Critique : La Fille du juge

Erwan Desbois | 7 janvier 2006
Erwan Desbois | 7 janvier 2006

« Ce film n'est ni un documentaire, ni une fiction, et encore moins un docu-fiction », selon les propres termes de son réalisateur William Karel. Son adaptation du livre Mort d'un silence de Clémence Boulouque ne ressemble en effet à rien de connu au cinéma, et se rapproche plus d'un monologue déclamé au théâtre : la première personne employée dans le livre a été conservée, de même que le texte – simplement amputé de certains passages pour des raisons de durée – qui est lu en voix-off par Elsa Zylberstein. Puisqu'il s'agit malgré tout de cinéma et que le récit est accompagné d'images d'archives, arrêtons notre choix sur la définition « monologue illustré ».

Dans Mort d'un silence, Clémence Boulouque raconte avec ses mots et ses souvenirs d'enfant le travail de son père Gilles, juge chargé de l'enquête sur les attentats terroristes qui ont frappé Paris en 1985 et 1986. Les pressions et les coups bas accompagnant ce dossier le pousseront à mettre fin à ses jours en 1990. Clémence avait neuf ans au début de l'affaire, treize lors du suicide ; son point de vue partiel sur ces quatre années nous fait découvrir par le biais de ses effets secondaires sur une jeune fille plus tout à fait comme les autres (les menaces de mort et les gardes du corps, les vacances tronquées et le regard biaisé des autres élèves…), le drame vécu par un homme intègre et idéaliste broyé par le système. Les nombreux films et photos de famille qui épaulent la voix-off permettent de placer sur les mots des visages – ceux d'une petite fille espiègle et rieuse qui se referme peu à peu sur elle-même, et d'un homme dans la force de l'âge et de ses convictions qui semble vieillir de dix ans à chaque coup porté contre sa personne. Le montage pudique de ces images (la voix-off, la musique et les effets de mise en scène ne sont à aucun moment pesants mais restent toujours discrets et sobres) permet à La fille du juge de trouver la distance juste, loin des pièges du déballage indécent et du chantage à l'émotion. Un choix qui paye tout particulièrement dans deux séquences bouleversantes, où la politique s'efface complètement derrière la tragédie personnelle : le suicide de Gilles Boulouque, et le générique de fin qui s'accompagne de la chanson Mistral gagnant de Renaud.

L'arrière-plan politique de l'affaire Boulouque est par contre très présent dans le reste du film. En vieux routard du documentaire géopolitique, français (VGE, le théâtre du pouvoir) ou étranger (Le monde selon Bush), William Karel enrichit La fille du juge de coupures de presse et d'extraits d'émissions télévisées qui dévoilent une histoire parallèle à celle, purement privée, du roman. Une histoire faite de pressions exercées par les plus hautes sphères de l'État (l'un des témoins potentiels du dossier, Wahid Gordji, fut utilisé par le gouvernement français comme monnaie d'échange contre la libération d'otages retenus au Liban), d'emportements médiatiques (persuadés malgré l'absence de preuves que Gordji faisait partie du réseau de terroristes, les journalistes donnèrent à Boulouque l'image d'un homme ayant trahi l'indépendance de la justice) et de règlements de comptes informels ; une histoire qui pose la question de l'efficacité de la lutte contre le terrorisme et de l'indépendance de la justice face à la raison d'État. Sur ce point, les extraits du débat entre François Mitterrand et Jacques Chirac lors de la campagne présidentielle de 1988 font froid dans le dos tant le cynisme des deux hommes (emportés par leur aversion réciproque et afin d'en faire porter la responsabilité à l'autre, ils avouèrent à demi-mot la manipulation de la justice par le corps politique lors de l'affaire Gordji) semble n'avoir aucune limite. La mise en perspective du récit avec les attentats du World Trade Center, bien qu'intéressante, est pour sa part moins convaincante car desservie par un effort de reconstitution maladroit qui constitue la seule fausse note du film.

En mêlant de manière brillante drame intime et questionnement politique, La fille du juge soutient au final plus que bien la comparaison avec les mastodontes qui l'accompagnent en ce début d'année à la programmation étonnamment polémique (The constant gardener, Good night, and good luck, Lord of war, Munich). Sa pudeur et son émotion contenue, loin de toute quête de spectaculaire, le rendent tout aussi marquant et poignant.

Résumé

Newsletter Ecranlarge
Recevez chaque jour les news, critiques et dossiers essentiels d'Écran Large.

Lecteurs

(0.0)

Votre note ?

commentaires
Aucun commentaire.
votre commentaire