Avant L’Orphelinat : ce terrifiant film de fantôme dont le véritable sens est encore plus effrayant

Par Judith Beauvallet
24 septembre 2023
MAJ : 19 octobre 2023

Retour sur Fragile, l’un des meilleurs films d’horreur de Jaume Balagueró, dont la star est Calista Flockhart et dont l’histoire cache un secret.

Fragile : dossier abonnés - le sens caché

Si le réalisateur Jaume Balagueró est davantage connu pour avoir coréalisé [REC] et [Rec] ² aux côtés de Paco Plaza, il est l’auteur de nombreux autres films d’horreur, dont l’anglo-saxon Fragile sorti au cinéma en 2005. Avec Calista Flockhart (la star d'Ally McBeal) en tête d’affiche, ce film terrifiant et trop oublié recèle une interprétation cachée.

Bien que ses stars soient américaines (Calista Flockhart) et australiennes (Richard Roxburgh), Fragile est bien un film espagnol : il préfigure même la superbe vague de productions horrifiques venues d’Espagne les années suivantes, dans laquelle on retrouve des films tels que [REC] et L’Orphelinat en 2007, ou Les Yeux de Julia en 2010. Si Fragile manque peut-être de l’originalité et de la finesse qui feront que ces films tireront leur épingle du jeu à l’international (avec des castings pourtant espagnols) là où le film de Balagueró est tombé dans l’oubli, il mérite néanmoins d’être redécouvert aujourd’hui.

Car sous le moule bien formaté de petit film d’horreur à la mécanique courue d’avance, Fragile reste particulièrement intéressant par deux aspects : ses moments d’effroi ainsi que sa double lecture, cette dernière participant d’ailleurs audit effroi. Retour sur le petit quelque chose en plus d’un film bien mieux ficelé (et bien plus terrifiant) qu’on ne le pense.

 

Fragile : photo, Calista FlockhartMédecin de nuit

 

L'hôpital et ses fantômes

À première vue, Fragile a tout de la série B d’horreur gentiment efficace. Une infirmière de nuit prend un nouveau poste dans un hôpital pour enfants, et alors que le deuxième étage du bâtiment a été condamné des dizaines d’années auparavant, les jeunes patients jurent être tourmentés par le fantôme d’une petite fille. Des horaires de nuit, un ascenseur qui n'obéit pas, un fantôme de gamine, des gosses qui murmurent des phrases obscures... La trame des frissons faciles est au rendez-vous, et si le film est vite tombé dans l’oubli à cause de ses clichés et de quelques effets grossiers (il fut un flop au box-office, rapportant 6,8 millions de dollars pour un budget de 7 millions), il faut lui reconnaître la patte de son réalisateur.

En premier lieu, la capacité du film à réellement faire peur à son spectateur est indéniable, et ce en dépit de ses ficelles un peu épaisses et de ses gros plans trop nombreux sur le visage du spectre. La séquence d’ouverture, qui montre un enfant à la jambe cassée passant une radio, se termine sur ce montage rythmé et expert qui révèle, au moment où le docteur prend la jambe en photo, que les membres du garçon se brisent tout seul. L’image qui alterne entre visage du garçon et radio sur laquelle on voit l’os se scinder est saisissante, et donne le ton de ce film dont les jointures sont un peu racoleuses, mais dont la mise en scène vaut beaucoup mieux que ça.

 

Fragile : photo, Elena Anaya Elena Anaya avant La Piel que Habito

 

D’ailleurs, Fragile présente la grande qualité de ne comporter pas ou peu de jumpscares, là où des films de son calibre sortis plus récemment peinent à maintenir le spectateur en tension sans avoir recours à ce procédé artificiel toutes les 50 secondes. Beaucoup plus proche du style de L’Orphelinat, sublime film d’épouvante signé Juan Antonio Bayona et sorti deux ans plus tard, le film de Balaguero n’atteint bien sûr pas sa perfection, mais joue sur les mêmes codes. Un hors-champ suggéré grâce aux sons venant des différents étages de l’hôpital et jouant sur la spatialisation, une silhouette inquiétante au bout d’un couloir, la peur de la différence d’un enfant malformé...

L’Orphelinat parlait de culpabilité, tout en offrant une fin parfaitement respectueuse des règles du fantastique, avec la possibilité d’avoir une lecture réaliste ou surnaturelle des événements. Fragile le fait aussi, sauf que, dans son cas, la lecture réaliste est la plus effrayante et la mieux cachée sous un récit qui veut nous faire croire dur comme fer à cette histoire de fantôme. Car sous la peur engendrée naturellement par les scènes d’épouvante, il y a l’intuition d’une fin beaucoup moins optimiste que peut le laisser penser le plan final sur l’héroïne en rémission et le sourire sincère du fantôme de la petite fille qui continuera à l’aimer après la mort.

 

Fragile : photo, Calista Flockhart, Yasmin Murphy L'Orphelinat avant L'Orphelinat

 

Une question de point de vue

Toute la partie centrale du film repose sur la question classique des films d’horreur dans lesquels des gamins voient des fantômes : l’héroïne va-t-elle enfin croire lesdits gamins, et ensuite, les autres adultes vont-ils enfin croire l’héroïne et se mettre d’accord pour dire qu’il faut foutre le camp ? Si la séquence d’ouverture tend à valider d’emblée la thèse fantastique, puisqu’elle nous montre la jambe du petit garçon se fracturer toute seule, il faut la réétudier à la lumière du point de vue du reste du film. En effet, tout comme dans L’Orphelinat, seules l’héroïne et les personnes qui vont mourir bientôt sont capables de voir le fantôme de Charlotte (qui n’est en fait pas une petite fille, mais une ancienne infirmière maltraitante).

Mais, dans le cas de Susan, l’ancienne infirmière de nuit que l’héroïne remplace et qui meurt dans un accident de voiture, ses supposés contacts avec le fantôme sont seulement racontés, mais ne sont pas montrés à l’image. À partir de là, leur interprétation est très libre. Par ailleurs, notons que si on voit le petit garçon à la jambe brisée hurler de douleur, on ne voit pas la manière dont le membre a été cassé. Lors de la deuxième fracture qui survient pendant la radio, le montage peut laisser penser, en parallèle de l'évocation de la maladie des os de verre tout au long du film, qu'il la casse lors d'un mouvement brusque.

 

Fragile : photo Quand ton réveil sonne trop tôt

 

Dans le cas de la jeune Maggie, on la voit être directement témoin de phénomènes étranges (comme le verre de sa table de nuit qui bouge), mais les plans qui laissent penser qu’elle voit le fantôme sont filmés du point de vue de l’héroïne, Amy. L’image ne valide donc jamais complètement la thèse selon laquelle elle voit réellement le spectre plutôt que celle selon laquelle elle se laisse gagner par ses peurs et son imagination. Cela dit, le film étant tout de même une série B obéissant à certaines exigences d’un genre formaté, certaines scènes destinées à augmenter le quota de violence du film tordent la main à la double lecture.

C’est notamment le cas de la scène de la mort de Roy, que le fantôme fait plus ou moins saigner du nez jusqu’à ce que mort s’ensuive parce qu’il a osé toucher à ses cubes. Mais cette scène est tellement peu justifiée par le récit et s’insère tellement mal dans celui-ci qu’elle semble presque avoir été rajoutée à la va-vite pour faire monter le body count du film. Si la séquence existe, elle est tout de même assez fragile (sans mauvais jeu de mots) dans sa facture pour ébranler sérieusement le désir du film de tenir un double discours.

 

Fragile : photo, Richard Roxburgh Un hôpital qui fait autant de peur que de mal

 

MADAME BABADOOK

Ce double discours tend ni plus ni moins qu'à sous-entendre que Amy, la gentille héroïne, est en réalité la méchante du film. Car en effet, énormément de parallèles plus ou moins discrets sont dressés entre elles et le terrible fantôme de Charlotte. Pour commencer, on apprend que Amy culpabilise de la mort d’un enfant décédé sous sa responsabilité, et que ce passé la met à bout de nerfs. Sans que l’on ne sache jamais comment l’enfant est mort, Amy soutient elle-même qu’il ne s’agissait pas d’un accident, mais d’une négligence. Charlotte, l’infirmière devenue fantôme, était, elle, trop possessive.

Elle maintenait Mandy, la petite fille dont elle s’occupait, dans sa maladie, et l’a tuée quand elle a eu peur qu’elle guérisse un peu trop et ne lui échappe. Ce comportement est comme une description en négatif de celui d’Amy qui a mené à la mort de cet enfant inconnu, et qui rappelle la manière dont elle est au contraire très protectrice avec Maggie, comme pour se racheter, au point de la privilégier sur les autres enfants. À plusieurs reprises, Amy est témoin d’événements extraordinaires qui vont terrifier les jeunes patients lorsqu’elle est seule avec eux (les bruits effrayants qui se produisent dans leur dortoir la nuit, l’ascenseur qui emmène Amy à l’étage interdit avec le pauvre gamin aux jambes cassées, etc.).

 

Fragile : photo, Calista Flockhart Amy invente-t-elle le fantôme qui parle à travers les cubes pour ne pas affronter sa propre nature ?

 

À chaque fois, Amy est la seule adulte présente, et les autres n’entendent rien ou arrivent après en demandant ce qu’il s’est passé. À chaque fois, l’explication que l’héroïne donne incrimine le fantôme, laissant au spectateur le soin de s’interroger sur la récurrence de ces situations où des enfants finissent terrifiés ou blessés après avoir été laissés aux mains d’Amy. Il nous est aussi montré que la jeune femme abuse des médicaments pour calmer ses angoisses, qu’elle est sujette à des crises de colère quand le souvenir de l’enfant mort lui revient, et qu’elle est très vite éprise de la petite Maggie. Un sentiment qui rappelle étrangement l’obsession de Charlotte pour Mandy dans le passé.

Et, là encore, la petite fille trouve la mort dans les bras de l’infirmière, sans que la cause du décès soit explicitée. S’il est mentionné que la petite souffrait de la mucoviscidose et qu’il est possible qu’elle ait succombé au choc des événements, son trépas est tellement fugace que la mise en scène semble vouloir en obscurcir le déroulé. Alors, fantôme meurtrier ou infirmière psychopathe ? Peut-être les deux, mais ce qui est sûr, c’est qu’en revoyant Fragile, le spectateur est mis sur la voie d’une nouvelle lecture qui donne au film tout son sens, ainsi qu’une épaisseur qui le distingue d’une catégorie à laquelle le renvoient trop facilement ses séquences superficielles.

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Ray Peterson

L’un des plus beaux film de Balaguero. Le baiser final entre L’héroïne et la (sa) jeune fille m’émeut toujours autant. Un film d’une mélancolie mais aussi d’une douceur qui force le respect en terme de scénario et mise en scène. L’apparition du « fantôme » est incroyablement flippante (la scène de l’infirmier notamment)….. Bon, et pis y’a Elena Anaya quoi!

steve

Jaume Balaguero à l’époque, ça déchirait et toujours cette patte » Silent Hillienne » qui faisait vraiment surgir l’émotion derrière les Ténèbres.
Merci de mettre ce film en avant, c’est vraiment un bijou et pourquoi la miss Calista n’a pas fait de réelle carrière ??

Nonos

Fragile est génial. Meilleur que L’orphelinat en ce qui me concerne.

Mathilde T

Merci de parler de film d’épouvante, que j’aime beaucoup, hélas trop peu évoqué malgré ses qualités !