Abel Ferrara (Mary)

Sophie Hay | 21 décembre 2005
Sophie Hay | 21 décembre 2005

Lundi 5 décembre 2005, 17h et des poussières. La nuit tombe peu à peu alors que le soleil couchant envoie ses dernières lueurs rosâtres sur le toit du gigantesque Panthéon. Un petit détour à l'église Saint-Étienne du Mont, histoire de se mettre dans l'ambiance... Dans quelques minutes, je vais retrouver dans un hôtel un monstre du cinéma indépendant : Abel Ferrara, petit bonhomme recroquevillé sur lui-même, barbouillant, avec une voix rauque et étouffée, des mots plus ou moins compréhensibles. Après une heure d'attente, on m'installe au sous-sol avec deux autres journalistes de la presse internet. Quel est l'intérêt de relire les mêmes propos ailleurs, je vous le demande, mais remercions déjà l'attaché de presse d'avoir réussi à nous inclure dans un planning chargé. Ferrara arrive et s'assoit lourdement. La fatigue se fait sentir. C'est à cet instant précis que la cerise sur le gâteau arrive : l'alarme incendie se déclenche ! Dans ce vacarme, j'essaie d'installer nerveusement les chaises pour l'interview et me jette sur mon appareil photo pour mémoriser à vie cet instant déconcertant. Ferrara obéit à mes instructions à ma grande surprise et je ne sais pour quelle raison, il fait le mort. Il se plonge dans un regard inerte en direction du sol. Il se tourne vers moi, ferme un œil, me sourit, avance sa bouche tel un gorille qui ferait sa bouche en cul de poule ! J'ai l'impression de photographier Salvator, le personnage polyglotte du film de Jean-Jacques Annaud dans Le Nom de la rose. Pour les photos, ça ne pose pas vraiment de problèmes mais pour une interview, c'est autre chose….

 


Mary, qui n'aurait jamais pu voir le jour sans le succès de La Passion du Christ de Mel Gibson, se déroule une nouvelle fois dans sa ville fétiche : New York, mais cette fois-ci, il ouvre une porte sur une autre ville : Jérusalem, où l'actrice Juliette Binoche a d'ailleurs passé huit jours pour s'imprégner de son ambiance. Ferrara précise : « Nous avons filmé New York selon le point de vue du présentateur de l'émission de télévision (à savoir celui de Ted - rôle proposé à l'origine à Willem Dafoe mais ce dernier n'était pas disponible), interprété par Forest Whitaker, acteur qui dégage quelque chose de très spirituel, comme on a pu notamment le voir dans le film de Jim Jarmusch, Ghost dog. Ce qu'on peut dire sur ce présentateur télé d'une émission religieuse, c'est qu'il observe le monde à travers un écran d'ordinateur ou de télévision. Il n'est pas relié à ce qu'il se passe autour de lui. Jusqu'au moment où un jeune va écraser une pierre contre la vitre de sa voiture. » Il faut savoir que Ferrara n'habite plus à New York depuis deux ans. Pour le moment, il vit à Rome. Pourquoi ? Peut-être pour se sentir plus proche de son domaine de prédilection qu'est la religion, thème qui revient dans chacun de ses films. Sa ville natale lui manque mais il sait qu'il y retournera… Martin Scorsese, autre réalisateur très attaché à New York, a plus ou moins les mêmes préoccupations. « Même si l'un comme l'autre, nous avons chacun notre façon de filmer et voir cette ville, on se respecte. Il est tellement gentil. Je lui ai parlé de Mary avant le tournage et ses encouragements m'ont touché. Aujourd'hui, je suis plutôt proche de Bertolucci, j'apprécie beaucoup sa compagnie. Et ses films, aussi.. »

 

Il esquive subtilement les questions embarrassantes en rebondissant par une autre question. Exemple : à la vision de Mary, on a le sentiment que la souffrance que traverse le bébé de Ted et sa femme est une sorte de punition vis-à-vis du comportement de Ted envers sa femme. Est-ce qu'il pense que dans la vie, on n'a que ce que l'on mérite ? Il nous répond avec malice « Mais QUI décide ce que l'on mérite ? » Heu... Dieu ? « Je ne sais pas. » Moi non plus, ça tombe bien ! Pour finir, il ajoute que le film qu'il voulait faire existe et que le tournage a été une rude expérience, comme toujours. Ses comédiens en sont-ils sortis grandis ? « S'ils acceptent de tourner avec moi, c'est parce qu'ils veulent évoluer, explorer des chemins inconnus qu'ils n'ont pas l'habitude de prendre en tournant dans des films plus classiques. » Il ajoute enfin : « C'est maintenant au public de voir le film et de l'interpréter à sa manière, en fonction de son vécu personnel. »

 


Vêtue d'un jogging, Juliette Binoche (à qui nous ne pourrons parler car internet n'est pas un média digne de son statut, il faut croire !) arrive et salue son metteur en scène. Coiffeur et maquilleuse se sont déjà occupés d'elle et il est temps de changer de tenue… En effet, c'est un grand soir puisqu'il y aura deux avant-premières. Voilà pourquoi on sent un petit brin de nervosité dans l'attitude d'Abel. Il passe son temps à se regarder dans le miroir, en se passant la main de manière vive dans ses cheveux ébouriffés. Il se lève et va se chercher une bière. Puis, il nous tend une carte de visite où le numéro de portable de Bertrand Bonello est écrit. Il nous demande comment faire pour le contacter. Son attaché de presse revient à la rescousse et lui passe le coup de fil. Finalement, Ferrara, c'est comme le Panthéon, une entité où la mort plane en toute puissance, et si on en fait le tour, on y découvre non pas l'Eglise Saint-Étienne du Mont mais une âme saine et pure.

 

Texte et photos de Sophie Hay.
Autoportrait de Abel Ferrara en haut et bas de page.

 

 

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