Biopic officieux retraçant les derniers jours de Kurt Cobain tel que Gus Van Sant les imagine, Last Days fait de son personnage de tête une présence fantomatique, laquelle hante le récit plus qu’elle n’y participe.
« Parlant du point de vue d’un niais qui en a vu et qui, visiblement, préférerait être un gamin émasculé et plaintif, cette lettre devrait être assez facile à comprendre ». Ainsi s’ouvre ce que nombreux considèrent comment étant les adieux au monde de Kurt Cobain. Le 8 avril 1994, le corps sans vie du chanteur est retrouvé à son domicile ; un suicide, d’après le rapport d’autopsie. Pour une poignée de complotistes cependant, la tragédie est sujette aux fantasmes les plus rocambolesques. Et s’il s’agissait d’un assassinat ? D’une mise en scène ? D’un odieux coup monté ?
Émissaire d’une marge désenchantée, Gus Van Sant (Elephant, Drugstore Cowboy, My Own Private Idaho) ne se soucie guère de ces élucubrations morbides. Les tragédies sont monnaies courantes au sein du show-business, après tout ; pourquoi accorder à la fatalité plus de crédit qu’elle n’en mérite là où en explorer les prémisses semble plus… humain. À travers ce faux-biopic résolument assumé, le cinéaste se laisse hanter par son propre personnage, fantôme en devenir d’un homme aux deux pieds dans la tombe.

Smells like Mac and cheese
Le destin de Kurt Cobain force simultanément fascination et curiosité morbide curiosité et fascination. Mais les rockstars fauchées au sommet de leur gloire sont légion au sein de l’industrie, alors pourquoi diable certaines subjuguent-elles plus que d’autres ? Dans le cas du chanteur de Nirvana, c’est peut-être moins pour ses vices et ses afflictions que sa sensibilité à fleur de peau, ses convictions humanistes (bon, et peut-être un peu pour avoir épousé Courtney Love en pyjama, mais c’est un détail) que celui-ci continue de déchaîner les passions plus de trente ans après avoir passé l’arme à gauche.
Son passage sur Terre eut beau être court, il n’a nullement manqué de richesse, offrant matière à façonner le genre de biopic dont regorgent les tiroirs hollywoodiens. Peu après avoir dirigé le déchirant My Own Private Idaho, Gus Van Sant pose ses valises à Portland, et tourne en rond jusqu’en 1995. Kurt Cobain mort et enterré moins d’un an auparavant, l’idée d’un récit qui lui serait dédié rebondit contre les murs d’une demeure que le cinéaste juge trop vaste, trop impersonnelle, trop ridicule.

Mais au gré de ses recherches — lesquelles sont d’ailleurs effectuées avec le soutien d’une Courtney Love fraîchement veuve — le cinéaste réalise que les tribulations de feu Kurt Cobain piquent moins son intérêt que le déroulé de ses derniers jours chez les vivants. L’idée se fait alors plus abstraite, plus métaphorique. Plus viscérale, aussi.
Le projet mis de côté pour un temps, Van Sant se lance dans sa désormais célèbre trilogie de la mort, entamée par le poétique Gerry en 2002, poursuivie l’année suivante avec la Palme d’or Elephant, avant d’être finalement conclue par le désormais transmué Last Days en 2005. Alors, que mangent les rockstars dépressives avant de se tirer une balle dans le crâne ? Si la question semble brute de décoffrage, elle n’en est pas moins légitime pour autant, et plutôt que de se focaliser sur les grandes lignes, le cinéaste cherche le détail :

« J’ai épluché des rapports de police, des enquêtes, des propos de proches, et j’ai consigné tous les détails qui avaient été rapportés alors même que la personne qui les rapportait semblait les considérer comme indifférents. Par exemple l’assiette de pâtes qu’il a mangée le jour de sa mort, les vêtements qu’il portait, une chanson qu’il a écoutée… J’ai eu envie de constituer un court récit juxtaposant tous ces détails jugés neutres », a-t-il ainsi rapporté aux Inrockuptibles en 2005.
Comme pour mieux déjouer les attentes de son public, Van Sant se détache du chanteur. Kurt devient Blake, un alter ego d’emprunt proclamant sa dimension fictive. Malgré cela, Last Days s’ancre fermement dans le réel, déterminé à ne pas tomber dans les écueils prompts à mystifier les disparus. Que faisait Cobain avant mourir ? Aux colonnes de Filmworker, le cinéaste répond : « Pas grand chose, j’imagine. »

A ghost story
Le sexe, la drogue, ou encore les affres de la célébrité sont les apanages des Jim Morrison, Brian Jones et autres Elvis Presley ; mais Kurt Cobain a trop souffert pour que l’on ose faire un spectacle de sa descente aux enfers. Au lieu de cela, Van Sant reconstruit soigneusement les tenants et aboutissants d’un quotidien subi avant d’être vécu. Une poignée de tragédies hyperboliques ont participé à marteler dans le conscient collectif que la dépression implique crises de larmes hystériques, ou encore d’être lascivement prostré contre le rebord d’une fenêtre à regarder la pluie tomber. Si l’image est romanesque, elle ne trouve malheureusement ses racines qu’entre les vers de poètes bien inspirés.
Le Blake de Van Sant n’a rien de glamour, n’inspire aucune beauté tragique. Sa léthargie rappelle celle d’un vieillard au corps brisé par le temps, son discours inintelligible oblige le spectateur à recourir aux sous-titres. Lorsqu’il ne se prépare pas des pâtes au fromage industrielles, le faux Kurt Cobain erre sans but dans les mille et un couloirs d’une maison trop grande pour lui, disparaît dans les surcadrages d’enfilades étroites, plonge habillé dans les cours d’eau glacés d’une rivière voisine, arpente les bois d’un pas instable. La distance est courte entre l’ennui et la lassitude ; mais Blake est déjà loin de tout ça.

On en conviendra aisément, le fantôme se veut plus généralement l’attribut de l’horreur, de la fantaisie, et quelquefois, de la science-fiction. Informe, immatérielle, substitut du trépassé, manifestation d’une entité malévolente… ces figures de l’absence (terme que l’on emprunte à Marc Vernet et son ouvrage éponyme) varient d’une intention à une autre, mais se partagent chacune une seule et même vérité : quelle que soit sa forme, le fantôme est un écho, ersatz tenace du mort qui s’y refuse.
Mais Van Sant n’a que faire des conventions et élabore ainsi un tout autre spectre, lequel traîne sa chair et ses os comme un fardeau. « Blake n’est pas là. Personne ne l’a vu », ment Scott à la vingt-septième minute. Mais ment-il vraiment ? Qui est Blake, après tout ? Un individu, sa carcasse ? Un mort en sursis, peut-être. C’est que le personnage hante son foyer moribond et ses occupants de passage, qu’il encombre plus qu’il n’inquiète.

Le matériel et l’au-delà se fondent l’un dans l’autre, et Van Sant s’en joue sciemment, multipliant avec cynisme les allusions religieuses. Il racontait, toujours chez Les Inrockuptibles :
« À sa mort, Kurt est devenu le nouveau Christ du rock et a vraiment généré un mouvement d’idolâtrie de masse. Donc les signes religieux pullulent dans Last Days : imaginaire de l’ange, scénographies de l’apparition, intervention des mormons, murmure de prière…
Le personnage ressemble parfois à un ermite retiré pour une quête spirituelle, il ressemble à un pèlerin en retraite flottant dans ses habits. Quelque chose de l’ordre du mystère religieux nimbe, je crois, le film. On est dans l’ordre de l’énigme spirituelle. Et peut-être aussi de plain-pied dans l’univers du conte ».

Je meurs donc je suis
À travers son Blake mi-personnage, mi-fantôme, le cinéaste transcende la figure dont il s’inspire pour mieux interroger son spectateur : qu’est-ce que la fin, au juste ? Est-ce une absence, une détérioration, un état, un processus ? Là encore, Van Sant s’inspire des faits pour nourrir sa propre imagerie — celle qui, selon Roger Ebert, implique « que la société à donné naissance à de jeunes hommes qui vivent sans accorder de valeur à leur existence ».
Comme le soulève Florence Rochat, co-scénariste du très joli Les Fantômes, dans son article La relation créateur / créature dans Last Days de Gus Van Sant : « Blake est une créature mise à mal par le corps plus que par l’esprit. A ce stade de déchéance, il ne semble même plus pouvoir penser à cause des abus de drogue. Cette détérioration du corps est centrale, Blake est presque réduit à un corps animal sans force. Il creuse dans le jardin et s’effondre aussitôt sur une petite pente, il mange n’importe comment juste pour répondre à ses besoins primaires… ».

Il est possible d’arguer que Last Days est à concevoir comme la mise en scène d’une mort à petit feu, mais ce serait en refuser la subtilité. L’œuvre de Van Sant ne s’est jamais illustrée par sa propension à se jouer du brasier, mais de ses cendres.
Alors qu’est-ce que la fin, sinon une latence ? Fort de ce constat, le cinéaste use d’un dispositif cinématographique atone, passif. « Ma caméra se contente d’être là. Elle est systématiquement placée à la même hauteur, au même endroit selon les pièces », a-t-il expliqué à Filmworker. Les prises s’allongent, comme engourdies par le marasme d’un Michael Pitt désarticulé. Et comme pour mieux brouiller fiction et réalité, réalisateur et acteur s’appliqueront à dissimuler les traits de l’individu pour mieux substituer la muse à l’interprète.

Sans grande surprise, le film a laissé une majeure partie de son public sur le carreau. Presse et spectateur ont tour à tour qualifié le film de prétentieux, insipide, voire tout simplement ennuyeux à mourir. Mais peut-être l’engourdissement quasi punitif du film est moins à blâmer pour son échec que son sujet.
Il est aisé d’assister confortablement aux fictions les plus définies — aussi incommodantes certaines soient-elles. Un massacre à la tronçonneuse sera, paradoxalement, toujours plus facile à regarder qu’une détérioration lente et sénile. Après tout, l’acteur continue de respirer bien après que son personnage ait passé l’arme à gauche, et c’est là tout l’intérêt de la catharsis par les Arts. Mais dans le cas de Last Days, Michael Pitt incarne un cadavre indéfini, contre nature : ni fantôme, ni zombie, ni Homme. Ni rien du tout.

Gus Van Sant a proposé à son public une anomalie là où nombreux ont été ceux à attendre un hommage classique et divertissant. Mais plutôt que de se jouer du potentiel marketing qu’impliquait le projet, le cinéaste a préféré proposer une parenthèse rébarbative hors du temps et de l’espace, laquelle a probablement évité à Kurt Cobain de se retourner dans sa tombe. Et aussi surprenant que ça puisse être, personne à Hollywood n’a cherché à repasser dessus vingt ans après.