Les frères Hughes : les derniers mavericks d'Hollywood

Guillaume Meral | 29 juin 2013
Guillaume Meral | 29 juin 2013

A Hollywood, les réalisateurs les plus subversifs ne sont pas forcément ceux qu'on croit. Albert et Allen Hughes, par exemple, ont toujours déjoué les étiquettes que les apôtres de la segmentation culturelle ont tenté de leur faire endosser, attitude qui n'a pas toujours profité, loin s'en faut, à leur carrière. Pas que les films des frangins constituent des charges corrosives contre le système en soit (ou du moins ne se désignent pas comme tels), mais parce qu'ils refusent le manichéisme institutionnalisé sur des sujets difficiles, la complaisance communautaire et pensent leurs sujets en tant que vecteurs de formes plutôt que comme support à une indignation préfabriquée, leur carrière échappe aux écrans de radars hollywoodiens soumis aux plans de carrières et autres doctrines du consensus mou. De fait, on pourrait penser que des cinéastes capables de migrer d'une tendance antinomique à une autre, de réinterpréter brillamment tout un pan du Nouvel Hollywood dans l'environnement des ghettos urbains pour ensuite participer au courant de synthèse contemporain de la pop culture , le tout en conservant une identité artistique forte, leur vaudrait quelques égards de la part de la profession. Malheureusement, les Hugues continuent à être assimilés à cette horde de faiseurs plus ou moins doués qui pullulent dans les couloirs des studios après avoir été la sensation du moment avec leur premier film indy oublié cinq ans après sa sortie. A l'occasion de la sortie de Broken city, retour sur la carrière d'un duo surdoué qui n'est jamais vraiment parvenu à trouver sa place au sein de l'industrie..

Après s'être forgé une certaine réputation dans le milieu du clip (notamment pour Tupac, avec lequel les jumeaux connaitront un différent houleux qui vaudra à l'icône sulfureuse de la Westcoast un séjour derrière les barreaux), les frères Hughes profitent de la vague du ghetto-movie (genre initié notamment par Spike Lee et John Singleton avec son surestimé Boyz'n the hood) pour se lancer dans l'aventure du long-métrage. C'est ainsi qu'à l'âge de seulement 21 ans ( !), les Hughes bro signent Menace II society, film-culte en puissance des 90's et quasiment un phénomène culturel dans les sphères concernées (d'aucuns lui attribuent l'implantation en France du baggy descendu jusqu'aux genoux). Mais pour aussi populaire qu'il soit, le film des frères Hughes ne manque pas d'attiser les controverses sur son contenu. Si les reproches concernant sa violence en provenance de l'establishment wasp étaient assez prévisibles, celles émanant de quelques uns des plus éminents représentants de la contre-culture dépeinte (John Singleton notamment) élèvent leurs voix contre la soi-disant fascination malsaine vis-à-vis de la représentation de la figure gangsta, dépeinte avec une complaisance déplacée.

Pour aussi contestable (euphémisme) que soit cette accusation, elle est néanmoins révélatrice du malentendu dont vont faire l'objet les frangins pendant le reste de leur carrière, à une époque où s'attaquer à un tel sujet transformait automatiquement son réalisateur en objecteur de conscience. Or, ce titre les Hughes n'en veulent pas, pas plus qu'ils ne désirent que leur film ne soit perçu qu'à travers le seul prisme compassionnel pour flatter la démagogie généralisée dès que le thème est abordé. Grands cinéastes visuels avant tout, les frères manifestent déjà leur goût pour l'expressionisme formel (voir la scène de l'interrogatoire, avec ses couleurs rouges vives traversant les fenêtres) en matérialisant ce qui n'est jamais paraphrasé dans la narration, à savoir la descente aux enfers de son héros, qui ne peut s'empêcher de s'enfoncer toujours plus en avant dans les ténèbres, même si les circonstances lui intiment le contraire. Cette dissociation entre  les actes des personnages et leur perception (manifestée notamment par la voix-off)  n'est pas sans rappeler Martin Scorsese, qui usait d'un procédé voisin dans Les affranchis et Casino, et auquel les Hugues rendent hommage à travers un plan-séquence qui renvoie directement au premier. Là réside l'originalité des Hughes : contrairement à John Singleton (pour ne citer que lui), les frangins refusent de convoquer un bouc-émissaire pour tirer la larmichette de la ménagère, et laisse à leurs personnages leur libre-arbitre et la responsabilité de leurs choix. Le héros a beau être conscient qu'il devrait faire marche-arrière, il ne peut s'empêcher de céder aux pulsions autodestructrices qui le conduiront à rejoindre les statistiques. Leur personnages disposent de leur libre-arbitre, mais doivent le faire dans les choix restreints qui leur sont offerts (que ferions-nous à leur place ?).

Si acte politique il y a, il émane donc directement de la narration, et non pas de la commisération de son discours asséné au marteau. Faire du cinéma constitue un acte contestataire en soit, si l'on en juge par la façon dont les Hughes convoquent l'imaginaire du Nouvel-Hollywood pour guider leur démarche. Ainsi, si Menace II society pouvait s'apparenter à une sorte de Main Streets dans les ghettos de L.A, alors Génération sacrifiée, leur second film peut se voir comme un Voyage au bout de l'enfer dans l'univers des bas-fonds new-yorkais. Au film de Michael Cimino, les Hughes empruntent la structure en trois actes visant à embrasser toutes les composantes du conflit (avant-pendant-après), et plus encore que leur précédent long-métrage, exacerbent les problématiques déployées par le film tutélaire en les confrontant à un  environnement dévoyé. Dans Voyage au bout de l'enferRobert DeNiro revient avec cette étrange sensation qu'il n'a plus sa place dans un monde qui a évolué sans lui, qui ne s'est pas figé dans le temps en attendant son retour. Un sentiment éprouvé au centuple par Larenz Tate dans Génération sacrifiée, puisque la désillusion du rêve américain balaye les personnages dès leur retour : la crise économique et la lame de fond provoquée par l'arrivée de l'héroïne est passée par là. Or, c'est précisément à travers cette différence de contexte que les Hughes s'émancipent du film ascendant, puisque celui-ci va générer ses propres impératifs de traitement à la narration. Un frottement qui leur permet également de contraindre l'Amérique à regarder en face une situation qu'elle préfère ignorer en convoquant le spectre de sa mémoire cinématographique. L'histoire et la politique, chez les Hughes, c'est une affaire de cinéma avant tout.

L'échec de Génération sacrifiée les place dans une position délicate à Hollywood. Alors que tout le monde s'attendait à un nouveau Menace II society, les frangins ont choisi d'investir à l'insu de tout le monde un autre sillage, et furent récompensés comme il se doit par le box-office. Suite à quoi s'ensuivit un silence radio de huit ans séparant Génération sacrifiée de la sortie de From Hell, tout juste ponctué par un documentaire auquel le temps à presque bâti un mythe, American  pimp. Là encore, il s'agit pour les Hughes de s'immerger dans une contre-culture haute en couleurs dont la représentation contient en elle-même les germes de polémiques en tout genre (on parle quand même des confessions recueillies de proxénètes, pour certains attifés comme Snoop Dogg un jour de carnaval à la Nouvelle-Orléans), à plus forte raison que les frangins se refusent à invectiver leurs intervenants sous l'angle d'une morale imposée par l'extérieur. En résulte une œuvre souvent fascinante, dans laquelle la proximité troublante entre le fantasme relayé par les manifestations médiatiques de différents médiums (musique, cinéma, littérature) et la réalité n'en finit pas de questionner une Amérique prise de cours par ses icônes les plus transgressives.

Leur vrai retour aux affaires, les Hughes le signe en 2003 avec From Hell (notre film réhabilité de la semaine), adaptation du comic-book éponyme d'Alan Moore, qui a pris l'habitude de vouer aux gémonies toutes tentatives d'adaptation de ses travaux. Si on ne peut guère lui en vouloir au regard des résultats produits (La ligue des gentlemans extraordinaires, Constantine,...), From hell ne méritait pourtant pas d'être rangé indistinctement aux côtés des pantalonnades citées plus haut, loin s'en faut. Ne serait-ce qu'au regard du travail des Hughes, qui trouvent ici un terrain de jeu propice à accueillir des fulgurances expressionnistes les intronisant au rang des grands synthétiseurs contemporains des médiums constitutifs de la culture populaire (Guillermo del Toro, Les Wachowski, Sam Raimi...). On quitte les rivages du Nouvel Hollywood pour accoster celui de la représentation geeko-postmoderne d'un certain  patrimoine littéraire, exercice qui chez les Hughes prend des allures de manifeste pour un cinéma de la forme, qui embrasse les virtualités de son sujet (ici nombreuses) à travers ses partis-pris visuels (le jeu de faux-semblants sur l'identité de Jack l'Eventreur, qui généralisait la déliquescence de Whitechapel à l'ensemble de la société londonienne). Pour des cinéastes que l'on essaie encore d'arrimer à la légitimité d'une critique sociale fantasmée par les exégètes BCBG en tout genre, cela sonne comme une profession de foi.

Leur intégrité artistique, les frangins la placent visiblement au-dessus de tout. En effet, au lieu de jeter les armes suite au bide relatif de From hell et de revenir avec un petit budget indé situé dans les ghettos pour faire plaisir à la critique qui ne manquerait pas de saluer ce retour à un univers plus « proche d'eux », les Hughes prennent leur mal en patience jusqu'à ce l'arrivée du scénario du Livre d'Eli entre leur mains. Certains se sont empressés d'y voir une commande servilement exécutée, quand bien même le film s'insère avec une continuité exemplaire dans la filmographie des deux frères : condensé de culture populaire empruntant aussi bien à la saga des Zatoichi qu'à Mad Max 2 (en passant par Halo), sujet propice aux malentendus idéologiques (voir le barouf provoqué par le twist), étincelles formelles en pagaille (le combat en contre-jour, le travelling circulaire pour accompagner la fusillade finale). Aux Zatoichi, les Hughes empruntent notamment au premier film réalisé par Kenji Misumi, dont la mise en scène est dédiée notamment à représenter la perception de son environnement par le masseur aveugle en dépit de son handicap. Comme sur leurs précédents films, il s'agit de s'approprier le travail d'un film tutélaire pour l'adapter aux aspérités narratives du projet (ici, la cohérence du dispositif des Hughes saute aux yeux lors de la seconde vision, une fois le twist éventé), et rendre ainsi justice à la thématique du propos et son ode à la puissance de l'imaginaire. Une fois encore, l'influence du ghetto-movie rejaillit dans la peinture d'un monde post-apocalyptique, mais sans forcer plus que de raison une grille de lecture qui s'imposerait abusivement à la narration. La créativité des Hughes transcende les interprétations les plus expéditives.

Visiblement tenté aujourd'hui par l'aventure en solo (Broken city est réalisé par Allen seul), on ne sait ce qui va arriver au duo de mavericks le plus effronté d'Hollywood, après avoir été longtemps annoncé aux manettes d'une adaptation live d'Akira.  La préciosité des Hughes n'est pas tributaire d'une marginalité artistique revendiquée ou d'une rebellion au système brandie en étendart, mais bel et bien parce que leur point de vue sur le monde s'exprime exclusivement au travers du médium, ses outils d'expression et la mémoire qui le parcourt.

 

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