The Yards : Critique

Julien Foussereau | 15 mars 2006
Julien Foussereau | 15 mars 2006

Lorsque 2000 touche à sa fin, le bilan de James Gray est particulièrement amer : The Yards, son dernier film en compétition à Cannes se fait d'abord bouder par les festivaliers pour subir quelques mois plus tard un échec critique et public et ce, des deux côtés de l'Atlantique. En France, il est reproché au cinéaste américain d'avoir cédé aux critères conformistes des patrons de Miramax, les frères Weinstein tandis que ses compatriotes bayent aux corneilles devant ce que l'on compare déjà à un ersatz minable et ennuyeux du Parrain... Quelle gifle pour celui qui, cinq ans plus tôt, avait impressionné l'ensemble des cinéphiles et des « professionnels de la profession » avec Little Odessa

Ce premier film d'un jeune new-yorkais alors âgé de vingt-cinq ans laissait poindre une ahurissante maturité doublée d'un sens aiguisé du tragique à travers cette impossible rédemption d'un tueur à gages contraint de retourner dans le Brighton Beach de son enfance pour y exécuter un contrat et, au final, détruire sa propre famille. Aujourd'hui encore, on se souvient avec émotion des portrait envoûtants d'êtres taraudés par leurs démons solitaires et incapables de communiquer... C'est bien simple, Edward Furlong, Tim Roth et Vanessa Redgrave n'ont jamais été aussi bons. Mais Little Odessa et The Yards sont-ils si différents ?

 

 

Cette simple question est loin d'être anodine parce qu'elle révèle quelque chose de rare : les deux films traitent d'un même sujet sans jamais tomber dans la redite, ni dans l'exploitation d'un filon. L'écart entre les deux réside dans une meilleure digestion des influences de Visconti, la Nouvelle Vague, Friedkin et Coppola ; ce qui lui permet comme rarement de trouver le juste milieu entre ambitions artistiques et divertissement. Les thèmes déjà présents dans Little Odessa tels que l'ambivalence de la famille, l'expiation et la douloureuse trahison se retrouvent dans The Yards.

 

 

Cependant James Gray racle, affine et polit sa trame afin de dégraisser le superflu générique de son genre de prédilection (le polar) et ne retenir que l'essentiel : la tragédie de personnages incapables de contrôler leur destin, condamnés par avance. Cette fois, il délaisse la communauté juive russe de Brooklyn pour s'implanter dans le Queens où il a grandi et s'intéresser au milieu corrompu des attributions de marché du métro new-yorkais, univers qu'il connaît par son père. Cet ancrage dans un univers pas franchement glamour n'a rien d'une lubie parce que James Gray souhaite marquer The Yards de l'empreinte du Verismo, l'opéra réaliste du XIXe siècle qui consiste à se démarquer du classicisme en situant ses protagonistes dans le bas de l'échelle sociale : plus question de rois ou de dieux mais de pauvres hères en lutte avec la thématique tragique habituelle. Concrètement, le polar est un véhicule pour James Gray transportant des dilemmes dignes d'une tragédie grecque ou shakespearienne.

 

 

Comment Leo peut-il espérer redevenir un « citoyen productif » puisque le crime l'entoure de toute part (son oncle, Willie son meilleur ami) ? Comment alors ne pas briser le coeur de sa mère ? Comment résister à l'amour qu'il éprouve pour sa cousine Erica ? En proie à un conflit aussi intime que destructeur, Leo l'innocent est une authentique figure tragique dépassée par un engrenage institutionnel implacable qui broiera tous les siens. Plus encore que dans Little Odessa, The Yards est traversé par une fatalité d'une noirceur terrifiante, manquant fréquemment de s'enfoncer dans les ténèbres silencieuses. Le film commence par trente secondes de noir symbolique avant de voir Leo émerger d'un tunnel de métro (dans un plan digne de La Bête humaine de Renoir), ce même noir qui envahit quelques minutes plus tard l'appartement de sa mère lors d'une coupure de courant survenant curieusement alors que Leo et Erica sont côte à côte ; ce noir annonce bien sûr la nature éminemment destructrice de leur relation.

Ce jansénisme se voit renforcé d'abord par la constance de plans d'ensemble où la ville ne fait qu'écraser les êtres, ensuite par la somptueuse photo de Harris Savides, fortement influencée par les clairs-obscurs de Georges de la Tour et Edward Hopper dans la représentation d'un univers urbain impersonnel. L'éclairage exerce un pouvoir de fascination rare tant sa dominante jaune-noir rappelle le caractère voluptueux de la mort dans Les Damnés et Ludwig, le crépuscule des dieux de Visconti. Pourtant, James Gray se démarque du réalisateur italien en insufflant à The Yards une tension, forte, emphatique et émotionnellement dévastatrice pour ses personnages.

 

 

Là réside la force de James Gray : mettre en scène un univers d'images glacées, chargé en musiques solennelles (dont le superbe Saturne des Planètes de Gustav Holst), où chacun fait preuve de réserve dans son malheur le plus profond, et parvenir malgré tout à nous immerger dans un niveau d'implication rarement atteint afin de mieux nous toucher quand le couperet de la fatalité tombe. The Yards est un tremblement de terre sous-terrain qui ne vient jamais craqueler la surface, un pathos feutré, sobre qui remue les tripes et bouleverse : la douleur pour Leo de ne pas être le fils dont rêvait sa mère (Mark Wahlberg est sobrement parfait), le tiraillement de Frank Olchin (James Caan) entre la sauvegarde de son business crapuleux et le besoin de protéger son neveu, la confusion pour Erica, coincée entre deux amours impossibles sans oublier Willie le latino ambitieux, ne rêvant que de reconnaissance de la part de sa famille d'adoption mais qui ne sera jamais aussi blanc que les Olchin (le plus beau rôle de Joaquin Phoenix à ce jour). Ils sont tous des perdants, névrosés et magnifiques dont les rapports tour à tour chaleureux, fiévreux, menaçants et cataclysmiques font beaucoup plus de dégâts que le seul coup de feu tiré dans le film.

Parmi eux, Val Handler, la mère de Leo, obtient la palme du personnage le plus touchant. Interprétée par la trop rare Ellen Burstyn, Val est la jumelle de la pietà en fin de parcours qu'était Vanessa Redgrave dans Little Odessa : une femme dont la maladie n'est qu'un reflet de son âme torturée. Sa composition habitée, à l'unisson avec la mise en scène, participe d'une volonté de produire une beauté délétère, annihilant toute forme de complaisance, à l'image de cette gravité pudique finale, visant à magnifier l'extinction brutale du clan Handler.

 

Résumé

Car, on ne le répétera jamais assez, James Gray signe ici une oeuvre d'une cohérence sans faille, qu'il s'agisse de sa mise en scène, de ses choix esthétiques, jusque dans la symétrie de son récit. The Yards finit comme il commence : Leo assis dans une rame de métro, faisant le chemin inverse. Entre-temps, il ne s'est pas reconstruit ; pire, il n'a semé que le malheur et la désolation. Alors, Leo retourne d'où il est venu, dans le tunnel, aller simple cette fois vers le néant. Il le sait, nous aussi et on en a les yeux humides. Grand film !

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