La Favorite : critique manipulatrice

Alexandre Janowiak | 12 décembre 2022 - MAJ : 13/12/2022 10:03
Alexandre Janowiak | 12 décembre 2022 - MAJ : 13/12/2022 10:03

Yorgos Lanthimos est un habitué du Festival de Cannes où il a présenté Canine (prix Un Certain Regard en 2009), The Lobster (prix du Jury en 2015) et Mise à mort du cerf sacré (prix du scénario en 2017). Pourtant, c'est aux Oscars qu'il emporta son film La Favoriteporté par Olivia ColmanEmma Stone et Rachel Weisz, où il fut nommé dix fois. À raison, car son film est un petit bijou de manipulation.

BARRÉ DINDON

Durant toute sa carrière, à l'exception de son premier film Kinetta, le cinéaste grec a écrit ses scénarios à quatre mains avec son ami Efthymis Filippou. De l'étrange Canine à l'énigmatique Alps, du dystopique The Lobster au dramaturgique Mise à mort du cerf sacré, les deux hommes ont su créer de véritables univers et des récits particulièrement originaux.

Pour son nouveau film, Yorgos Lanthimos a cependant bousculé ses habitudes. Pour la première fois, il a confié l'écriture du scénario à un nouveau duo : Deborah Davis et Tony McNamara. De plus, alors que ses longs-métrages sont habituellement plongés dans l'époque contemporaine, La Favorite laisse place à une oeuvre d'époque et historique.

Enfin, en plus d'engager un prestigieux casting hollywoodien (ce qui était, pour le coup, déjà un peu le cas depuis The Lobster), Yorgos Lanthimos s'est surtout offert pour la première fois les services d'une des plus grandes sociétés du cinéma américain pour produire son long-métrage avec la Fox. Indéniablement, La Favorite marque donc un sacré tournant dans la filmographie du Grec.

 

Photo Emma Stone, Yorgos LanthimosEmma Stone et Yorgos Lanthimos sur le tournage

 

MANIPULATING A SACRED DEAR

Pourtant, si bien des habitudes de Lanthimos ont changé concernant la fabrication de ce nouveau long-métrage, La Favorite conserve sa patte barrée. En s'attelant à un biopic historique, en revenant sur le règne compliqué de la reine Anne d'Angleterre et les jeux de pouvoir entre ses deux favorites Abigail et Sarah, on pouvait craindre que le cinéaste soit enfermé dans un carcan qui limiterait son excentricité légendaire.

Au contraire, ce biopic est un terrain de jeu jubilatoire pour le Grec. Lors d'une interview à EW, il avait expliqué que "certaines choses dans le film étaient exactes et beaucoup d'autres étaient totalement fictionnelles." Par conséquent, si son film respecte les grandes lignes de l'Histoire de cette reine dépassée et de la rivalité entre Abigail et Sarah, il s'amuse à l'agrémenter de quelques incertitudes historiques.

 

photoUne valse dans Barry Lyndon, du "hip-hop contemporain" dans La Favorite

 

L'occasion parfaite pour lui de créer un superbe et jouissif jeu de manipulation sexuel, parfaitement écrit. Dans La Favorite, la perversité de l'une ne cache que celle plus sordide de l'autre, et amène à des situations des plus ubuesques, et à des confrontations réjouissantes. Le film met un peu de temps à trouver son rythme, Yorgos Lanthimos s'attardant sans doute un peu trop sur sa mise en scène au style Kubrickien frisant le tape-à-l'oeil. Cependant, dès que les affaires sont lancées, les enjeux présentés et les personnages bien installés, le film devient passionnant.

Les dialogues sont ciselés, les décors et costumes absolument fabuleux, la musique terriblement anxiogène, la photographie de Robbie Ryan (American Honey) splendide, et les multiples saillies comiques à l'humour noir, ravageuses. A l'image des dernières réalisations du cinéaste, le film se transforme alors en un fabuleux délire grotesque (le bouffon aux fruits), anachronique (cette scène de danse), cruel, voyeur et vénéneux dans lequel on se plaît à naviguer.

La mise en scène de Lanthimos ne fait qu'appuyer cette sensation avec ses inspirations Kubrickiennes (Barry Lyndon comme une évidence) et l'utilisation du fish-eye (là aussi déjà vu dans 2001, l'Odyssée de l'espace), où l'angle à 180° donne la possibilité au spectateur de se poser en vieux satyre. 

 

photoUne scène hilarante et un fish-eye pour un voyeurisme opportun

 

DES FEMMES SOUS INFLUENTES

Scénaristiquement, La Favorite est donc un fabuleux jeu de domination, se plaisant à recontextualiser l'affrontement politique entre les Whig et Tories de l'époque, au coeur d'un superbe trip loufoque et déluré. L'oeuvre de Lanthimos est cela dit bien plus que ça.

Avant tout, le long-métrage est surtout un pamphlet féministe. Il brosse habilement et avec délectation le portrait de trois femmes tirant les ficelles du pouvoir au nez et à la barbe de la gent masculine. Les personnages masculins principaux incarnés par Nicholas Hoult et Joe Alwyn, s'ils présentent quelques intérêts, sont relégués à des figures secondaires, sorte de marionnettes qui doivent se conformer aux mouvements du trio féminin.

 

photo, Olivia Colman, Rachel WeiszOlivia Colman et Rachel Weisz

 

C'est ce dernier qui fait évidemment la grande force du récit raconté. La compétition machiavélique qui se joue entre Abigail et Sarah permet à Emma Stone et Rachel Weisz de livrer deux prestations inoubliables, où les sourires de façades ne cachent qu'une haine grandissante, et leur avidité de pouvoir. Et si les deux femmes nous font sourire par leur cynisme, Olivia Colman en reine Anne reste sans doute la plus délirante. Qu'elle se goinfre de gâteaux tout en les vomissant, crie désespérément sur un jeune servant ou simule un malaise, l'actrice vue dans Broadchurch et Tyrannosaur est incroyable dans la peau de cette reine dépassée par le chagrin, affaiblie par la maladie et embourbée dans les manipulations sexuelles de ses favorites.

La Favorite est une oeuvre féministe mordante et jouissive où le sens de l'absurde de Lanthimos se perpétue, tout en étant plus accessible. Là où Canine et Alps étaient des oeuvres un peu trop perchées, The Lobster trop allégorique et Mise à mort du cerf sacré trop clinique, ce dernier long-métrage pourrait bien permettre à Lanthimos de se faire un nom auprès du grand public. Il était temps !

 
Affiche officielle française

Résumé

Passé 30 minutes longues au démarrage, La Favorite devient un jeu de manipulation sexuel, politique et pervers jouissif, aux dialogues ciselés, à l'humour décapant, à la musique anxiogène, et porté par son formidable trio d'actrice. Lanthimos frappe encore un grand coup !

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commentaires
Flo
13/12/2022 à 13:29

Et Yórgos Lánthimos de nous délivrer son film le plus accessible (et oscarisable), ayant eu le bon goût de ne pas enfermer sa mise en scène dans des codes connus du film historique en costume.
Ainsi ses héroïnes principales se cassent tout le temps la figure dans la saleté, mettent (ou se font mettre) des torgnoles, et tout le monde parle crûment.
Avec plusieurs éléments assez anachroniques et une liberté artistique en ce qui concerne l'histoire réelle, ça serait limite une parodie. Finalement on est plus proche d'un "Kaamelott", une histoire plutôt sérieuse mais avec des héros têtes de lard et confinés... toutefois, avec bien plus de style visuel (et nocturne) pour ce film.
C'est aussi au "Eve" de Mankiewicz qu'on peut penser, pour ce qui concerne les luttes de pouvoir acides entre femmes (de pouvoir) au détriment des hommes. Nicolas Hoult fait d'ailleurs un bon équivalent de George Sanders, personnage snob, intelligent, misogyne, savoureux et manipulateur (Hoult aura d'ailleurs beaucoup trop rejoué ce type d'individu assez détestable).
Et si Emma Stone ressemble assez physiquement à une jeune Bette Davis, c'est bien à Anne Baxter qu'on pense pour son arrivisme discret, mais toutefois explicite à divers moments. Avec toutefois plus de circonstances atténuantes d'époque dans son cas, comme pour la Lady Marlborough de Rachel Weisz, garce va-t-en-guerre masculinisée, transformée de plus en plus en aventurier impitoyable.
Comme aussi pour la reine Anne de Olivia Colman, splendide gros bébé capricieux à qui il suffit d'une poignée de scènes brèves pour signifier le drame physique qui ne cesse de la frapper.
Dans ces rapports de dominants et dominés, l'affection sincère arrive à ne jamais être absente, mais le prix du pouvoir est lourd à admettre, et même glaçant.
Ce n'est pas pour rien que le film abuse de plans à objectifs grand-angle, transformant l'image pour créer un effet "bocal". Et qu'est-ce qu'un bocal si ce n'est quelque chose qui vous enferme (comme la plupart des films sur la royauté), en vous laissant souvent le couvercle ouvert, mais où tout ce que l'on voit d'un point de vue extérieur nous apparaît comme distordu, grotesque ?
Une tragicomédie féminine monstrueuse.

Neji .
13/12/2022 à 02:11

Je suis tombé dessus a la TV j'ai loupé les 5 premières minutes et au bout de 10 mn je n'est jamais réussi à m'échapper, hypnotique, Superbe interprétation des actrices, musique ambiance parfaite .
Une histoire méconnue pour ma part.
J'ai trouvé ça très bien réalisé.
Juste la fin un poil rapide mais très explicite malgré tout.
Pourtant cette époque au cinoche c'est pas mon truc forcément.
Mais devant une mise en scène appliquée et un scénario malicieux à souhait on ne peut que s'incliner.

Alxs
08/02/2019 à 12:20

Très belle surprise pour ma part, il a très très bien fait de laisser le scénario à d'autres et j'espère qu'il fera de même à l'avenir - The Lobster m'avait fait l'effet d'une purge interminable. Par contre j'ai trouvé les 30 première minutes au contraire hyper bien rythmées et montées (et un coup de mou au 3/4), c'est quoi qui vous a paru long?

Thierry
04/02/2019 à 23:15

Bravo pour cette analyse qui donne envie. Mise à mort du cerf sacré était déjà un film délectable imprégné d'un hommage terriblement intelligent et inspiré à Kubrick (musique de Ligetti, les mouvements de caméra, un plan dans l'hôpital comme tout droit issu de 2001....), avec un zeste de Terrence Malick aussi. Lanthimos est devenu, avec ce film ( Cerf sacré), un grand maître en cinéma.

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