David Fincher : portrait d'un très grand cinéaste

Thomas Messias | 6 mai 2007
Thomas Messias | 6 mai 2007

Le petit génie a bien grandi. Aujourd'hui encore, on entend à propos de David Fincher des expressions comme "étoile montante", "jeune mec en devenir" ou "grand espoir du cinéma américain". Il faudrait se faire à l'idée que Fincher n'est plus un gosse : quinze ans de carrière en tant que metteur en scène, sept longs-métrages en boîte, une sacrée expérience et une volonté de fer. David Fincher n'est pas (ou plus) le cliché du jeune clippeur aux dents longues qui se fait bouffer par Hollywood en deux temps trois mouvements parce qu'il est trop candide. Il est désormais un réalisateur chevronné de presque 45 balais, un âge trop avancé pour faire des concessions. Fort de ses succès antérieurs (quand ils ne furent pas financiers, ils furent au moins critiques, et réciproquement), Fincher a compris qu'il lui est désormais possible de claquer les portes, de faire sa vie et de se consacrer pleinement au cinéma qui lui plaît.

 



À quoi est dû ce mental d'acier, cette sagesse si étonnante, ce désir d'intégrité artistique et de liberté totale? Sans doute à des débuts difficiles dans le septième art. À l'époque, David Fincher est clippeur (pour Madonna, les Stones, Aerosmith), et réalisateur de pub pour les plus grandes marques, après avoir travaillé sur les effets visuels de films comme Le retour du Jedi ou Indiana Jones et le temple maudit. Un petit gars talentueux et exigeant, mais assez discret, s'effaçant volontiers derrière le style de ceux qu'il représente. Et puis soudain, c'est l'évènement : choisi pour succéder à Ridley Scott et James Cameron pour le troisième volet de la saga Alien, Fincher exulte. Succéder à ces deux monstres sacrés à moins de trente ans, voilà un cadeau qui ne se refuse pas. Un an plus tard, quand Alien 3 est bouclé, Fincher a perdu toutes ses illusions et ses rêves de gosse : non, Hollywood n'est pas une grande famille prête à laisser n'importe quel jeune réal faire ce qu'il veut de millions de billets verts. Parce qu'il l'a trop ouverte sur le plateau, parce qu'il a expliqué à quelques producteurs qu'il s'agissait de son film et pas du leur, Fincher est pour ainsi dire débarqué du projet. Le montage se fera sans lui, la promo aussi. Le résultat final a beau être d'une épatante qualité visuelle et d'une noirceur folle, les regrets sont éternels de savoir que le vrai director's cut d'Alien 3 (celle présente sur l'édition DVD la plus récente du film n'en est pas tout à fait une) restera à jamais coincé dans la tête de son réalisateur.

 


D'une telle expérience, Fincher aurait pu faire un feu de paille, acceptant les règles du jeu et devenant un vulgaire faiseur moulé à la louche par Hollywood. Mais non : déterminé à faire son trou, le bonhomme décide de travailler avec des budgets moindres et des cahiers des charges plus flexibles. Après une période délicate (la dépression guette), il accepte en 1996 de réaliser Se7en, thriller urbain hanté par les œuvres de Dante et l'ombre des plus grands serial killers d'Amérique. Le scénario d'Andrew Kevin Walker est d'une intelligence folle, mais c'est surtout le style Fincher qui va faire du film le nouveau mètre étalon du thriller, film acclamé et maintes fois copié depuis (à tel point qu'il a malgré lui perdu un peu de sa force). Sous le vernis du whodunit se cache une trame d'une perversité sans nom, irréversible et irrémédiable, se terminant dans un no man's land poussiéreux. De quoi faire perdre la tête à plus d'un spectateur. Monument de tension, visuellement novateur, Se7en explose les carcans du genre et révèle deux acteurs qu'on connaissait mal : d'abord Kevin Spacey, parfaitement glaçant, au sommet de la vague après sa prestation oscarisée d'Usual suspects ; ensuite Brad Pitt, qui décape étonnamment son image de bellâtre pour adolescentes en chaleur. Jolie claque. Fincher a bien digéré sa première expérience, et une génération de spectateurs se met à voir en lui un nouveau messie du cinéma.

 



Seulement voilà : lorsqu'on touche à la perfection, on est attendu au tournant par des fans impatients et des détracteurs guettant le moindre faux pas. En attendant que ses envies de grands films arrivent à maturité, Fincher décide de faire profil bas et de réaliser un polar modeste, à la trame presque classique et à la mise en scène plus passe-partout. Décevant tous ceux qui attendaient un Se7en 2 – le retour de John Doe, The game n'est pas un franc succès et divise la critique : certains évoquent une erreur de parcours, d'autre annoncent d'ores et déjà la mort prématurée d'un cinéaste trop fragile. Que de grandes phrases devant un film efficace et pleinement maîtrisé, qui joue au puzzle avec nos nerfs et ceux de son héros, interprété avec brio par Michael Douglas. Si le film n'est pas exempt de défauts, on sent à chaque plan tout le plaisir éprouvé par Fincher à le réaliser. C'est ça, sa vision du cinéma : un art sérieux en diable à pratiquer le sourire aux lèvres.

 


En 1998, un garagiste du nom de Chuck Palahniuk, gueule d'ange et idées tordues, écrit son premier roman, Fight club. Un brûlot rigolard et désabusé autour d'un messie factice qui, pour combattre les conventions d'un monde trop propret pour lui, se met en tête de créer un groupuscule vaguement anar aux préceptes réactionnaires. Retrouvant Brad Pitt pour la deuxième fois, David Fincher lui offre le rôle de ce leader absurde, Tyler Durden, et livre un pamphlet très second degré, fourmillant de trouvailles visuelles et de procédés narratifs aussi agaçants que grandioses. Comme si le stylo de Palahniuk s'était brusquement mu en caméra, l'adaptation de ce roman sympathique est devenue à l'écran une fulgurante critique de la raison humaine, renvoyant dos à dos nos vies consensuelles et les révolutionnaires de pacotille.
Érigeant Tyler Durden en héros, beaucoup de spectateurs du film font fausse route et se noient eux-mêmes dans l'océan d'irrationalité dénoncé par Fight club. Tout comme ceux qui voient en Scarface un modèle de réussite sociale se fourrent le doigt dans l'œil. Cette mauvaise perception du film a eu tendance à faire passer Fincher soit pour un révolutionnaire génial, soit pour un bête réalisateur pour djeunz. Double erreur : il s'agit d'un artisan inventif qui dénonce la subversion forcée en la retournant contre elle-même avec une sincérité confondante.

 



Conscient qu'il est parvenu à un stade où chacun de ses projets ne pourra que décevoir, Fincher décide une nouvelle fois de faire ce qui lui plaît et de prendre son pied en faisant joujou avec sa caméra. À aucun moment Panic room n'a l'ambition d'être plus qu'un divertissement du samedi soir : sur un scénario un peu paresseux de David Koepp, le film est l'occasion pour lui d'expérimenter des mouvements de caméra, de jouer sur le suspense, de tester son aptitude à réussir un huis clos. Efficace et ouvertement tape-à-l'œil (faire passer sa caméra dans l'anse d'un mug n'a évidemment aucune utilité), Panic room est un joli succès au box-office, qui remet Jodie Foster sur le devant de la scène et permet à Fincher de respirer un peu financièrement avant d'entamer son prochain film.

 



Nous sommes alors en 2002, et conformément au rythme fincherien, on attend légitimement son sixième film pour 2004 ou 2005. Sera-ce Les seigneurs de Dogtown, chronique sur une bande de skaters en proie avec la dure vie d'ado rebelle? Non, car les producteurs du film ont refusé d'allonger le budget pour qu'il puisse aller plus loin dans la création visuelle. Résultat : c'est Catherine Hardwicke (Thirteen) qui hérite du bébé lorsque monsieur Fincher déclare forfait. Peut-être M:I-3, dont le scénario d'alors évoquait brillamment une guerre bactériologique? Non plus, car Fincher réclame en vain la mainmise totale sur le projet (du scénario jusqu'aux campagnes publicitaires !). Un peu plus tard, Joe Carnahan jettera lui aussi l'éponge face à un Tom Cruise trop rigide pour lui. Non, le projet suivant de David Fincher sera finalement Zodiac, récit de trente années de traque d'un tueur en série en forme d'arlésienne. Une grande fresque haletante et politique, dotée d'un casting pour le moins séduisant (Gyllenhaal, Ruffalo, et surtout Robert Downey Jr.) et d'une mise en scène confondante de discrétion.

 


Il aura finalement fallu cinq années à David Fincher pour accoucher d'un nouveau film. Ce qui donne lieu à quelques interrogations : le monsieur serait-il très exigeant, ou juste complètement casse-couilles ? Joker. Son dernier bébé, The curious case of Benjamin Button, a été de son propre aveu un marathon un peu trop long, surtout plombé par .un titanesque travail de post-production. Le résultat en valait la peine : un défi visuel totalement réussi doublé d'une fresque proprement bouleversante, portée par dex acteurs hors du commun. Les Oscars pourraient bien venir sceller la consécration du metteur en scène, passé en deux films du statut de réalisateur hype à celui de cinéaste mûr et installé. Les nouveaux projets de Fincher devraient confirmer cette tendance. Prochaine étape dans sa quête de maturité : courir moins de lièvres à la fois, et se concentrer sur un ou deux films au maximum, contrairement à sa pratique actuelle (lire notre article à ce sujet). Un peu moins de dispersion lui permettra sans doute de s'installer de façon durable dans le club des metteurs en scène de premier rang, dont chaque nouveau long-métrage est attendu par toutes les générations de cinéphiles.

 

 

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