dessus de chacun comme un fardeau impossible à oublier, n'arrive pas à relier les deux bouts. Entre le drame qui emporte certains personnages et l'espièglerie du ton final, l'impression tenace quand le générique arrive qu'on a presque vu une superbe série. Presque, car comme son personnage principal, on évite trop de s'impliquer.

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