Uncharted, Soul Reaver : Amy Hennig, le destin d'une artiste maudite

JL Techer | 19 février 2022 - MAJ : 21/02/2022 13:53
JL Techer | 19 février 2022 - MAJ : 21/02/2022 13:53

De Soul Reaver à UnchartedAmy Hennig a contribué à élever le jeu vidéo au rang d'art à part entière, notamment chez Naughty Dog. Retour sur la carrière d'une artiste exceptionnelle. 

"La malédiction Amy Hennig". Dans le petit monde du jeu vidéo, la créatrice américaine est souvent considérée comme un mouton noir, celle à qui tout arrive, et souvent le pire. Jeux abandonnés, renvoi manu militari de Naughty Dog, projet Star Wars avorté... tout semble s'ajouter pour dépeindre un portrait malheureux d'Amy Hennig. 

Pourtant rien ne saurait être plus faux. Car si elle a connu une traversée du désert aux allures de grand-huit émotionnel, la réalisatrice a vécu des années grandioses. Elle est la mère de trois des plus grands héros du jeu vidéo (Kain, Raziel et Nathan Drake), et aura contribué à élever le médium vidéoludique toujours plus haut, avec la volonté de lui voir enfin attribuer les lettres de noblesse qu'il mérite.

Retour sur l'une des artistes les plus influentes de l'industrie du jeu vidéo. 

 

 

Atari-sques et périls

Quand Amy Hennig est entrée à la prestigieuse université de Berkeley pour étudier la littérature anglaise, elle l'a fait par passion de l'écriture. Une fois son bachelor's degree en poche, elle a préféré se tourner vers sa deuxième passion après les belles lettres : le cinéma. Alors qu'elle étudiait le septième art à l'université San Francisco, en 1989, elle est embauchée par Atari pour travailler sur le portage d'ElectroCop sur Atari 7800. 

Une expérience qui a été pour elle un électrochoc. Elle a alors réalisé le potentiel narratif du jeu vidéo, et constaté à quel point ce potentiel n'est pas exploité comme il le mériterait. Bien que la version Atari 7800 d'ElectroCop sur laquelle elle a travaillé soit annulée, sorte de prophétie annonciatrice de ce que sera une partie de sa carrière, elle savait dorénavant que son cheval de bataille serait le jeu vidéo, et rien d'autre. Dans une interview donnée au Los Angeles Times, elle déclarait à propos de ce travail pour Atari : 

"C'était purement pour le salaire. Mais une fois que j'ai commencé, la roue a commencé à tourner et j'ai eu une illumination : c'était un moyen de communication plus intéressant et plus novateur que le cinéma."

 

Amy Hennig : photoElectroCop, électrochoc, surtout pour les yeux

 

Une obsession qui va guider sa façon d'appréhender le game-design durant toute sa carrière dans l'industrie vidéoludique. Elle n'aura de cesse de briser les murs séparant le cinéma et le jeu vidéo, exploitant les moyens techniques du premier pour faire grandir le second. Cependant, chez Atari, ses ambitions sont prisonnières d'un carcan bien trop étroit. 

En 1991, elle quitte Atari, pour rejoindre Electronic Arts, éditeur avec lequel elle entretiendra une relation en dents de scie pendant de longues années. Une fois dans les rangs d'EA, elle prend part en tant que designer au développement du RPG The Bard's Tale IV sur PC. Très appréciée des amateurs de Donjons & Dragons, la saga Bard's Tale a connu son heure de gloire à la fin des années 80, début 90. Cependant, ce quatrième volet n'a jamais vu le jour, le projet ayant été enterré par EA alors en conflit avec Interplay, qui avait conçu les trois premiers épisodes. 

 

Amy Hennig : bard's tale 4The Bard's Tale IV, et oui c'est très laid

 

Après cette déconvenue au goût amer lui rappelant la mésaventure ElectroCop, en 1992 Amy s'est retrouvée sur le jeu d'hélicoptère Desert Strike : return to the Golf sur MegaDrive et SNES. Un jeu d'assez mauvais goût qui exploitait sans vergogne les événements de la guerre du Golfe pour en faire du divertissement. Au-delà de ce parfum de souffre, le jeu proposait tout de même un semblant de scénario, et surtout une grosse dose d'action façon Airwolf (Supercopter).

La première consécration est venue deux ans plus tard, alors qu'elle travaillait en tant qu'artiste sur l'étrange produit d'exploitation Michael Jordan: Chaos in the Windy City. Alors que le designer principal a quitté le studio, Amy Hennig a été nommée conceptrice principale, et a dû prendre en charge l'intégralité du projet. Une mission qu'elle a réussi à mener de main de maitre, et qui lui a permis de montrer ses talents de cheffe d'équipe.

Tout n'était pas rose pour autant. Soumise à une forte pression et à des cahiers des charges très restrictifs concernant les titres à réaliser, la créatrice a décidé de prendre ses distances après la sortie du jeu Michael Jordan pour rejoindre Crystal Dynamics. Et c'est au sein de cette jeune équipe qu'elle a enfin pu déployer ses ailes. 

 

Amy Hennig : photoMichael Jordan Vs des mutants de l'espace avant Space Jam

 

Vampires, vous avez dit vampires ?

Une fois encore, en changeant de crèmerie, Amy Hennig s'est retrouvée tout en bas de l'échelle de la création. Malgré son rôle de manager sur Michael Jordan: Chaos in the Windy City, elle n'a été créditée qu'en tant qu’artiste additionnelle sur son premier titre chez Crystal Dynamics : 3D Baseball, sorti sur PlayStation et Saturn en 1996.

L'ambiance plus détendue qui régnait parmi les équipes de Crystal Dynamics correspondait mieux au caractère d'Amy Hennig, et rapidement elle est entrée dans le pré carré des fondateurs du studio : Judy Lang, Madeline Canepa et Dave Morris, des vétérans de l'école SEGA. À peine a-t-elle bouclé l'affaire 3D Baseball qu'elle a été promue en tant que design manager sur le projet qui a marqué un tournant dans sa carrière : Blood Omen : Legacy of Kain.

 

Amy Hennig : photoLa vengeance a le visage de Kain

 

Bien qu'officiellement cantonnée à un rôle technique, Hennig s'est très vite rapprochée de David Dyack, le concepteur de Blood Omen (et futur créateur de Eternal Darkness: Sanity's Requiem). C'est à quatre mains qu'ils ont créé le personnage de Kain, un seigneur de guerre qui se fait assassiner, renait en tant que vampire, et est guidé par son désir de vengeance. Le mythe de Dracula n'est pas loin.

Dyack et Hennig ont réussi à créer un personnage d'une profondeur et d'une complexité rares. Si le jeu était assez classique dans sa forme, proposant un mélange de hack'n'slash, d'exploration, et d'énigmes à résoudre, tout le sel du titre venait de son anti-héros charismatique au possible, aux inspirations cinématographiques, comme le rapporte dark-chronicles.co.uk 

"Kain a été conçu pour être un jeu auquel les adultes auraient envie de jouer. Le personnage de Kain a été modelé en partie sur le personnage de Clint Eastwood dans le film Unforgiven. Dans ce film, il n'y avait pas de personnages "bons" ou "mauvais", ils étaient tous "gris". La vision de Kain était de créer un jeu où le joueur est mis dans une position où tout le monde croit que vous êtes mauvais, peut-être même vous-même."

 

Amy Hennig : photoC'est moche, mais c'est génial

 

La patte d'Amy Hennig est déjà là, en transparence. Loin de nous l'idée de réduire l'importance du travail de David Dyack sur Blood Omen, mais le fait est que Hennig a peu à peu pris la main sur la création du titre, qui fut un immense succès critique et public. Son rôle fut d'une telle importance que Crystal Dynamics finit par lui confier les rênes de la réalisation de la suite des aventures de Kain : Legacy of Kain : Soul Reaver

Pour cette suite, Amy Hennig a souhaité mettre tout son savoir-faire technique, ses ambitions littéraires et cinématographiques. Pour la première fois, elle détenait les pleins pouvoirs, et a pu donner naissance au jeu de ses rêves. Elle le voulait épique, tragique, et surtout avec un gameplay en accord avec la narration, soit l'essence même de ce qui sera le "style Amy Hennig"

 

Legacy of Kain : Soul Reaver : photoRaziel, Prince de la Classe

 

Vampires en toute intimité

Pour prendre ses distances avec le travail fait sur Blood Omen, Hennig a décidé de créer un nouvel anti-héros : le tragique Raziel, ange déchu au service d'un Kain empereur de Nosgoth, qui finit trahi par son propre maitre. Pour lui donner corps, la réalisatrice s'est inspirée à la fois de la littérature classique anglaise, avec le Paradis Perdu de John Milton, du cinéma expressionniste avec le Cabinet du Dr Caligari, et de la fantasy avec le mythe d'Elric de Moorcock.

Bénéficiant désormais des moyens financiers d'Eidos Interactive, qui venait de racheter Crystal Dynamics, elle prit également la décision de faire entrer la licence dans ce qu'elle considérait comme l'avenir du jeu vidéo : la 3D. Et elle ne s'arrêtait pas là : le jeu en monde ouvert devait pouvoir être parcouru sans aucun temps de chargement, et deux mondes parallèles devaient se superposer l'un à l'autre. Rien que ça.

 

Legacy of Kain : Soul Reaver : photoUne bonne rasade d'âmes

 

En 1999, cela relevait de l'exploit. Certains techniciens pensaient même cela impossible. Dans une interview accordée à Idlethumbs.net en septembre 2016, lorsqu'elle explique comment l'un des mécanismes caractéristiques de Soul Reaver, la transition en temps réel des joueurs entre le monde "réel" du jeu et le monde des esprits, a été rendu possible parce que l'équipe de conception du jeu n'avait pas bien pris en compte les supposées limitations techniques de la PS1 :

"Quand on nous a dit que c'était impossible, je pense que nous nous sommes demandé avec quoi nous pouvions travailler. Et [nous] avons simplement joué avec dans 3ds Max et nous nous sommes dit : "OK, ça semble assez simple en fait". Mais si quelqu'un avait examiné le problème d'une manière beaucoup plus intelligente, compliquée et technique, il n'aurait pas été capable de voir cette solution [...] Les concepteurs ne devraient pas sous-estimer leur capacité à se demander "Et si...". Parfois, les meilleures idées viennent d'un endroit inattendu."

 

Legacy of Kain : Soul Reaver : photoLa Soul Reaver, épée buveuse d'âme, écho de la Stormbringer d'Elric

 

À sa sortie, Soul Reaver fit l'unanimité auprès de la presse spécialisée, et s'est écoulé à plus d'un million d'exemplaires sur PS1. Les sorties sur PC et DreamCast ont connu le même succès. Plus encore que son monde ouvert et la beauté graphique du titre, c'est son héros presque shakespearien, Raziel, qui a su toucher le public, au point de devenir une icône du jeu vidéo. 

Amy Hennig est une conteuse d'histoire, et Soul Reaver a été le terrain de jeu idéal pour qu'elle puisse s'exprimer. Le pari fou de mettre les joueurs dans la peau d'un personnage qui devait faire face au héros du précédent épisode (qui a dit The Last of Us ?) tenait du jamais-vu. Elle a su brouiller les limites entre gameplay et narration, grâce à des trouvailles comme la transition entre les mondes. Le gameplay devenait narration, et inversement. 

Interviewée pour le podcast Designer Notes en 2016, la réalisatrice a même reconnu qu'elle considérait Soul Reaver comme son chef-d'oeuvre :

"En fait, je suis toujours très fière de ce jeu ; je veux dire que si quelqu'un disait... quel est le meilleur jeu que vous avez conçu, je dirais probablement Soul Reaver. J'avais l'impression que c'était l'expression la plus pure de l'histoire et du gameplay qui sont la même chose."

 

Legacy of Kain : Soul Reaver : photoUne DA gothique au possible

 

Au vu du succès du titre, Eidos a rapidement demandé à Hennig de mettre en chantier une suite aux aventures de Raziel. Legacy of Kain Soul Reaver 2, puis Legacy of Kain : Defiance ont donc été mis en production, pour des sorties respectives en 2001 sur PS2 et PC, puis en 2003 sur PS2, PC et Xbox. Si ces suites ont été particulièrement intéressantes d'un point de vue narratif, jouant avec les lignes temporelles, elles ont surtout brillé grâce à la qualité de leur écriture. Defiance avait même offert la possibilité de jouer à la fois Raziel et Kain dans le même opus. 

Après la fin de la production de Defiance, en 2003, Amy Hennig a décidé de prendre ses distances avec Eidos pour cause de divergences artistiques. Elle a alors rejoint le studio Naughty Dog, connu à cette époque pour les sagas Crash Bandicoot et Jak and Daxter

 

Legacy of Kain : Defiance : photoDouble dose de vampires pour Defiance

 

Méchant chien

Naughty Dog avait confié à Hennig la réalisation de Jak 3, pour une sortie express en 2004. D'aucuns diraient qu'il s'agissait là d'une sorte de test grandeur nature avant d'entamer les choses sérieuses, puisque même au poste de game director, elle a été sous la houlette de Jason Rubin et Evan Wells, respectivement réalisateur et designer de Jak II

Pendant les trois années qui ont suivi, la mère de Kain et Raziel a travaillé d'arrache-pied à un nouveau projet, ayant pour nom de code "Project BIG", qui devait être l'ultime rencontre entre le cinéma à grand spectacle et le jeu vidéo. Pour concrétiser sa vision, elle s'est retrouvée à la tête d'une équipe de 150 à 200 personnes. Le résultat de ce boulot de titan a reçu pour nom définitif Uncharted : Drake's Fortune

Uncharted débordait d'amour pour le 7e art et pour le média vidéoludique. Nathan Drake, le héros de ce qui deviendra une saga culte, a été conçu comme un lointain cousin d'Indiana Jones. Mais Hennig ne voulait surtout pas donner au monde un nouveau superhéros en tenue d'aventurier. 

 

Uncharted : Drake's Fortune : photoUn mec normal (ou presque)

 

Drake devait être un homme ordinaire confronté à des situations extraordinaires, afin que le public puisse s'identifier à lui. Les joueurs devaient pouvoir faire preuve d'empathie envers lui, et se dire "ce pourrait être moi". Aussi, même s'il est incapable de tomber du haut d'un immeuble sans finir dans un fauteuil roulant, dans ses actions et dans ses réactions, et plus encore dans ses interactions avec les autres protagonistes, il est pleinement humain, avec ses failles et ses faiblesses.

Dès les premières minutes de jeu, Uncharted est parvenu à poser toutes les bases de ce que sera la saga complète : de l'action débridée, une mise en scène qui transpire la passion pour le cinéma, et des personnages complexes, avec des motivations et des réactions très humaines. La séquence d'ouverture où Nathan et Elena doivent survivre à l'attaque de leur bateau en attendant l'apparition inespérée de Sully reste mémorable. 

Une fois encore, le succès a été au rendez-vous, et a été la preuve que la méthode Hennig était plus que bankable. L'émotion fait vendre, et mettre en avant les personnages plus encore que l'action fonctionne à merveille. Uncharted 2 : Among Thieves a donc été mis en production très rapidement après le lancement du premier opus, avec pour optique : toujours plus. Plus de voyages, plus d'émotions, une mise en scène plus grandiose, plus de tout. 

 

Uncharted 2: Among Thieves : photoAmbiance tendue en coulisses

 

No, no, no, no, noooo!

Si sa collaboration avec Neil Druckman à l'écriture du scénario s'était déroulée sans encombre sur le premier épisode, sur ce second, quelques tensions ont commencé à apparaitre. Ce dernier était en effet très proche de Bruce Straley, crédité comme co-directeur artistique sur Uncharted 1, et avait contribué à concevoir les mécaniques de gameplay du titre, mais surtout il avait élaboré les méthodes de motion et facial capture pour le jeu. Et entre Straley et Hennig, le torchon brûlait lentement mais surement. 

Straley avait pour credo que le gameplay devait primer sur le reste, et que l'investissement des joueurs n'était que le résultat d'un gameplay efficace et d'une narration épurée. Dans un entretien publié en janvier 2020 sur le site GamesIndustry.bizStraley expliquait que pour lui, des personnages trop bavards ne pouvaient que nuire à l'expérience des joueurs : "[au début de l'histoire des jeux vidéo], on avait des protagonistes silencieux qui étaient des avatars dans lesquels les joueurs pouvaient se projeter".

 

Uncharted 2: Among Thieves : photoLe gameplay ou la narration, là est la question

 

Autrement dit, Bruce Straley défendait un point de vue à l'exact opposé de celui de Amy Hennig qui, elle, pensait que les dialogues, l'émotion et la narration étaient les meilleures motivations possible pour captiver le public. Autant dire que la cohabitation de ces deux personnalités aux postes de directeurs du jeu fut plus que compliqué. 

Du côté du grand public, ces querelles étaient passées inaperçues, et Uncharted 2 a été l'épisode de tous les records. Avec près de 7 millions d'exemplaires vendus, un score Metacritic de 96%, et une flopée de distinctions. Il est par beaucoup considéré comme le meilleur opus de la saga de Drake (et à juste titre). 

Évidemment, Naughty Dog n'allait pas s'arrêter en si bon chemin, et Uncharted 3 : L'Illusion de Drake est mis sur les rails dès la fin 2009. L'équipe d'Amy Hennig s'est vue accorder un délai de deux ans pour livrer le jeu. Pour l'occasion, la réalisatrice n'est plus secondée par Neil Druckmann ni par Bruce Straley, mais par Justin Richmond, game designer de son état. Si sur le papier, cela pouvait sembler être une libération pour elle, ce fut tout le contraire. 

 

Uncharted 3 : L'Illusion de Drake : La MomieMétaphore de l'état de l'équipe pendant la prod d'Uncharted 3

 

Druckmann et Straley n'étaient plus dans les pattes de Hennig, parce qu'ils étaient sur un tout nouveau projet d'envergure : The Last of Us. Si Hennig pensait avoir les coudées franches, ce n'était pas vraiment le cas. Peu à peu, les membres de son équipe ont été transférées vers les équipes de TLOU, car le studio n'arrivait pas à recruter suffisamment de personnel, comme elle l'expliquait à GamesIndustry en octobre 2016 : 

"[Uncharted] 3 était difficile, car même si nous avions à nouveau deux ans, c'était deux ans après deux projets qui étaient une crise. Et c'était une époque où nous essayions également de développer le studio et de nous diviser en deux équipes, et de gérer tous les problèmes de recrutement qui en découlaient. Et nous essayons de savoir quoi faire face au succès du deuxième opus, et je n'avais encore que deux ans avec tous ces défis. C'était difficile."

 

La Momie : UnchartedLe studio d'Hennig vu du ciel

 

L'accouchement s'est donc fait dans la douleur. "Je travaillais à peu près sept jours sur sept, au moins 12 heures par jour" déclarait-elle lors de la même interview. Naughty Dog a souvent été pointé du doigt pour sa culture du crunch, et Uncharted 3 a souffert de cette gestion. Le produit fini, bien que toujours d'une qualité folle, tant graphique que narrative, montre une forme de lassitude de la formule. Ce Nathan Drake fatigué, usé, presque au bout du rouleau était sans doute la matérialisation du ressenti de la réalisatrice lors de l'élaboration du jeu. 

Ceci n'a pas empêché le titre de bénéficier de moments de gloire absolue. Le passage de l'avion reste encore aujourd'hui une leçon de mise en scène. Rien d'étonnant à ce que le futur film Uncharted l'ait reprise presque en l'état. Comme pour ses deux aînés, Uncharted 3 a cartonné au box-office, même s'il n'a pas égalé le score de son prédécesseur, en réalisant "seulement" 4,23 millions de ventes. 

 



Charybde, Scylla et electronic arts

Après Uncharted 3, Amy Hennig est exténuée. Mais la pression de la hiérarchie était telle qu'elle a dû remettre le couvert en 2012 pour un quatrième épisode d'Uncharted.  Cette fois-ci, le délai de production était plus long, près de quatre ans. Mais une fois de plus, la réalisatrice se retrouvait à la tête d'une équipe réduite, et devait concevoir de nouveaux outils de développement, car ce nouvel opus devait sortir sur PlayStation 4, et être un foudre de guerre en termes graphiques. 

Au bout de deux ans de labeur, la réalisatrice est remerciée par les dirigeants de Naughty Dog, qui ont confié le bébé à... Neil Druckmann et Bruce Straley, encore auréolés de la gloire de The Last of Us. Les rumeurs ont longtemps laissé entendre que le duo derrière TLOU a tout fait pour éjecter Amy Hennig. La majorité de ses idées ont été jetées au rebut, et le Uncharted 4 qui est arrivé dans les bacs en 2016 n'a plus grand-chose à voir avec le projet de départ d'Hennig. 

 

The Last of Us : photoThe Last of Us tueur d'Amy Hennig ? 

 

Bien qu'elle ait signé des accords de non-divulgation et de non-dénigrement au moment de son départ, quelques années après, elle est revenue sur ces idées perdues. Elle pensait faire de Sam, le frère de Nathan, une sorte d'antagoniste, un contrepoint à la vie du héros, qui aurait été d'une certaine manière l'ennemi malgré lui. Elle souhaitait également que lors de la première demi-heure de jeu, le joueur ne manipule aucune arme... On est bien loin de la course poursuite en bateau sous les tirs ennemis de la version finale. 

Loin de se laisser abattre, Amy Hennig avait rebondi immédiatement en acceptant une offre en or de la part d'Electronic Arts : travailler sur un jeu de la licence Star Wars (un rêve d'enfant pour Hennig)  dont le nom de code est "Project Ragtag". Le pitch est simple : créer un Star Wars Uncharted. Alors qu'elle est catapultée à la tête de l'équipe Visceral Games, les concepteurs de Dead Space, son parcours au sein du studio est semé d'embuches. 

 

Amy Hennig : photoUne des rares images de RagTag

 

En pleine production du titre, Patrick Soderlund, responsable des studios d'EA, a imposé à l'équipe de Visceral de travailler sur le jeu Batllefield Hardline, un FPS de la franchise Battlefield, l'archétype de tout ce que Hennig ne voulait pas faire dans le jeu vidéo. Soderlund faisait partie de ceux qui pensait que le jeu vidéo solo était voué à disparaitre, d'ailleurs, il a participé au démantelage progressif du studio Visceral, "non rentable" selon lui. 

L'épisode BF Hardline clos, Hennig et une équipe réduite de Visceral (moins de 60 personnes) se sont remis au travail d'arrache-pied. Les pontes d'EA mettaient une pression folle à l'équipe, exigeant d'avoir des démos du titre tous les six mois, afin de valider ou non la poursuite de la production. Suite à la première présentation de démo début 2016, EA a consenti à lui accorder l'aide du studio Motive, contrôlé par Jade Raymond, faisant grimper le nombre de développeurs à 140.

 

Amy Hennig : photoRagTag aurait eu un casting dans la pure tradition Star Wars

 

Avec cette épée de Damoclès sur l'équipe, la pression est presque ingérable. Et le répit accordé par l'arrivée de EA Motive est de courte durée, car quelques mois plus tard, l'équipe de Jade Raymond a été réquisitionnée pour développer le mode solo de Star Wars Battlefront 2jeu multi et donc prioritaire aux yeux de Soderlund. Avec une équipe épuisée et de nouveau réduite à peau de chagrin, contrainte d'être divisée en deux pour produire des démos, tout en avançant sur le projet principal, Hennig était au bout du rouleau. 

Si le Project Ragtag avait passé les premières validations de démos, courant 2017, sans véritables explications, une énième démo est refusée, et le projet est repris des mains de Visceral Games, pour être offert à EA Vancouver, qui a eu pour mission de le refondre en open-world, afin de satisfaire les exigences marketings du moment. Dans la foulée, Visceral Games est fermé.

 

Amy Hennig : photoStar Wars à la sauce western

 

Hennig a pu suivre quelque temps son bébé chez EA Vancouver, mais a fini par quitter Electronic Arts, dégoutée de ne pas avoir pu aller au bout de son projet. Quant à Project Ragtag, il n'a jamais vu le jour. Un véritable gâchis, si l'on en croit Zach Mumbach, ancien producteur sur le projet, qui s'était livré à quelques confessions en 2020 à la chaine YouTube MinnMaxShow :

"Je pense que nous aurions fait le meilleur jeu Star Wars jamais conçu. L'histoire, le cadre et les personnages auraient rencontré le succès, mais ce que nous avions à accomplir allait prendre du temps. Il y avait cette séquence folle avec un AT-ST qui était vraiment cool. Vous tentiez de le fuir, à pied, il essayait de vous abattre, mais vous étiez plus agile, vous vous faufiliez dans les ruelles fonçant à travers les explosions rendues possibles grâce à la gestion de la destruction du Frostbite... Vous auriez dit que c'était comme un Star Wars Uncharted !"

 

Amy Hennig : photoRagTag aurait même fait intervenir des personnages cultes

 

Back to the future 

Une fois libérée de ses engagements envers EA, Hennig se retire des affaires pendant presque deux ans. Elle revient en 2019 à la tête de son propre studio Skydance New Media, filiale du groupe cinéma Skydance (Mission: Impossible - Fallout). Une petite structure, pour laquelle elle ne souhaite pas embaucher plus d'une quinzaine de personnes, afin de pouvoir conserver une cohésion forte, et garder le contrôle sur ses productions. 

En tant que second, elle recrute Julian Beak, un vétéran de l'industrie, qui a notamment travaillé comme producteur chez EA sur les franchises Battlefield, Need for Speed et Star Wars. À l'image d'Amy Hennig, celui-ci a débuté comme petites mains en tant qu’artiste et game designer sur Little Big Planet, et l'adaptation SNES/MegaDrive du Roi Lion. 

Amy Hennig s'est faite alors plus discrète, menant sa barque loin des projecteurs, et tout semblait indiquer que Skydance produirait des jeux indépendants. Que nenni, puisqu'elle a co-signé le scénario de la superproduction AAA Forspoken pour Square Enix, en collaboration avec Gary Whitta, le scénariste du Livre D'Eli, et de Rogue One

 

Forspoken : photoForspoken, retour d'Amy Hennig à l'écriture

 

La dernière annonce concernant ses projets professionnels a fait l'effet d'une petite bombe. En effet, Skydance New Media a révélé le 29 octobre 2021 que le studio travaillait sur un projet secret de jeu vidéo sous licence Marvel. Les bruits de couloir laissent entendre qu'il pourrait s'agir d'un jeu Fantastic Four. Amy Hennig ne cache pas son enthousiasme quant à ce projet :

"Je ne peux pas imaginer un meilleur partenaire que Marvel pour notre premier jeu. L'univers Marvel incarne toute l'action, le mystère et les frissons du genre aventure pulp que j'adore et se prête parfaitement à une expérience interactive. C'est un honneur de pouvoir raconter une histoire originale avec toute l'humanité, la complexité et l'humour qui rendent les personnages Marvel si durables et de permettre à nos joueurs d'incarner ces héros qu'ils aiment."

Au vu des ambitions de Marvel pour leurs jeux vidéo solo (Spider-Man, Guardians of the Galaxy...), et connaissant l'amour immodéré et la science d'Amy Hennig pour la narration dans le jeu vidéo, les attentes sont déjà immenses. 

 

4 Fantastiques : photoLe visage du public à l'annonce d'Hennig travaillant avec Marvel

 

Dans une entrevue accordée au Los Angeles Times en 2010,  la réalisatrice de Soul Reaver est revenue sur les éléments marquants de son enfance qui l'ont conduit à se lancer dans le divertissement. Amy Hennig a expliqué que pour elle, le déclic a eu lieu en 1977, lors de trois phases successives : le lancement de l'Atari 2600, la sortie de La Guerre des étoiles et ses premières parties de Dungeons & Dragons.

L'Atari 2600 a amené les jeux vidéo dans les salons. Star Wars a transformé la notion de grand spectacle, et Donjons et Dragons a été la porte d'entrée vers une nouvelle narration : les histoires étaient désormais racontées par ceux qui la vivaient et y prenaient part, un principe clé de la conception des jeux vidéo, qui a été le coeur de la méthode Amy Hennig. "Nos cerveaux n'ont plus jamais été les mêmes après ça" a-t-elle déclaré. 

 

Star Wars : Episode IV - Un nouvel espoir : photo, David Prowse, Carrie FisherUn déclic pour Amy Hennig

 

Il y a fort à parier qu'avec ses créations vidéoludiques, elle soit parvenue à créer ce genre de momentum auprès du public. La vengeance de Kain, la chute de Raziel, ou les "no, no, no, nooooo!" de Nathan Drake font partie du patrimoine du jeu vidéo et ont à coups sûrs dû réveiller des passions, voire des vocations chez les jeunes joueurs.

Malgré ses multiples chutes, déceptions, et projets avortés, Amy Hennig est toujours restée au front de la création de jeu vidéo. Elle est l'exemple même d'une artiste résiliente, qui n'abandonnerait son art pour rien au monde.

Tout savoir sur Amy Hennig

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commentaires
Hermès
22/02/2022 à 16:05

Merci pour ce sujet !

Momo
21/02/2022 à 10:09

Très bon article , mais peut etre y mettre un peu de nuance, car Amy aussi talentueuse qu'elle soit a aussi ses défauts.. Il serait peut etre intéressant d'avoir des avis opposés

La on dirait juste une artistes incompris virée par des méchants créateur opportuniste..en plus du fameux "gentille femme vs méchant mecs" .

Grift
19/02/2022 à 22:31

Super sympa l'article. Merci beaucoup.

Glowy
19/02/2022 à 13:27

Soul Reaver, un excellent souvenir sur Playstation

Pseudo1
19/02/2022 à 13:12

L'une des artistes JV les plus douées, les plus estimées par le public (à juste titre !), et en même temps les plus dénigrées par les studios. Jamais vu un paradoxe pareil, à croire que les dirigeants ont vraiment de la merde dans le crâne.
J'aurais rêvé de voir son Uncharted (je découvre dans cet article le coup d'un Sam ennemi, qui aurait été effectivement très puissant narrativement parlant, bien plus que le gosse de riche finalement retenu) et son Star Wars.
En tout cas, énorme respect à elle : malgré les sacrées embûches, elle a clairement transformé le jeu vidéo dans son ensemble.

rouge carré
19/02/2022 à 12:57

article très interessant merci