S’il fallait expliquer le génie d’Alfred Hitchcock en une scène, ça pourrait être celle-ci dans le film culte Les Oiseaux.
Hitchcock, ce n’est pas juste la scène de la douche dans Psychose. Dans ses grands classiques comme dans ses films moins connus, le réalisateur a maintes fois démontré la force de sa mise en scène, et prouvé qu’un mouvement de caméra, un contrechamp ou un gros plan pouvaient raconter mille fois plus qu’une ligne de dialogue.
Parmi ses grands films inoubliables et intemporels, il y a Les Oiseaux, sorti en 1963. Inspirée de la nouvelle de Daphné du Maurier (qu’il avait adaptée avec Rebecca en 1940), cette histoire de volatiles des enfers est une mine d’or pour décortiquer et décrypter les outils de la mise en scène. C’est pour cette raison qu’on voulait revenir sur un moment précis du film.

POV : T’ES HITCHCOCK
Le cinéma est une affaire de point de vue, et pas uniquement parce que certaines personnes de l’équipe osent dire qu’Alien : Romulus est dans le top 3 des films de la saga. Faire un film et raconter une histoire, c’est choisir ce que le public va savoir, et décider où il est placé par rapport aux personnages. A t-il une longueur d’avance ? Quand doit-il avoir accès à telle ou telle information ? Est-il dans le récit avec les personnages, ou au-dessus avec ceux qui tirent les ficelles ?
Dans l’incontournable livre d’entretien entre François Truffaut et Alfred Hitchcock, le réalisateur britannique expliquait la différence entre le suspense et la surprise, avec une image simple : une bombe cachée sous une table, avec deux personnes qui discutent.
- Si on ne sait pas que la bombe est cachée sous la table, et qu’elle explose : c’est une surprise.
- Si on sait que la bombe est là et va bientôt exploser, mais que les personnages l’ignorent et commandent une autre pinte : c’est du suspense.

Hitchcock aimait le suspense, d’où les multiples exemples excellents dans sa filmographie. Marion ne voit pas que quelqu’un est entré dans la salle de bain pendant qu’elle prend une douche dans Psychose ; Margot ne sait pas qu’il y a un homme caché chez elle pour la tuer lorsqu’elle va décrocher le téléphone dans Le Crime était presque parfait.
Dans Fenêtre sur cour, quand Thorwald rentre chez alors que Lisa est en train de fouiller dans ses tiroirs, il y a même l’illustration parfaite du suspense : de l’autre côté de la cour, Jeff et Stella sont scotchés à leur fenêtre, terrifiés pour leur amie. C’est exactement ce que Hitchcock veut que le public ressente de l’autre côté de l’écran, en tremblant pour les personnages.

LE PARFAIT EXEMPLE DU SUSPENSE
Mais Hitchcock étant un petit malin qui aime se jouer du public, il va plus loin dans une scène des Oiseaux : celle où Melanie fume une cigarette devant l’école. Arrivée trop tôt pour récupérer la petite Cathy, l’héroïne campée par Tippi Hedren s’assoit sur un banc, devant un parc pour enfant et surtout une cage à poules – ce jeu d’escalade cubique avec des barres de fer.
Le premier niveau de la scène est une parfaite démonstration du suspense : Melanie est assise dos au jeu, et ne voit pas que des corbeaux commencent à se poser derrière elle.

Le public a conscience d’un danger et en sait davantage que le personnage. Et après avoir installé la situation dans un plan large qui donne toutes les informations, Hitchcock met en place la vraie surprise de la scène.
Pour préparer son coup, il commence par séparer les stars de son film. D’un côté, les oiseaux, de plus en plus nombreux ; de l’autre, Melanie, qui fume sa cigarette.

Il y a de plus en plus d’oiseaux, et les plans sont de plus en plus serrés sur l’héroïne, comme pour l’alerter en silence du danger. C’est d’autant plus cruel que Hitchcock s’attarde sur Melanie qui se retourne plusieurs fois, longuement… mais du mauvais côté.

LE PARFAIT PIÈGE DU SUSPENSE
C’est là qu’on arrive à la bascule, diabolique. Au bout d’un moment, Melanie aperçoit un oiseau dans le ciel, qui vole dans sa direction. Elle comprend immédiatement que c’est un mauvais signe, puisque pour rappel à ce stade elle a déjà été attaquée par une mouette au milieu du lac, et un essaim de zozios a envahi le salon des Brenners. Quelque chose cloche avec les oiseaux, tout le monde l’a compris.
Le champ-contrechamp entre Melanie et ce corbeau semble enfin réunir les deux visages de la scène (Melanie sur son banc, les oiseaux sur leur cage). Tout devrait alors se réaligner, afin que l’héroïne découvre la situation, et en sache autant que le public : il y a quelques oiseaux derrière elle.

Sauf que Hitchcock a berné le public. Quand le mouvement de caméra qui suit le corbeau revient sur la cage à poules, il y a BEAUCOUP plus d’oiseaux qu’auparavant. On est passé de huit oiseaux à des dizaines de piafs. Et ça, il ne l’avait pas montré.
Mieux encore : il avait sciemment mis le public sur une fausse piste.

LA SURPRISE DU FAUX SUSPENSE
Il y a là un malin décrochage dans le point de vue. Au début de la scène, la cinéaste avait donné un avantage au public : il avait accès à ce que Melanie ne voyait pas grâce à une position privilégiée. Le montage avait créé une connivence, en plus de donner le tempo : en passant de l’héroïne à la cage, et en voyant à chaque fois quelques oiseaux supplémentaires, on pensait avoir compris les codes de ce petit jeu du suspense. La chanson, qui gommerait presque toute ellipse, servait de malin faux repère pour mesurer le temps.
Mais Hitchcock installe ces règles pour mieux les briser. A la fin de la scène, Melanie est surprise, et le public aussi. Tout le monde a été piégé, par les oiseaux ou le metteur en scène – mais n’est-ce pas la même chose ?

Après avoir mis le public dans sa poche, Hitchcock montre qu’il se place bien au-dessus de tout le monde. C’est lui le maître, qui tire de multiples ficelles pour diriger le récit et surtout les émotions.
Ainsi, Hitchcock mélange les deux principes énoncés plus haut : le suspense (on sait que les oiseaux s’installent derrière Melanie), et la surprise (on ne sait pas qu’il y en a autant). De l’art de faire du complexe avec du très simple, et avec le langage le plus élémentaire du cinéma (le montage, les ellipses, les réflexes du public).

Tandis que la cigarette sert de très efficace témoin du temps qui passe, que la mélodie de Risselty Rosselty tourne en rond pour mieux étirer la scène (alors qu’il n’y a pas de musique dans Les Oiseaux pour rappel), et que les voix des bambins rendent l’arrivée des corbeaux encore plus terrible, Hitchcock rappelle sa maîtrise en deux minutes.
Deux minutes qui servent à elles seules de parfait mode d’emploi pour apprendre à faire un film, gérer les points de vue, et manipuler le public.
Bon bah ca m’a donné envie de le revoir du coup!
Super article !
Best Hitchcock ever ! Aujourd’hui encore le film reste impressionnant !