Alejandro Jodorowsky (Santa Sangre)

Marie-Aurélie Graff | 10 novembre 2008
Marie-Aurélie Graff | 10 novembre 2008


 

 

 

Quel est votre sentiment par rapport à la sortie DVD de Santa Sangre ?

Je suis ravi, je viens de faire une interview avec des jeunes garçons de vingt ans et ils sont très intéressés par le film donc je suis très heureux. Surtout que Santa Sangre est le film que j'aime le plus.

 

Pensez vous que Santa Sangre aura le même impact sur la génération d'aujourd'hui ?

Je pense même qu'elle le comprendra mieux parce qu'à l'époque où je l'ai monté on voyait des films complètement différents alors qu'aujourd'hui mon film a influencé différents cinéastes. Je pense qu'il ne sera pas vu comme un film bizarre, mais vu de façon naturelle.

 

Peut-on dire que le mysticisme soit votre marque de fabrique ?

On pourrait le dire quand on regarde mes films, mais si on lit mes bandes dessinées comme Bouncer ce sont des aventures qui n'ont rien de mystique. Le mysticisme est l'un de mes arts mais pas une priorité.

 

On voit aussi dans Santa Sangre beaucoup de clins d'oeil aux grands maîtres du cinéma, notamment Tod Browning avec Freaks mais aussi à Hitchcock. Avez-vous voulu lui rendre un hommage ?

Non, je déteste Hitchcock ! Pour moi c'est un manipulateur, il ne fait que manipuler le spectateur. Il ne risque rien, toutes ses prises de vue sont cadrées et parfaites. Moi avec Santa Sangre j'ai pris des risques : par exemple, pour la scène de l'enterrement de l'éléphant; il y avait un village de personnes qui n'ont rien à manger, je leur ai dit « voilà 300 kilos de viande, allez la chercher ! » Et je les filme, je prends le risque. Hitchock lui n'a jamais osé faire ça. Moi je me fiche de ce que peut ressentir le spectateur parce qu'il est libre, je ne le manipule pas. Il peut s'amuser, approfondir, rire, se fâcher, chacun réagit comme il veut et tout ça à plusieurs niveaux. Donc je n'aime pas Hitchcock, je reconnais que c'est un artiste mais j'ai le droit de ne pas aimer les cinéastes qui sont bons. Par exemple, Marilyn Monroe ne m'a jamais excité, je la vois comme un travesti, je ne vois pas sa féminité, je vois une femme frigide qui fait la prostituée.

 

 


 

 

Donc aucune allusion à Norman Bates et les rapports avec sa mère de Psychose dans la relation de Fénix et sa propre mère ?

Je ne fais pas de clins d'oeil. J'aime beaucoup de films de Fellini, Bunuel, mais je n'aime pas faire de clin d'oeil. Je trouve que ça me coûte tellement d'efforts pour faire une prise de vue que de me mettre à faire un clin d'oeil c'est un luxe. Je ne l'ai pas, j'ai à peine l'argent pour faire ma prise de vue, qu'est ce que j'irai perdre mon temps à faire un clin d'oeil ?

 

Hormis le mysticisme, la place des rituels est importante dans la plupart de vos films. Dans Santa Sangre on voit celui de l'enterrement où Fénix peint entièrement ses victimes avant de les mettre en terre. Avez-vous vu ces rituels réalisés quelque part ?

On ne peut pas dire que je l'ai vu quelque part mais j'ai vécu dix-sept ans au Mexique et chaque premier novembre il y avait la Fête des morts. Je participais activement à l'entretien du cimetière pour voir comment se déroulaient les fêtes qui y avaient lieu et la façon dont elles étaient célébrées, leur façon de parler avec les morts. Donc on peut dire que j'étais préparé à faire cette scène mais je n'ai vu personne peindre les cadavres en blanc. C'est un rituel qui est sorti de mon coeur.

 

Il en va de même pour le rituel du passage à l'âge adulte.

Je suis un homme cultivé. Je connais le chamanisme, les bar-mitzvah juives et même la communion catholique où les petites filles s'habillent en petite fiancée pour être déflorées par le Christ, pour se marier avec lui. Et qu'est-ce que le mariage si ce n'est une union sexuelle ? Donc les rites de passages sont effectivement importants pour moi : c'est une façon de voir la vie, un moment qui marque une transformation d'un âge à l'autre.

 

 

 


 

 

Il y un message sur la liberté très important dans Santa Sangre. On voit l'enfermement de Fénix d'abord en asile, puis par ses hallucinations et les ordres de l'esprit de sa mère. Vouliez-vous expier un sentiment d'enfermement à travers le personnage de Fénix ?

En réalité c'est l'enfermement de la folie, c'est un enfant qui a été martyrisé et qu'on a rendu fou donc, à la fin, il croit qu'il se libère mais on va le remettre dans un asile de fou et comme je me suis basé sur un assassin qui a été dix années dans un asile et qui a été libéré. Moi j'imagine qu'il a passé dix ans dans un asile puis il est ressorti et s'est marié avec Alma, ils ont beaucoup d'enfants et vivent heureux. Il faut juste l'imaginer.

 

La scène finale, où il se fait embarquer par la police, n'est donc pas un pied de nez aux attentes du spectateur. Vous n'êtes pas un anti happy-end ?

C'est un anti happy-end mais Fénix, lui, est libéré intérieurement. La libération extérieure n'a aucune importance, seule la libération intérieure est importante. Même si on le met en prison, il sera libéré de sa folie.

 

 


 

Pouvez-vous nous raconter une anecdote de tournage ?

C'est très simple : un jour mon fils s'est évanoui. Son corps ne voulait rien manger, il n'avalait plus son petit déjeuner car il était trop bien dans le film. Je l'ai donc mis auprès d'une nourrice pour qu'elle s'occupe de lui. Moi je le voyais déjà comme un acteur mais il était très petit...

 

Justement, c'est comment de travailler en famille ?

C'est merveilleux. Ce sont les fils de trois mères différentes, je les ai pris avec moi et nous vivions en parfaite union, complète et amoureuse, comme dans un film. C'était un grand plaisir de travailler avec eux.

 

Pour Santa Sangre, est ce que ce sont vos fils qui ont demandé à jouer ou vous qui leur avez proposé ?

Ce sont eux. J'avais fait El Topo avec Brontis et ça a donné envie aux autres de travailler avec moi. Il savait que j'avais le projet de Santa Sangre. J'ai prévenu Cristobal que ce serait très difficile, il fallait faire du mime donc il est allé à l'école de Marceau et je lui ai dit : « si tu me conviens tu le feras mais si tu n'as pas le talent tu ne le feras pas ». Il m'a montré ce qu'il avait appris, c'était excellent donc je lui ai dit qu'il pouvait le faire.

 

L'image des femmes est aussi spéciale : une mère abusive, une femme tatouée tentatrice, ou elles sont des objets sexuels...

Ne me sortez pas un discours de féministe ! Ce sont des femmes qui ne savent pas où aller. Ce sont des femmes châtrées par l'homme. Pour la mère, on lui coupe les bras, on abuse d'elle, on la trompe ce qui l'oblige à utiliser son fils pour avoir le pouvoir, mais à la base c'est une femme écrasée, tout comme les prostituées et même la femme tatouée, elle est utilisée puis poignardée.

 

 


 

Vos rapports personnels avec votre mère ? 

Ma mère ne m'a jamais touché et mon père m'a écrasé, je l'ai écrit dans un livre qui s'appelle La danse de la réalité. Je n'ai pas appliqué ce traitement à mes fils mais moi j'ai beaucoup souffert. J'ai eu une véritable névrose que j'ai exorcisée au bout de quarante années avec El Topo. Mais avant c'était une continuelle souffrance. Je ne pouvais me rendre compte de la sensibilité féminine à cause de l'écrasement de la femme dans notre société sud-américaine. Mais après j'ai commencé à m'illuminer. J'ai écrit un livre La voie du tarot dans lequel la femme et l'homme sont vraiment équilibrés. Je pense que l'un des plus grands problèmes de ce monde réside justement dans le déséquilibre qu'il y a entre la femme et l'homme. J'ai fait le voyage au Chili rien que pour féliciter la présidente, non pas parce qu'elle venait d'être élue mais parce que c'est une femme. L'autre jour, j'ai reçu Ségolène Royal, pas pour sa politique mais juste parce que c'est une femme. Donc peut-être que je peux me tromper mais, pour moi, c'est très important que la femme agisse dans le monde. Pas comme celle que l'on voit aux États-Unis, la Palin, ce n'est pas une femme, c'est un monstre !

 

Vous pensez que l'équilibre est donc une question d'entente entre les hommes et les femmes.

Oui, parce que l'homme et la femme sont complémentaires, ils ne sont pas ennemis, pas  opposés. Mais pour arriver à comprendre ça, c'est long et difficile. Déjà au niveau des religions : elles sont toutes anti-féministes. On a un Dieu le Père mais pas de Déesse mère alors que dans les tarots on a bien un Pape et une Papesse. On est dans une société qui pervertit la femme, qui lui donne l'image du diable et ça produit des guerres. S'il n'y a pas d'équilibre on va vers l'extinction de la race humaine. Je le pense vraiment ! Je suis peu à peu arrivé à m'illuminer et à voir la femme autrement : on le voit déjà dans El Topo puis dans La Montagne sacrée avec le rôle de Mars et, enfin, dans Santa Sangre où on voit une femme écrasée qui gagne l'expérience et le pouvoir. Mais ce n'était pas donné d'avance, parce que ma mère était une femme complètement écrasée par mon père.

 

Vous ne leur avez jamais pardonné ?

A aucun des deux parce qu'ils ne pensaient pas aux enfants, ils ne pensaient qu'à eux. Et pour en revenir à ce que tu me demandais tout à l'heure, c'est peut-être pour ça que j'ai sorti Santa Sangre, pour raconter mon enfance.

 

 

 


 

 

Avec la vague d'adaptation des comics-books que le cinéma connait aujourd'hui, si on vous rachetait les droits de l'une de vos BD ou qu'on vous proposait d'en faire vous même l'adaptation que diriez-vous ?

Je serais très content mais je ne le ferais pas, parce que c'est du cinéma industriel. Je n'ai ni le talent ni l'élégance de Guillermo del Toro, qui a réalisé un Hellboy magnifique. Je n'ai pas son côté enfantin. Je serais content qu'un autre le fasse. De toute façon, ils vont faire « une américanade », un blockbuster. Ça ne m'intéresse pas.

 

Vous ne feriez pas confiance à Guillermo del Toro ?

Je trouve que c'est un grand artiste qui fait des sacrifices pour pouvoir subsister, des concessions pour pouvoir faire du cinéma. Par exemple, avec Le labyrinthe de Pan, il dépeint l'histoire de l'Espagne franquiste, alors qu'on sait que Franco était méchant, mais pour pouvoir faire son film il ne le montre pas trop. Peu à peu, il rentre dans son expression, mais un jeune homme qui veut faire du cinéma est obligé de rentrer dans l'industrie s'il ne veut pas vivre la vie que j'ai eue et faire des sacrifices. Moi j'ai le talent de faire d'autres choses, les personnes qui ont un seul talent sont des cinéastes. Si on est que cinéaste on est obligé de rentrer dans l'industrie.

 

Il n'y a aucun réalisateur qui vous donne espoir aujourd'hui ?

Si, j'ai parlé avec celui qui a fait Old Boy (Park Chan Wook), j'ai été en Corée avec lui. Ca se rapproche de ce que j'aime mais c'est encore un cinéma fragmentaire dans le cinéma industriel, il vend quelque chose, il n'est pas encore complètement écarté de l'industrie. Comme Takashi Miike, il fait toujours quelque chose de génial au milieu d'un cinéma avec très peu de qualité. Ils font ce qu'ils peuvent mais c'est difficile.

 

Aujourd'hui, la production dirige tout donc il n'est plus possible de faire un film comme à votre époque ?

Si, mais il faut un fou comme moi ! Mais à l'époque aussi j'ai eu beaucoup de problèmes, on voulait me lyncher, me tuer, ce n'était pas facile ! C'est toujours aussi difficile aujourd'hui.

 

 


 

 

C'est ce qui vous a empêché de faire Dune ?

On m'en a empêché parce qu'à l'époque les Américains n'ont pas voulu donner au film la distribution nationale. Ils ont vu en Dune, un trésor qui leur échappait des mains avant de se rendre compte que la science-fiction pouvait marcher puisqu'ils ont fait la Guerre des étoiles. Mais quand je suis arrivé avec le projet Dune, ils disaient que c'était impossible de faire un opéra de science-fiction après 2001 : l'Odyssée de l'espace. Et finalement ils se sont décidés à le faire, ils ont pris toute mon équipe, mon script... Puis ça a marqué le début de la SF au cinéma, Ridley a fait Alien après, etc...

 

Pourquoi avoir choisi David Lynch plutôt que vous ?

Parce que je n'étais pas assez rentable pour l'industrie. Je n'avais fait qu' El Topo.

 

Aujourd'hui quels sont vos projets ? En avez vous dans le cinéma ?

Un film est en préparation : King Shot, mais on cherche l'argent. Avec cette crise idiote tout s'est arrêté et on attend de voir ce qui va se passer. Mais comme c'est une crise fictive normalement l'argent existe. Donc c'est en suspens peut-être pour un an et si je suis encore vivant je le ferai.

 

Qui avez vous choisi pour le casting ?

J'avais choisi Asia Argento parce que je voulais qu'elle joue une jeune fille de 18 ans. Mais maintenant elle est enceinte à nouveau. Donc ce film je le ferai avec plaisir mais Asia est hors-sujet maintenant. Enfin on verra une fois qu'elle aura accouché, mais en principe je ne pense pas, je me méfie. Sinon il y aura aussi Marilyn Manson, Nick Nolte et Mickey Rourke.

 

Finalement vous n'êtes pas trop dégoûté du cinéma ? Malgré ce qui s'est passé avec Le voleur  d'arc-en-ciel ?

Je n'ai jamais été dégoûté sinon je n'aurai jamais fais Santa Sangre. Pour moi, le dégout est une faiblesse. Je me fiche de ce qui a pu se passer avec Peter O'Toole, tant pis pour lui. On m'a donné des vieux acteurs et moi je voulais des jeunes. Mais encore une fois comme c'était du cinéma industriel on m'a imposé trois acteurs pour marquer le coup ! Omar Sharif a accepté tout ce que je lui ai dit, il a enlevé la moustache, il a coupé ses cheveux, il s'est enlevé une dent. Je voulais tout, sauf Omar Sharif et ça ne lui a pas posé de problèmes. Mais Peter O'Toole était intraitable. Entre une prise et l'autre il n'était jamais le même, on aurait dit un zombie ! Je ne sais pas ce qu'il prenait puisqu'on lui avait dit de ne pas boire d'alcool ou il mourrait. C'était la star, alors pour diriger un gars comme ça... Par exemple, on était entrain de filmer, on finissait à 18h, si la prise de vue finissait à 18h02 il partait quand même à 18h, il arrêtait tout et partait où que l'on soit sans saluer personne. A la fin, je faisais comme avec un chien : je dirigeais son représentant et lui ordonnais de le suivre. Mais la plupart des réalisateurs sont comme ça maintenant. Quand on est face à un acteur qui gagne des millions, comment le diriger ? Il fait ce qu'il veut ! C'est une industrie et celui qui dirige c'est celui qui gagne l'argent. Alors on a besoin de ce cinéma, tous les jours je prends un plaisir fou devant des films idiots. Mais quand on pense que le cinéma est un Art, ça fait peur. Il y a encore quelques ovnis comme Taxidermia, qui est un film formidable, mais c'est de plus en plus rare et c'est bien dommage...

 

 


 

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