Emily : critique Brontë divine

Judith Beauvallet | 15 mars 2023 - MAJ : 15/03/2023 16:05
Judith Beauvallet | 15 mars 2023 - MAJ : 15/03/2023 16:05

Si Frances O'Connor s’était jusqu’à présent fait connaître en tant qu’actrice (son dernier rôle au cinéma était celui de la mère de famille dans Conjuring 2 : Le cas Enfield), elle livre aujourd’hui son tout premier film en tant que réalisatrice. Une histoire librement inspirée de la vie d’Emily Brontë et du chef-d'œuvre de sa vie, Les Hauts de Hurlevent. Si le peu que l’on sait de la fratrie Brontë a déjà maintes fois été raconté, par exemple par André Techiné en 1979 avec Les Sœurs Brontë, O’Connor apporte avec Emily une très belle pièce à ce puzzle, en prenant la liberté de fantasmer la vie de l’autrice à travers le prisme de son roman. Mi-biopic mi-adaptation littéraire, Emily est avant tout un film magnifique, dans lequel Emma Mackey trouve un rôle à sa taille.

BIOPIC PAS SI BIO

Le film de Frances O’Connor n’a rien d’un documentaire. Pour un rapport réaliste et pragmatique de ce qu’aura pu être la vraie vie d’Emily Brontë, par ailleurs assez peu renseignée, ce n’est pas ici qu’il faut chercher. Les lacunes que le temps et le peu de documentation ont laissées dans l’histoire de l’autrice, O’Connor les comble élégamment en inventant des événements qui auraient pu inspirer ses écrits

C’est pourquoi un spectateur qui a lu Les Hauts de Hurlevent peut se surprendre parfois à avoir l’impression de regarder une adaptation du roman, tant le film joue à mêler la vie de l’artiste et le scénario de son œuvre. Les séquences qui montrent Branwell et Emily épier leurs voisins, par exemple, sont à mettre directement en parallèle avec les moments du livre où Cathy et Heathcliff observent les Linton à travers leur fenêtre.

 

Emily : photo, Emma Mackey, Alexandra DowlingOrgueil et préjugés

 

Qui dit “Hauts de Hurlevent” dit “amour passionné”, et c’est bien là une lacune majeure dans ce que l’on sait aujourd’hui de la vie des Brontë. Il n’existe aucune preuve que celle qui a écrit l’une des plus grandes histoires d’amour de la littérature a elle-même connu pareil amour (ou même un amour tout court) avant de passer l’arme à gauche à seulement 30 ans. A-t-elle décrit les sentiments partagés entre Heathcliff et Cathy avec tant de justesse à partir d’une expérience personnelle, d’un amour secret non partagé, ou de sa simple imagination ?

Frances O’Connor choisit d’inventer à son Emily l’histoire passionnée qu’elle méritait (et que le spectateur méritait de voir). L’heureux élu est William Weightman, un vicaire proche du père de la fratrie dont le charme faisait des ravages, et qui remplit ici le rôle de love interest d’Emily. En prenant le risque de faire chavirer son biopic dans une bluette parodie de romantisme, Frances O’Connor livre en réalité une œuvre forte, qui filme les sentiments dans toute leur intensité et leur cruauté, sans jamais les idéaliser ni idéaliser leur circonstance.

 

Emily : photo, Oliver Jackson-Cohen, Emma MackeyThe Haunting of Wuthering Heights

 

Heathcliff et Cathy

Pour donner vie aux sentiments en question, O’Connor s’est constitué un casting de choix. C’est Emma Mackey, la star de Sex Education sur Netflix, qui hérite du magnifique rôle-titre. Ce n’est pas la première fois que Mackey donne dans le film d’époque, puisqu’elle était déjà à l’affiche des très décriés Eiffel et Mort sur le Nil. Si elle n’a pas encore beaucoup de films reconnus à son actif, elle a tout de même été sacrée du prix de la “star montante” lors de la cérémonie des BAFTA 2023, et l’actrice ne s’arrêtera sûrement pas en si bon chemin.

En effet, il était difficile d’imaginer une successeure à Isabelle Adjani dans le rôle d’Emily Brontë tant la Française, malgré sa nationalité, semblait être née pour ce personnage et tant son interprétation dans le film de Téchiné était mémorable. Pourtant, Mackey ne démérite pas, et malgré son physique beaucoup plus moderne, elle prend très rapidement possession du personnage pour en proposer une version moins mélancolique et torturée, mais avec plus de caractère et de fraîcheur. Face à elle, c’est Oliver Jackson Cohen qui interprète William Weightman.

 

Emily : photo, Emma MackeyLà, la lande

 

Connu pour avoir joué dans The Haunting of Hill House et The Hauting of Bly Manor, il est aussi apparu dans la série Netflix Dracula, et incarnait l’ignoble mari d’Elisabeth Moss dans Invisible Man. Abonné aux productions de genre et aux personnages ambigus, il avait le profil parfait pour se glisser dans la peau du personnage qui aurait pu inspirer celui du cruel et amoureux Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent. Il s’en tire avec brio, faisant sentir la tempête sous ses airs charmeurs. Autour d’eux, les personnages secondaires viennent consolider eux aussi, petit à petit, ce qui sera la trame du futur roman. 

Le frère Branwell, incarné par Fionn Whitehead, est aussi l’une des sources d’inspiration du personnage d’Heathcliff, et c’est lui qui hérite des scènes obligatoires (et superbement filmées) de promenades dans la lande auprès de sa sœur. Alexandra Dowling, quant à elle, incarne la trop sage et proprette Charlotte Brontë. On peine presque à croire, avec le portrait de miss je-sais-tout que le film brosse d’elle, que celle-ci écrira un jour Jane Eyre, mais c’était sans compter la manière subtile dont O’Connor intègre discrètement les graines de cette future histoire au sein du film (encore une fois, sans respecter la temporalité de la vie réelle, mais on s’en fiche pas mal).

 

Emily : photo, Emma Mackey, Fionn WhiteheadKate Bush et David Gilmour

 

égothique

Au-delà de la formidable interprétation et des magnifiques paysages qui donnent immédiatement au spectateur envie de courir à travers champ, le film brille par la mise en scène de Frances O’Connor qui s’affirme dès ce premier long-métrage comme une cinéaste maîtrisant parfaitement son outil. Un très bel exemple du style qu’elle imprime au film est le leitmotiv visuel des fenêtres. Comme évoqué plus haut, la narration d’Emily est partiellement construite autour des scènes où elle et Branwell espionnent les Linton (car les voisins portent aussi le nom de ceux du roman) et d’autres scènes filmées en fonction de la place d’une fenêtre dans le cadre. 

Dans le cas de ces scènes d’espionnage, le message est clair sur la barrière à franchir (ou pas) entre la liberté et la société, une question prégnante dans Les Hauts de Hurlevent et dans la vie d’Emily, pour qui chaque interaction sociale est une douleur. Il faut aussi noter la séquence du premier rendez-vous entre William et elle, dont la première partie est montée en alternant ce qu’Emily voit (l’arrivée de William) par la fenêtre, et le contrechamp sur son visage qui change au fur et à mesure qu’il s’approche et qu’elle se retourne pour le regarder. Une manière aussi élégante qu’efficace de signifier l’escalade d’un sentiment et l’idée qu’Emily voit une projection de son esprit devenir petit à petit réalité.

 

Emily : photo, Emma MackeyUn Brontësaure dans son milieu naturel

 

Mais la séquence la plus marquante du film reste sans nul doute celle du jeu du masque pendant lequel la famille et les invités jouent à incarner une autre personne tour à tour en portant un mystérieux masque blanc. La scène bascule dans le fantastique, filmée dans la pénombre et assumant la possible existence des fantômes, thème cardinal de l’œuvre de Brontë. Très inquiétante, véritable segment de film d’épouvante qui utilise le vent comme manifestation de l'invisible (comme dans le roman), la séquence est aussi terriblement émouvante. 

C’est paradoxalement la qualité de cette séquence qui fait ressentir le plus gros défaut du film : le fait que ce pendant fantastique soit essentiellement limité à cette séquence qui intervient très tôt, et ne revienne pas par la suite, donnant l’impression d’une excellente piste abandonnée. Autre défaut notable (ces défauts étant précisément notables, car ils sont peu nombreux) : au-delà des références à l’histoire des Hauts de Hurlevent, le film peine à intégrer l’écriture-même du roman dans la vie d’Emily, où on soupçonne pourtant qu’elle a pris une grande place. Jamais on ne la voit parler de ses personnages ou les inventer, et sa nécessité d'écrire est assez peu mise en scène.

 

Emily : photo, Emma MackeyJo March

 

Néanmoins, le film termine avec un dernier acte empreint d’un romantisme noir qui saura conquérir le cœur de n’importe quel adepte du genre et de n’importe quel émo passé ou actuel.

En d’autres termes, Emily n’est certes pas tout à fait sans défauts, mais la sincérité de son hommage, la force de ses personnages et la beauté de ses images auront raison des réserves du spectateur, et le laisseront flotter dans un doux nuage de poésie triste. Car la fin est évidemment tragique, comme il ne pouvait en être autrement de l’histoire de l’autrice décédée prématurément, et qui avait tant parlé de la mort dans ce qui reste aujourd’hui un sommet de littérature.

 

Emily : Affiche française

Résumé

Un excellent premier long-métrage qui entremêle habilement biopic et adaptation littéraire, pour saisir au mieux ce qu'a pu être l'existence tragique et la personnalité sauvage de l'une des plus grandes figures de l'histoire de la littérature. Le tout soutenu par les performances parfaites d'Emma Mackey et d'Oliver Jackson-Cohen.

Autre avis Antoine Desrues
Avec sa mise en scène entièrement accordée au point de vue de sa protagoniste, Emily est une merveille de cinéma sur le tourment et la passion, en plus d'être une adaptation indirecte et maline des Hauts de Hurlevent. Un projet courageux et bouleversant, sublimé par une Emma Mackey incandescente.
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Lecteurs

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commentaires
Hibou
08/05/2023 à 18:09

Il me fallait bien un tel article pour comprendre les éléments qui m'ont échappé au visionnage, par manque de connaissances ! Merci et bravo (pour les jeux de mots et blagues notamment)

Aurélie
23/03/2023 à 17:32

Il y avait eu aussi un tv film "La vie des sœurs Brontë" sorti en 2017 avec James Norton en 2d rôle. Il traitait de la vie cloîtrée et très portée sur la religion de la famille, autour du père, finalement ce qui est évoqué dans "Emily" au début.

Schtroumpfette
19/03/2023 à 17:25

Vous me faites regretter de ne pas avoir fait l'effort d'aller le voir. Le film n'est déjà plus à l'affiche dans ma ville, hélas.

Birdy flowers
15/03/2023 à 19:21

Cette actrice a vraiment qqe chose à elle, je ne le verrai sans doute pas celui là avant une sortie vod, mais ce sera pour elle.

Judith Beauvallet - Rédaction
15/03/2023 à 16:26

@Obi

Merci beaucoup !

Obi
15/03/2023 à 15:59

On sent que Judith connait bien son sujet, un vrai plaisir de la lire !

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