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Bound : avant Matrix, le coup de boule lesbien et sanglant des soeurs Wachowski

Par Simon Riaux
21 février 2021
MAJ : 21 mai 2024
Bound : photo, Jennifer Tilly, Gina Gershon

Avant Matrix, Speed RacerCloud Atlas ou Jupiter Ascending, les soeurs Wachowski ont enflammé les écrans avec une romance lesbienne brillante et inoubliable.

Au milieu des années 90, Lana Wachowski et Lilly Wachowski sont deux scénaristes tout sauf épanouies. Elles ont bien réussi à vendre le script d'Assassins, mais le réalisateur Richard Donner l'a fait réécrire dans les grandes largeurs et a totalement transformé leur création sans qu'elles puissent rien n'y faire. Une seule solution : la réalisation, qui leur donnera plus de contrôle sur leurs futures créations. Et justement, elles ont une idée, qui correspond parfaitement à leurs désirs de cinéma, remuant, mal élevé et énervé comme jamais. Un film noir lesbien mâtiné de romance, intitulé Bound.

Les producteurs qu'elles croisent ne sont pas du tout à l'aise avec le concept d'une romance homosexuelle tenant le haut de l'affiche, jusqu'à ce que le légendaire Dino De Laurentiis flaire le bon coup et leur accorde un budget de 6 millions de dollars. Sorti en 1996, le film fait forte impression. Depuis, Matrix et la cohorte de projets aussi délirants qu'ambitieux portés par les frangines l'ont (un peu) fait oublier, et il est temps d'y remédier.

 

affiche officielle

 

DANS LA MATRICE

Sur le papier, cette histoire de deux voisines, devenues amantes et décidées à délester le compagnon mafieux de l'une d'elle de deux millions de dollars n'a pas grand-chose à voir avec les épopées stellaires, science-fictionnelles ou spatio-temporelles devenues la marque de fabrique des Wachowski. Et pourtant, leur premier long-métrage contient déjà tous ceux à venir.

La critique n'aime rien tant que deviner dans un premier film les motifs et obsessions d'une oeuvre à venir. Non seulement ça fait bien dans les dîners en ville, mais on se sent très malin, et on démontre à peu de frais l'oeil aiguisé qu'on s'est forgé à coups de projections de presse. Mais pour artificielle que soit parfois la démarche, force est de constater que Bound a des airs de galop d'essai récréatif pour les soeurs Wachowski, qui jettent dans ce premier film une quantité ahurissante d'idées, qu'elles reprendront ou revisiteront plus tard, au gré de leurs films et des univers qu'elles exploreront.

 

photo, Jennifer Tilly, Gina GershonLa fête des voisins va être un chouïa mouvementée

 

Au centre de leurs univers, on retrouve fréquemment des personnages sous forme de chrysalides, à l'identité changeante, mouvante, dont le cheminement va consister à se trouver eux-mêmes, souvent en altérant radicalement leur propre nature. C'est une évidence dans Matrix, où Neo  passera du grisâtre monsieur Anderson à techno-messie, c'est littéralement le sujet de Cloud Atlas, qui suit les variations de sa galerie de personnages sur plusieurs millénaires, et cette mécanique est enfin à l'oeuvre dans Jupiter Ascending, dont les deux heureux héros finissent quasiment par échanger leurs statuts et attributs.

Tous ses mouvements, ces subversions de l'ordre établi naissent avec Bound, quand Corky et Violet décident de passer de seconds rôles à moteurs de l'action, de trophées à maîtresses de la manipulation. Et tout le long du film, elles continueront de se redéfinir, autorité, force, puissance et amour passant de l'une à l'autre des héroïnes.

La théâtralité du long-métrage, ce décor millimétré où le moindre mouvement des personnages comme de la caméra rappelle l'urbanité factice de Matrix, et de la même manière des personnages traditionnellement voués à la figuration, va révéler sa propre fausseté. Ce motif est un des plus forts du long-métrage, dont la mise en scène, maîtrisée de bout en bout, se plaît à progressivement injecter des déréglages qui rendent la machine folle, et poussent l'ensemble à l'emballement. Un emballement que seul Speed Racer égalera en matière de rodomontades visuelles.

 

photo, Gina GershonA bien des égards, Corky sera la clef du destin de Violet

 

MISE EN SENSE

Les transitions sont parfois l'occasion de coquetteries visuelles qui peuvent aussi bien dynamiser un montage que le plomber à force d'esbroufe. Dans Bound, chaque trouvaille esthétique ponctuant une séquence s'imbrique dans la narration, souvent pour en raconter le progressif déraillement. C'est le cas des plans où surgit du sang, toujours d'une inventivité remarquable.

La première irruption de la violence dans le récit, où le surgissement du sang précède les coups, en est une remarquable illustration. Rien ne se passera comme prévu, nous dit ce plan fixe d'une cuvette de toilettes soudain émaillée d'hémoglobine. Il en va de même quand l'argent convoité apparaît à l'image. Avant même la trahison, il est déjà couvert de sang, justifiant que César le "lave" tout en annonçant les ravages à venir de la machination de Violet.

Ce qui frappe également à la découverte de cette première réalisation des Wachowski, c'est la grande complexité du découpage. Le cadre n'est pas seulement composé avec minutie, ses lignes de forces réparties avec harmonie, il est l'objet de quantité de mouvements d'appareils, d'effets de montage et de déplacements, qui multiplient les sensations du spectateur, l'impact des scènes et leurs degrés de lecture. L'univers de Bound se joue toujours dans la profondeur, comme ses héroïnes surgissant soudain dans le réel.

 

photo, Gina GershonProfessionnelle dégorgeant l'évier

 

Le style du film impressionne constamment la rétine, jusque dans les passages théoriquement les moins cinégéniques. Que Corky vienne jouer de la tuyauterie chez Violet, et une banale scène de plomberie devient l'occasion d'un jeu entre le premier, le deuxième et l'arrière-plan, tandis que Gina Gershon manipule des tuyaux évidemment phalliques. Ce moment, ludique en diable, se produit à maintes reprises, quand les réalisatrices font tout leur possible pour renouveler certains stéréotypes. Ainsi, il n'est pas interdit de penser que les amples travellings accompagnant la discussion au téléphone des deux voleuses aux deux tiers du film a inspiré un certain Michael Bay, qui l'a recyclée ad nauseam à partir de Bad Boys II.

Évidemment, les Wachowski n'ont pas encore les moyens financiers dont elles disposeront dès leur production suivante, et sont bien loin d'être aussi accomplies qu'aujourd'hui derrière la caméra, mais déjà, leur créativité impressionne. Que l'action s'emballe ou que l'énergie des personnages soit sur le point de déborder, la manière dont la caméra accompagne les frissons qui se saisissent de chacun est terriblement contagieuse, et très sophistiquée techniquement.

La caméra se plaît ainsi à capturer un déplacement en effectuant un panneau latéral, avant d'explorer soudain la profondeur du décor, ou d'effectuer un demi-tour à 180°. On a beau être loin du bullet time de Matrix, ou des démentes courses-poursuites de Jupiter Ascending, déjà le duo met en scène avec une liberté et une intensité qui nous amènent à perpétuellement exulter.

 

photo, Joe PantolianoUn César qui ne trempera même pas un orteil dans le Rubicon

 

LOVE ASCENDING

Récit d'arnaque, suspens chirurgical, thriller mafieux, film noir... Bound est tout cela, mais les différents genres auxquels le récit feint d'emprunter ne servent qu'un but unique : paver la voie à un authentique récit amoureux. On a souvent taxé les Wachowski de niaiserie, et tout particulièrement à l'occasion de l'inégale, mais passionnante série Sense8. C'est leur faire un mauvais procès, tant les sentiments des protagonistes de chacun de leurs récits sont fins, quand bien même leur description est candide. Turbinant à la sincérité, voire au sentimentalisme, les deux cinéastes vont donc utiliser les figures imposées des univers cités plus haut, pour toujours montrer comment l'attirance, la confiance puis l'amour entre Violet et Corky sortent l'intrigue des impasses attendues.

On peut d'ailleurs voir dans le métrage une expérience formelle visant à essayer de témoigner de l'effet de la confiance sur la narration. Par exemple, toute la première partie du scénario destine Violet à prendre la direction des évènements. Plus terrienne, solide, franche du collier (en apparence) que Violet, elle a tout pour initier l'action. Mais son amie ne jouera finalement pas une partition classique de femme fatale.

Car lors de la scène de la voiture où se joue leur union, quand Corky lui signifie qu'il en ira de leur vol comme de leur amour, elle reçoit alors une validation qui l'autonomise. Dès lors, Violet va progressivement reprendre le contrôle des affaires. Et si on redoute un instant que l'éruptivité de César menace de tout faire s'écrouler, c'est pour mieux que le temps d'un échange téléphonique délicieux d'ubiquité, Jennifer Tilly rappelle au spectateur qui est la patronne.

 

photo, Jennifer Tilly, Gina GershonDynamic Duo

 

Alors que la trahison est d'ordinaire un impératif impérieux des films d'arnaque, on sent dès les premières secondes de Bound qu'il n'en sera jamais question dans le couple central. Toutes deux s'allient pour s'émanciper et pour s'aimer, et les voir se soutenir mutuellement, générer à la fois une tornade de chaos meurtrier et un bouclier mutuel est finalement le plus gros twist du métrage, la signature émouvante de sa singularité. Et ce tourbillon, loin d'en rester à la note d'intention, se traduit directement à l'image. Petit à petit, les cadres hyper-léchés se décalent et font mine de se déséquilibrer, témoignant des modifications radicales de l'équilibre des forces.

Et ce, jusqu'à un final passionnant, où à la faveur d'un micro-traveling, l'image capte la décision fatale que prend Violet face à la duplicité de son compagnon. La caméra panote, le point se fait sur le canon d'une arme, et quand part la détonation, c'est l'incarnation de l'engagement total que prend Violet vis-à-vis de Corky, mais aussi le serment du cinéma des Wachowski.

L'écran se métamorphose alors en page blanche, seulement troublée par le sang de César, exécuté au milieu d'une flaque de peinture, qui donne vie et mort à l'image, la trouble, l'éveille et la tue en même temps. Cette énergie paradoxale, vitale et mortelle, où ce qui est détruit engendre une nouvelle modalité d'existence, c'est l'essence d'un cinéma qui, derrière ses airs parfois poseurs, ses obsessions technologiques et ses explorations thématiques, en revient toujours à son propre coeur.

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GHOSTFACE

Polar chaud,délicieux,au scénario in
génieux avec un excellent casting,
Bound ( avec Basic Instinct ) est le
genre de films que je regrette de ne
plus voir aujourd’hui où la morale et
et le bien pensant sont de mises.On
est revenu à l’époque du politiquem
ent correct,et je trouve ça désolant
et inquiétant

Zapan

Film excellent. Une mise en scène qui m’a fait pleurer de rire à certains passage.

Kyle Reese

Excellent polar et premier film.
Ce film peut se voir comme une note d’intention inconscient du scénario futur de la vie des réalisatrices.
Le film: 2 femmes lesbiennes qui se découvrent, s’aiment et gagnent leur indépendance à la fois psychologique (plus de dépendance aux hommes) et financière en faisant un hold-up face à des hommes puissant de façon ingénieux.
La réalité: 2 frères qui partent à la conquête d’Hollywood (hommes puissant) pour se découvrir et gagner leur indépendance financière et psychologique devenant des sœurs (l’importance du genre dans le film) avec grande ingéniosité. Les frères se projetaient déjà en tant que sœur. (c’est Dr Freud qui m’a soufflé ça)
Le cœur de leur hold-up ayant été la saga Matrix. Saga de SF autant révolutionnaire dans la forme que subversive dans le fond, Hollywood n’en demandait pas tant et n’y a vu que du feu, grâce surtout au producteur Joe Silver qui avait le gout du risque. Le hold-up étant surtout le coté subversif, les bénéfices de la saga étant tout à fait légitime. Hollywood n’aurait jamais imaginé gagner autant avec un film aussi « spécial » symboliquement et métaphoriquement parlant.
« Bound » le mot fait référence au lien, lien d’amour pour les persos, lien du sang et d’amour fraternel pour les Waschos. Mais il fait aussi référence au lien qui sert, bloque, attache, le Bound de Bondage. Les 2 persos coincés dans leur vie, dans leur psychologie, dans leur monde. Les Waschos inconsciemment au début, puis consciemment coincés dans leur corps. Vient Matrix qui explique le plan. Le constat, Mr Anderson est replié sur lui même, il n’est pas heureux, il y a un malaise. La révélation il n’est pas celui qu’il croit être, ni son monde. Le déni, l’acception, puis l’illumination, il doit mourir pour devenir autre se transformer. Tout comme les Waschos l’ont fait quelques années plus tard. Ensuite, une fois la saga passé, le plan révélé, le « hold-up » réussi, il y a un peu de résistance avec Speed racer , l’une fait son changement, puis arrive Jupiter mais ça ne fonctionne plus comme avant, du coup arrive la transformation de Lily.
Le changement effectué, les projets changent petits à petits et deviennent moins spectaculaire, plus intimistes jusqu’à Matrix 4, je m’attends a qq chose de bien différent et c’est tant mieux. Bref Bound est plus qu’un polar lesbien malin. Il faudrait faire un film sur les Wascho au destin unique (c’est pas celui de Jupiter) ce serait passionnant.

Carlito B.

Un très bon polar, bien mené. Il faudra attendre la scène « du dessert » avec le mérovingien dans Matrix reloaded pour se souvenir que les frangines ont réalisé Bound avant de se lancer dans la SF.
A voir pour ceux qui l’ont raté à l’époque.

Galactus

J’avoue qu’on s’en fout.

Numberz

J’avoue ne jamais avoir vu ce film