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Le Prince d’Égypte : le véritable chef-d’oeuvre anti-Disney de Dreamworks ?

Par Déborah Lechner
14 mars 2021
MAJ : 21 mai 2024
Le Prince d'Égypte : photo

Dans les années 90, le tout jeune studio DreamWorks Animation s'est lancé le délicat défi d'adapter une partie du livre de l'Exode avec Le Prince d'Égypte. Et c'était vachement bien.

Après des décennies de règne sans partage de Mickey sur le monde de l'animation occidentale, la fin des années 90 a marqué l'émergence d'un sérieux concurrent pour Disney : DreamWorks SKG et sa division DreamWorks Animation, qui devint plus tard un studio indépendant. Aujourd'hui, plusieurs titres très populaires sont affiliés à la firme, notamment la merveilleuse trilogie Dragons, la saga Shrek, les films Kung Fu PandaMadagascarTrolls ou encore Les Croods.

Mais on a généralement tendance à oublier les tout débuts de la compagnie et plus particulièrement son premier succès commercial, Le Prince d'Égypte, un film sur Moïse et l'Exode du peuple hébreu, qui a pourtant divisé l'opinion à sa sortie en salles en décembre 1998.

 

photoDreamWorks débarque sur les terres conquises de Disney

 

LA TERRE PROMISE 

En ce qui concerne ses productions animées, Disney cultive depuis toujours une dimension très familiale, garantissant aux spectateurs des films inoffensifs, mais suffisamment réfléchis pour porter des messages moralistes à destination de son jeune public. Et sans rival pour gêner Mickey dans sa course, la firme s'est rapidement imposée comme le grand manitou de l'animation occidentale, lui greffant un caractère obligatoirement enfantin, par le biais d'un cahier des charges très codifié.

Si bien qu'il était courant, et c'est malheureusement encore le cas, d'entendre que l'animation est un genre principalement réservé aux petits, certains concédant parfois le ton plus mature des films animés japonais. C'est précisément ce que voulait contredire l'ancien président de Walt Disney Pictures Jeffrey Katzenberg, après que les tensions entre lui et le patron Michael Eisner aient causé son départ en 1994. 

 

photoÇa commence un peu comme un Disney, mais faut pas croire

 

Cette même année, le producteur a fondé DreamWorks SKG avec Steven Spielberg et David Geffen (le K étant son initiale). Avant même que le studio soit érigé, une discussion préliminaire entre les trois hommes a directement mené au développement du Prince d'Égypte, qui est ainsi devenu le premier film à entrer en production chez DreamWorks Animation. 

C'est donc en expliquant à Steven Spielberg qu'il voulait utiliser l'animation comme une simple technique artistique au service d'une grande histoire afin d'en changer la perception infantilisée que l'idée a germé. Spielberg lui a alors suggéré (plus ou moins sérieusement) d'adapter Les Dix Commandements, ce qui a été une véritable épiphanie pour Katzenberg, mais aussi contre toute attente une véritable aubaine pour le jeune studio.

 

photoDreamWorks entre dans la course 

 

Avec un budget de 70 millions de dollars (hors inflation), le film en a rapporté plus de 218, dont 101 millions à domicile, son interdiction en Malaisie et en Égypte n'ayant quasiment pas impacté ses recettes. Ces résultats encourageants ont surtout rattrapé la sortie beaucoup plus timide de Fourmiz. Ce premier film de la filiale est arrivé en salles deux mois plus tôt, malgré le fait que sa production ait commencé plus tard, et n'a encaissé que 171 millions (hors inflation), dont seulement 90 aux États-Unis pour 105 millions de budget, hors marketing. 

Si Le Prince d'Égypte reste moins performant au box-office mondial que Mulan (304 millions) et 1001 pattes (363 millions), il dépasse aisément Les Razmoket, le film (140 millions) et les films moins bien distribués comme Excalibur, l'épée magique. Le retour de Moïse à l'affiche s'est donc avéré payant, même si le film n'a pas vraiment fait l'unanimité auprès du public et de la critique, en dépit des moyens déployés. 

  

photoUn sacré chantier

 

LES FANS ET LES ENFANTS D'ABORD

Évidemment, retranscrire à peu près 80 ans de la vie du prophète en une heure et demie a demandé une certaine rigueur doublée d'astuce. Si les Disney se permettent d'adoucir et revisiter les contes généralement bien glauques qu'ils adaptent, l'adaptation d'un récit biblique a tout intérêt à ne pas faire n'importe quoi avec les personnages et les événements empruntés à la foi de millions de personnes. Katzenberg, en sa qualité de producteur exécutif, avait bien conscience de cette injonction, du fait que l'histoire qu'il voulait raconter ne lui appartenait pas et qu'il ne pouvait donc pas réellement se l'approprier. 

Une équipe pharaonique a ainsi été mise sur pied pour coller au plus près des écrits religieux, avec des historiens, des experts bibliques, des théologiens chrétiens, juifs et musulmans, ainsi que des dirigeants arabo-américains, pour un total de 350 personnes impliquées, venants de 34 pays différents. Mais même si la réalisation de Steve Hickner, Simon Wells et Brenda Chapman (une des premières réalisatrices à travailler sur un aussi gros projet) respecte en effet les grandes lignes du Livre de l'Exode et ses lourdes thématiques sur l'esclavage et la tyrannie, le récit s'est tout de même permis quelques simplifications, ajouts et raccourcis, ce qui n'a pas plu à tout le monde. 

 

photoAvec un doublage de Val Kilmer en VO et Emmanuel Curtil en VF

 

D'une manière générale, le film était censé s'adresser à un public adulte, ou du moins plus âgé, avec un marketing réfléchi en conséquence et une gamme donc plus restreinte de produits dérivés (car on imagine mal des lunchboxes, tasses à café ou porte-clés à l'effigie de Moïse). Le long-métrage a même failli être classé PG-13, avant d'obtenir le traditionnel PG du film d'animation tout public, ce qu'une partie des spectateurs lui a finalement reproché d'être.

Beaucoup ont pointé du doigt les poncifs propres au moule fabriqué par leur concurrent à grandes oreilles, notamment l'absence de violence graphique, les chansons servant d'ellipses, les infidélités au texte d'origine et les quelques touches d'humour. Le fait d'être reçu comme un film ciblant spécifiquement les enfants l'a donc clairement desservi, certains l'accusant de faire de la propagande religieuse ou un cours de catéchisme bien emballé. Encore plus en choisissant de sortir quelques jours avant Noël, un créneau habituellement campé par les films d'animation pour enfants ou les comédies familiales. 

 

photoSauf que là, c'est pas trop l'ambiance

 

GODS OF WAR

Si Le Prince d'Égypte est toujours considéré comme un divertissement pour enfants, c'est peut-être parce que ces derniers ne risquent pas tellement d'en faire des cauchemars ou de s'endormir devant au bout de 10 minutes. Malgré ses fondements forcément religieux, le film est parvenu à reléguer Dieu et la spiritualité au second plan pour placer la relation fraternelle (et inventée) de Moïse et Ramsès au coeur du récit, ce qui permet de ramener ces deux figures déifiées à leur condition humaine et faillible. 

Les enfants sont donc plus à même de suivre l'action qui défile à l'écran, même s'ils n'ont pas le bagage culturel et la maturité nécessaires pour en saisir toutes les nuances, références ou enjeux. Tout l'inverse des adolescents ou adultes qui peuvent plus facilement capter la puissance de ce drame aux allures de tragédie grecque. Même s'il faut véritablement attendre le retour de Moïse en Égypte pour basculer dans quelque chose de plus implacable et saisissant, la fatalité guide la narration d'un bout à l'autre, avec l'idée que vouloir échapper à son destin ne fait que nous en rapprocher. 

 

photoMise en scène théâtrale

 

L'histoire reprend également les obligatoires conflits intérieurs de la tragédie grecque. Toute la première partie du film tisse une réelle complicité entre Ramsès et Moïse, qui s'aiment comme des frères et jouissent de leur insouciance et privilèges. Le rôle de sauveur du prophète a beau être un accent lyrique, l'émotion et la puissance découlent donc principalement de leur dualité déchirante, chacun défendant son idéal à regret. 

De ce fait, le film évite de resservir une énième histoire manichéenne entre le Bien et le Mal ou le Vrai et le Faux (sauf quand il suggère très fortement que les dieux égyptiens n'existent pas). Ramsès est d'ailleurs loin d'être un méchant maléfique et typique de Disney. C'est au contraire un homme écrasé par le poids de son héritage, mais aimant envers son fils et son frère, même après avoir appris ses origines hébraïques. La guerre fratricide qu'ils se livrent découle en partie du sentiment d'abandon de Ramsès, qui ne supporte pas que son frère se soit détourné de lui et réagit donc de façon capricieuse et puérile. 

 

photoLe complexe du père (avec les Pyramides de Gizeh en fond)

 

Quand ce Pharaon élevé pour devenir un être suprême et divin (ce qu'il se plaît d'ailleurs à répéter) entend que Dieu lui ordonne de libérer les esclaves sur lesquels il a droit de vie ou de mort, c'est l'ego et l'orgueil de l'homme qui sont piqués au vif. Lorsque Moïse déclenche les neuf premières Plaies, c'est une fois de plus leur rivalité qui est mise en avant, et plus que la fidélité aux dieux égyptiens ou la haine des Hébreux, c'est bien la rancoeur et le chagrin qui conduit Ramsès à sa perte. 

Dans sa mission salvatrice, Moïse n'est pas non plus une figure purement héroïque. S'il est dévasté d'avoir causé la mort d'un Égyptien quand il était prince, son statut de prophète ne le soulage pas de toute culpabilité. Pour libérer les siens et les conduire jusqu'à la Terre promise (ce qui n'est pas traité dans le film), Moïse devient un instrument semant le chaos et la mort de milliers d'innocents par le biais des 10 Plaies d'Égypte. La dernière, qui consiste à prendre la vie des tous les premiers-nés égyptiens, a ainsi ôté celle du fils unique de Ramsès et profondément ébranlé les deux hommes, précipitant le destin tragique de la dynastie. Et ça, ce n'est pas tellement à la portée des enfants.

 

photo Il était une fois l'esclavage...

 

SPECTACLE DIVIN

Si le film est particulièrement poignant, c'est aussi en grande partie grâce à sa mise en scène intelligente, ses décors riches et détaillés, ses jeux de lumières et de couleurs, ainsi que la composition subtile des plans, qui ont souvent bien plus à dire que les lignes de dialogues. Après Fourmiz qui a lancé les débuts de la 3D pour le studio, Le Prince d'Égypte préfère une esthétique 2D mélangée à des éléments numériques et des centaines d'arrière-plans peints à la main, pour un résultat toujours sublime et spectaculaire, malgré le vieillissement de quelques incrustations 3D.

Le character design est également très singulier, avec des traits volontairement allongés et une impressionnante expressivité, qui tord les visages pour extérioriser et exacerber les émotions et les souffrances des personnages. Comme Don Bluth à la fin des années 70, Jeffrey Katzenberg a embarqué avec lui plusieurs talents de Disney pour travailler sur le film, notamment le scénariste Philip LaZebnik (qui a travaillé sur Mulan et Pocahontas) ou le compositeur Hans Zimmer qui venait de signer la bande-son culte du Roi  lion et sera par la suite régulièrement appelé par DreamWorks. Le film a d'ailleurs décroché l'Oscar de la meilleure chanson originale avec "When You Believe" écrite par Stephen Schwartz et reprise par Mariah Carey et Whitney Houston

  

photoAh les crocrocros, les crocrocros, les crocodiles

 

Le producteur a également employé plusieurs animateurs de Disney, comme l'artiste Darek Gogol qui s'est occupé des décors du Prince d'Égypte après s'être chargé du character design de Pocahontas et du Bossu de Notre-Dame ou encore la codirectrice artistique Kathy Altieri, qui a précédemment travaillé sur la conception des décors de La Petite SirèneAladdin ou Le Roi lion.

D'autres animateurs d'Amblimation ont aussi été appelés sur la production, qui a donc bénéficié d'une certaine expertise et d'un soin tout particulier, notamment pour représenter les paysages désertiques. Une précision de rythme et d'esthétisme qui ne s'est malheureusement pas retrouvée dans le spin off du film, Joseph, le roi des rêves, la première et unique sortie DTV du studio.

 

photoLe chemin est ouvert pour DreamWorks Animation

 

Finalement, Le Prince d'Égypte est une oeuvre puissante, qui impacte par la tragédie qu'elle raconte et la façon dont elle est mise en scène. Si le film évite le plus possible de tomber dans la doctrine, il n'a cependant pas réussi à trouver le public adulte que Katzenberg voulait intéresser. La faute à certains choix artistiques et narratifs trop proches des productions pour enfants, qui affaiblissent par moments la gravité du propos, même s'ils n'ont rien de rédhibitoire.

Sinon, parce qu'on est dans les films d'animation pour public averti, on parle aussi du Tombeau des lucioles de ce côté.

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Sombrecopie

Les variables chef d’oeuvres de DreamWorks dernièrement ce sont leur dessins animés avec Netflix : She-ra et les princesses aux pouvoirs est une merveilles, Kipo et les animonstres un enchantement, sans compter la trilogie de Del Toro ! Dommage que ces dessins animés soit sous estimés sûrement à cause de préjugés et de biais classiste

ttopaloff

Quelle BO de Hans Zimmer ! The burning bush, le retour en Egypte à dos de chameau, culte !

Popeye

J’ai connu une personne qui avait travaillé sur la partie développement de ce film. Il m’a raconté que son travail était relativement relax et qu’il passait la moitié de la journée à dessiner et l’autre moitié à la cafetaria de Dreamworks… Visiblement l’argent et le temps ne manquaient pas. Il avait grandement apprécié ce confort assez rare.

Ozymandias

J’avais beaucoup aimé ce dessin animé enfant ! Faudra que je le remate.

Guéguette

Le film n’échappe pas à plusieurs fautes de goûts narratives, ou sur telle ou telle chanson. Réussite visuelle formelle cela dit, avec une intégration des personnages dans les lumières des décors qui vient seulement d’être surpassée (à ce niveau-là) par Klaus des décennies après…
Reste aussi, quand même, que c’est la Bible quoi.
Par contre l’antidisney ça me gave. On peut faire différent, à côté, et pas contre. Sans disney, il n’y aurait jamais eu Dreamworks, point barre. Surtout que Dreamworks, en terme de dvpt, de structure et de rythme, reste extrêmement proche de la formule Disney.

Numberz

Ce film est un chef d’œuvre. C’est beau, la bo est magnifique, les personnages prennent vie de manière magnifique.
Avec la trilogie Dragons, c’est mon DreamWorks favoris. Et ils en font des trucs biens pourtant.