Les Oiseaux - critique

Guillaume Meral | 31 octobre 2007
Guillaume Meral | 31 octobre 2007

Au début des années 60, Alfred Hitchcock est au sommet de sa carrière, et a déjà posé les jalons structurant l’importance de son œuvre dans le patrimoine cinéphilique. De fait, le cinéaste n’a plus rien à prouver ou presque : sa filmographie est déjà mesurée à l’aune de ses répercussions esthétiques et thématiques sur son époque, et ses films sont cités en exemple par les courants culturels les plus avant-gardistes (la Nouvelle-Vague en tête). En définitif, alors qu’il s’apprête à entamer le tournage des Oiseaux, Hitchcock a déjà fait plus qu’apporter sa pierre à l’édifice cinématographique : il l’a révolutionné, ouvrant des horizons inédits ou à peine esquissés à un langage dont il aura dévoilé la vocation ontologique à communiquer avec le spectateur, de façon à faire interagir l’univers diégétique déployé à l’écran avec lui. Le génie du réalisateur fut notamment de faire évoluer la grammaire en conceptualisant cette relation au sein même de sa narration, quitte à frôler parfois la mise en abyme la plus ostentatoire (Fenêtre sur Cour). De fait, là réside l’un des apports majeurs d’Hitchcock au 7é Art : dans la sublimation diégétique de la relation spectateur/fiction comme fondement du médium.

Or, c’est sans doute ce sentiment d’accomplissement  qui domine la vision des Oiseaux, comme le constat d’un artiste conscient d’avoir arpenté le moindre recoin de l’apogée artistique qui fut la sienne. Guère étonnant que le film semble parcouru de quelques interrogations existentielles concernant les perspectives artistiques de l’auteur, qui donne parfois l’impression de rechercher une motivation dans ce qu’il est en train de filmer. C’est en tous cas la sensation véhiculée par le début du film, passé une introduction d’une efficacité redoutable, édifiant l’échéance d’une menace encore obscure mais d’ores et déjà prégnante. Une scène dont l’issue (on quitte le groupe d’oiseaux présenté pour suivre les pérégrinations de Tippi Hedren à San Francisco) sonne rétrospectivement comme un message du réalisateur lancé à ses spectateurs, une note annonçant que le film va prendre son temps avant de justifier son titre. D’ici là, le film dresse le catalogue des signes reconnaissables d’un génie partiellement démotivé, entre formalisme inhabituellement plat (dialogues sans relief capturés dans des champs/contre-champs désincarnés), résurgence d’automatismes croulant sous le poids de l’héritage dans lesquels ils s’inscrivent (Tippi Hedren a bien du mal à soutenir la comparaison avec Kim Novack ou Grace Kelly), et déroulement mécanique du récit.

Une partie au cours de laquelle le fantôme Hitchcock court après l’ombre de ses images d’Epinal, sans jamais vraiment parvenir à en ranimer la substance. Preuve en est l’arrivée du premier coup d’éclat formel à mettre au compte du film, lorsque le personnage d’Hedren s’apprête à pénétrer par effraction chez l’homme qu’elle convoite. Un jeu du chat et de la souris au cours de laquelle le maître concentre toutes ses figures de style (voyeurisme, transgression du domaine privé, chassé-croisé entre deux personnes…), mais qui n’aboutit qu’à la mise en exergue de l’extrême trivialité de l’enjeu qu’elle est censée illustrer (va-t-elle se faire surprendre par son homme ou non ?). Les Oiseaux ressemble alors à son personnage principal : superficiel et conscient de sa propre vacuité, en attente de quelque chose pour conférer quelque consistance à son existence.

 

 

Mais comme on pouvait s’en douter, à mesure que l’ambiance anxiogène suggérée par le début se rappelle au bon souvenir de la narration au détour de l’émanation progressive de la menace, Les Oiseaux gagne considérablement en épaisseur, comme si le film n’attendait en définitif qu’une perturbation de son univers pour prendre son envol (pardon). Dans  le souci d’étaler son emprise démiurgique aux yeux du spectateur, Hitchcock lui donne ainsi quelque chose de plus substantiel à se mettre sous la dent. Cela commence avec des attaques éclairs de volatiles sortant de nulle part, première intrusion d’une étrange et diffuse inquiétude au sein du quotidien que l’on devine paisible de la bourgade. Puis Hitchcock introduit un nouveau personnage avec la mère de Rod Taylor, véritable concentré de névroses à ce point palpables qu’elle tranche instantanément avec la légèreté presque revendiquée de l’atmosphère générale. Logiquement, le réalisateur va s’en servir comme relais du basculement du film dans une dimension cauchemardesque : ainsi ce plan dans lequel elle téléphone au premier plan, s’informant des événements étranges survenus récemment en ville, tandis que son fils et sa prétendante discutent à l’arrière-plan de l’image.

Une façon pour le cinéaste d’imposer au spectateur l’angoisse de cette femme, mettant ainsi le public et les deux protagonistes principaux sur un pied d’égalité en leur intimant tout deux à s’extirper de la trivialité générale. Ainsi, c’est véritablement la mère qui va devenir le personnage pivot du film, véritable vecteur d’une angoisse appelée à se généraliser, au point d’être au centre de l’une des plus belles séquences de la carrière du cinéaste, où s’étale toute la vulnérabilité du personnage après un assaut mené contre la maison par une horde d’oiseaux meurtriers. Passivité du spectateur plongé dans l’intimité tragique d’une personne, voyeurisme subi et inconfortable du personnage regardant, suspension aérienne de l’instant : Hitchcock a beau être conscient de ses effets, leurs orchestrations tient toujours autant du génie.

 

 

De fait, c’est cette conscience de soit qui donne aux Oiseaux cette allure de démonstration de force. A l’instar de John Woo sur Paycheck, John McTiernan avec Basic où encore Martin Scorsese et Aviator, le film résonne en effet comme le pied de nez à la concurrence d’un réalisateur à ce point en pleine possession de ses moyens qu’il peut se permettre de rater une séquence tout en sachant que la prochaine éblouira l’assistance. Preuve en est ces scènes dans lesquelles son art consommé de la chorégraphie des corps, l’orchestration millimétrée de sa scénographie ou sa gestion implacable d’un découpage immersif font des merveilles, qu’il s’agisse de faire prendre à des situations à priori anodines des proportions grisantes (la discussion collective dans le restaurant), ou de mettre l’emphase sur une menace s’apprêtant à frapper (la sortie de l’école). Des grands moments de cinéma, Les Oiseaux en regorge à la pelle, dotés de cette dimension ludique qui est l’apanage des cinéastes étalant leur virtuosité avec l’approbation complice du spectateur. Combien de réalisateurs peuvent se targuer d’avoir remaker, au détour d’une séquence, une des scènes les plus emblématiques de leurs carrières, avec une réussite telle qu’elle parvient à occulter la précédente ? (ici le meurtre sous la douche de Psychose, au modus operanti reproduit lors d’un raid des volailles sur Tippi Hedren).  

 

 

Il est presque permis de se demander si la faiblesse de la première partie ne fut pas finalement consciemment mis en œuvre par le cinéaste lui-même qui, en grand connaisseur de son public, aurait dés lors tenter de tester son intérêt en épousant par sa mise en scène la superficialité à priori de ses personnages principaux pour mieux le surprendre en temps voulu. Là réside le paradoxe traversant Les Oiseaux, et qui lui offre une place de choix dans la filmographie d’Hitchcock : sans être son meilleur film, il s’agit sans doute de la démonstration la plus probante d’une virtuosité qui n’a jamais été aussi consciente des réactions du public à son égard. Génial oui, mais roublard. Mais génial.

 

 

Résumé

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