Perfect Days : critique d’un héros du quotidien

Ewen Linet | 3 décembre 2023
Ewen Linet | 3 décembre 2023

En 1984, Wim Wenders recevait la Palme d’or pour son prodigieux faux road trip allégorique Paris, Texas, désormais classé parmi les grands joyaux du septième art. Depuis, malgré la confirmation cannoise en 1987 et le Prix de la mise en scène pour Les Ailes du désir, le cinéaste allemand n'est jamais parvenu à retrouver son prestige... du moins jusqu'à aujourd'hui. En 2023, Win Wenders fait un retour triomphant avec la claque en 3D Anselm (Le Bruit du temps) et le formidable Perfect Days où l'acteur japonais Kôji Yakusho livre une performance sublime, ce qui lui vaudra un prix d'interprétation masculine à Cannes.

IMMERSION DANS LES HABITUDES 

Wim Wenders signe un nouveau faux road movie, son genre pionnier qu'il a sublimé dans sa Trilogie de la route des années 1970 composée d'Alice dans les villesFaux Mouvement et Au fil du temps. Empreint d'une grande délicatesse et d'une richesse visuelle et thématique foisonnante, Perfect Days nous plonge dans le quotidien d'un Tokyoïte sexagénaire, témoin du vieillissement croissant et des bouleversements démographiques de la population japonaise.

Hirayama, agent d'entretien des célèbres toilettes publiques high-tech à Tokyo, est un héros modeste et taiseux qui, en marge de son travail, savoure la lecture, déguste ses plats fétiches et écoute les classiques de Lou Reed ou Patti Smith. Kôji Yakusho prête avec prévenance ses traits et son aura à ce personnage, transformant la routine en une formidable étude de personnages où Hirayama devient tour à tour paysage, guide, idée, simple travailleur ou parfois tout ça à la fois. Ces fragments de la vie quotidienne prennent une dimension homérique dans un drame qui l'est tout autant.

 

Perfect Days : photo, Kôji YakushoMonsieur Propre 

 

Wim Wenders cadre et transforme la capitale japonaise à travers les yeux de son protagoniste, un homme en quête de sobriété face à la frénésie urbaine et à l'absurdité de la vie contemporaine. Le format 4/3 et la courte focale plongent non seulement dans le quotidien de notre héros, mais nous font pleinement adopter son point de vue. Ainsi, Tokyo, l'une des villes les plus peuplées au monde, est rarement apparu aussi proche de l'échelle humaine.

Cette proximité est frappante dans les scènes à bord du camion du héros, où la capitale s'éveille sous une magnifique lumière capturée par le chef opérateur Franz Lustig. Et cet instantané de la vie du nettoyeur, répété inlassablement dans le film, révèle bien plus qu'une ode à la résilience.

 

 

CHRONIQUE D'UN BASCULEMENT

De fait, la quête de simplicité d'Hirayama n'est pas le repos du samouraï que l'on présume et Wim Wenders ne s'attarde pas sur les a priori du fantasme nippon habituel. Dans Perfect Days, l'humilité cède progressivement la place à une austérité destructrice et foncièrement difficile. Tout bascule lorsque la nièce du personnage, interprété par Arisa Nakano, le confronte aux limites de son quotidien réglé comme une horloge et à sa profonde solitude

C'est par cette rencontre que Wim Wenders opère une bascule narrative et bouleverse son découpage. À partir de là, la répétition du quotidien devient étouffante et la vie n'apparait plus sereine pour Hirayama. Toujours garant d'une grandeur poétique, ce personnage ne se retrouve pas confronté à une éventuelle vacuité de ses habitudes ou de sa modestie. L'enjeu est bien différent pour lui. C'est tout son jardin secret qui s'effondre, étant confronté à la dureté du monde extérieur et à la carapace qu'il a érigée.

 

Perfect Days : photoUn doux renversement 

 

Soudain, Perfect Days assume une réflexion d'une complexité fascinante, le passé surgissant avec subtilité et tendresse. Hirayama s'abandonne alors à une errance incontrôlable, devenant acteur des ravages du temps et de l'industrialisation auxquels il s'était jusque-là préservé. Lors de la visite de sa soeur, le poids de leur passé devient déchirant, même si Perfect Days fait le choix salutaire de ne jamais rien en révéler.

Confiné dans une position délicate, le personnage prend conscience de la puissance de la transmission et du lien auprès de sa nièce. Ce lien le fait brièvement basculer dans l'enfer lors de son départ. Tout s'ouvre et se ferme dans une séquence finale brillante et poignante, où la voix singulière de Nina Simone résonne et appelle à un nouveau jour. Feeling Good ?

 

Perfect Days : Affiche française

Résumé

Avec une grâce rare, Perfect Days explore les méandres de la vie intérieure d'un héros ordinaire. Par-delà les apparences de l'errance, Wim Wenders dévoile une subtilité saisissante qui émeut intimement, portée par la performance magistrale de Kôji Yakusho.

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Lecteurs

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commentaires
Julbi
14/03/2024 à 13:26

Rarement un film m'a autant interpellé. Tout est magnifique même les images les plus banales. J'ai l'impression qu'il y a beaucoup de subtilités qui échappent au spectateur non Japonais. Pourquoi le jeune homme qui travaille avec le nettoyeur quitte son emploi? Pourquoi le petit garçon, ami de ce jeune homme (aux oreilles particulières) peut lire dans le seul regard du nettoyeur que son grand ami ne sera plus là? Pourquoi ensuite la demoiselle aux cheveux blonds pleure-t-elle? Et surtout, suis-je le seul à penser que la nièce est plutôt la fille du nettoyeur et que sa "soeur" est plutôt son ex-femme. Et que tous deux conservent et entretiennent ce mensonge sans se douter que l'enfant est secrètement bien au courant de la vérité?
Déjà envie de revoir le film qui ouvre de si beaux débats.

Sanchez
31/12/2023 à 11:17

Très bon résumé EL. On pourrait regarder ce gars nettoyer des chiottes 2h de plus.

Wooster
10/12/2023 à 12:38

Ce film pourrait remporter la palme du plus mauvais pitch (un film allemand sur un type qui nettoie des toilettes aux Japon), mais j’ai très envie de le voir.

Pid
06/12/2023 à 13:14

Comme quoi, ... la sobriété émotionnelle est une chose qui peux facilement basculer sans que l'on n'y puisse rien quoi que l'on ai mis en oeuvre pour y parvenir.

Très beau film.

Vivi
04/12/2023 à 17:50

@Fox,

Merci pour ces explications!

Je ne sais pas ce que tu en penses, mais à la fin du film, j’ai l’impression que le point de vue du realisateur est de dire qu’il faut aussi savoir sortir de ce « cocon ». Et la scène de fin où on ne sait pas trop si le heros rigole ou pleure est poignante dans ce sens.

Fox
04/12/2023 à 11:06

@Vivi

"Incroyable mais vrai j’aurais pu continuer à regarder cet homme nettoyer des toilettes pendant des heures."

C'est exactement ce que l'on s'est dits en sortant de la salle !
Wenders arrive à nous attraper pendant 2 heures, pas tant pour le nettoyage des toilettes en soi, mais pour cette vie simple, réglée comme du papier à musique... quand elle ne sort pas des rails à certains moments.
Ce que j'aime par-dessus tout, c'est à quel point il ne "surécrit" pas sont récit : on ne nous explique en rien pourquoi il en est là, pourquoi il s'est brouillé ou éloigné de sa sœur (et de son père)... Nous n'en avons pas besoin et c'est bien mieux comme ça.

"A noter qu’il y aurait une scène post générique mais je ne l’ai pas vu. Pouvez-vous me le confirmer?"

Il ne s'agit pas tant d'une scène post-générique que d'un plan final.
En fond, le soleil qui perce à travers les feuilles en noir et blanc (comme dans les courtes scènes pendant son sommeil). En surimpression, un cartel qui définit le mot japonais "Komorebi", qui signifie le reflet des feuilles créé par le soleil (je ne me souviens plus de la phrase exacte, mais en gros c'est ça).

Vivi
03/12/2023 à 22:25

J’ai vu le film il y a quelques jours et j’ai eu un vrai coup de coeur !
Incroyable mais vrai j’aurais pu continuer à regarder cet homme nettoyer des toilettes pendant des heures.
Je pense que le film pose la question suivante : se réfugier dans un « quotidien cocon » est-il la solution pour échapper à la frénésie de notre société ?

Sinon l’acteur est formidable et le film regorge de détails, comme ce rituel matinal, du bruit du balai dans la rue qui réveille le héros chaque matin à son départ pour la travail alors qu’avant de claquer la porte il emporte avec lui tout un tas d’objets (portefeuille, téléphone, monnaie) disposés sur une étagère, sauf sa montre…

A noter qu’il y aurait une scène post générique mais je ne l’ai pas vu. Pouvez-vous me le confirmer?

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