Films

L’Emprise : entre L’Exorciste et Invisible Man, le faux film d’horreur féministe

Par Mathieu Jaborska
16 août 2022
MAJ : 21 mai 2024
L'Emprise : photo, Barbara Hershey

La postérité de L'Exorciste a fait de l'ombre à L'Emprise, passionnant faux film d'horreur qui raconte un calvaire presque plus vicieux encore.

En 2020 sortait Invisible Man, nouvelle variation autour de l’homme invisible de H.G. Wells, où la mégalomanie de plus en plus glaçante dudit homme invisible se muait subtilement en harcèlement sexuel. Le scientifique transparent n’était ni un héros ni un anti-héros, mais une menace omniprésente, et son ex-copine, promue personnage principal, était contrainte de l’affronter, lui et l’impunité que son état impliquait. Une relecture brillante à notre humble avis, toutefois loin d’être la première à mettre en scène un agresseur insaisissable.

Certes moins abouti que le film de Leigh Whannell sur le plan technique, The Entity (L'Emprise en VF), partage beaucoup de ses idées, ainsi qu’une approche sinon féministe, désireuse de raconter grâce au paranormal une terreur sociale. Plus radical encore, inspiré d’une "histoire vraie", il abandonne jusqu’à son statut de film d’horreur pour aller au bout de sa démonstration.

 

L'Emprise : photo, Barbara HersheyEt une utilisation exemplaire du plan débullé

 

Tiré d’une histoire vraie

Comme L’Exorciste, L’Emprise repose sur une "véritable" histoire. Ou tout du moins sur un livre écrit par son scénariste, Frank De Felitta, lui-même inspiré par le cas de Doris Bither. À l'instar du film de Friedkin (et contrairement à d’autres productions plus cyniques, comme Amityville ou plus récemment la saga Conjuring), il prend l'affaire au premier degré pour en extraire toute sa symbolique. À savoir ce qu’elle raconte de la foi dans le cas de L’Exorciste, ce qu’elle dit de la considération des femmes et de la violence qu’elles endurent dans le cas de L’Emprise.

Selon le Skeptical Inquirer, un documentaire trouvable sur le DVD américain et les écrits de Barry Taff, Doris Bither avait clamé au milieu des années 1970 avoir été agressée physiquement et sexuellement par trois fantômes. Ses trois fils auraient déclaré avoir aperçu des apparitions semi-transparentes de forme humaine. Des propos relatés d’abord à l’une de ses amies, puis, par son intermédiaire (elle les avait entendus discuter), à deux parapsychologues de l’Université de Californie.

 

L'Emprise : photoUn décor génial, étrangement de biais lorsque cadré au ras de la route

 

Ceux-ci se sont entretenus avec la victime en 1974, puis ont enquêté dans sa propriété pour y déceler selon eux des manifestations paranormales sous la forme de boules de lumière, ou même de jets de poêles à travers la maison. Sans preuve, évidemment, si ce n’est des photos – comme souvent dans ce genre de cas – pas franchement convaincantes.

Il va sans dire que cette histoire a beaucoup fait parler d'elle, quelques mois à peine après le succès foudroyant de L’Exorciste, qui traumatisa une génération et entretint largement la mode du paranormal. Il en reste divers comptes-rendus (l'un des soi-disant scientifiques qui l’a relaté a fait de son expérience son gagne-pain), des dizaines d’articles et donc un roman publié en 1983 sous le titre The Entity, qui se réapproprie et modifie les événements. Roman adapté dans un scénario lui-même très vaguement inspiré de l’affaire, et transposé sur pellicule par un réalisateur expérimenté, Sidney J. Furie.

Un schéma hollywoodien classique, à ceci près que la nature de l’agression relatée démarque le film de la concurrence opportuniste. Et c’est justement parce qu’il s’attarde exclusivement sur sa spécificité qu’il est aussi singulier, au point de virer à l’étude sociale surnaturelle.

 

L'Emprise : photo, Barbara HersheyLes gros plans douloureux plutôt que les plans larges pervers

 

La vérité selon...

Car ce qui intéresse Frank De Felitta, c’est moins l’histoire de fantôme glaçante que sa récupération ou sa médiatisation. En effet, Doris Bither était très loin de l’idéal américain. Fort mystérieuse au début (elle refusait de donner son âge), elle a eu une vie très difficile, au cours de laquelle elle a été abusée à de nombreuses reprises. Elle a enchaîné les mariages ratés, et résidait dans une maison qualifiée de "sordide" par le Skeptical Inquirer, avec ses quatre enfants, malgré une forte consommation d’alcool et de drogues.

On a vite fait de lui mettre sur le dos ses allégations, voire l’accuser de mythomanie, là ou la vérité est probablement plus complexe, sans se donner la peine – et c’est peut-être le drame de cette histoire – , de faire preuve d’empathie et d’essayer d’imaginer ses tourments. Soit exactement ce que fait le livre, puis le film, qui, sans nier le passif psychologique du personnage, s’attache à décrire la manière dont elle est traitée par les scientifiques, universitaires, docteurs Frankenstein du coin ou même ses proches.

 

L'Emprise : photo, Barbara HersheySpectres partout, justice nulle part

 

Le parallèle avec le traitement des femmes victimes de viol est évident : comme elles, la pauvre Carla se heurte à plusieurs murs consécutifs, le plus souvent masculins, qui soit remettent en cause sa santé mentale sans vraiment se préoccuper de son bien-être, soit la considèrent tout simplement comme une opportuniste en quête d’attention (un classique), soit la prennent au sérieux… avant de l’enfermer dans un labyrinthe de rats de laboratoire pour se faire une place dans le monde scientifique. Et que dire du comportement de l'amant du moment, prêt à la défendre jusqu’à ce que la perspective de ne plus posséder son corps le dégoûte assez pour fuir purement et simplement. Et l’abandonner à son sort.

Un véritable calvaire médical et pseudo-médical qui ne profite qu’à l’ego des hommes, incarnant quasi tous une forme de misogynie intériorisée, calvaire résumé par ce concile de vieux médecins, qui débattent sans la moindre compassion, le plus vieux et autoritaire d’entre eux s’en remettant à la bonne vieille explication de la masturbation refoulée (avec un plan en demi-bonnette exposant à la fois théories fumeuses et réactions outrées). Quelques minutes avant, le jeune docteur à première vue rassurant la bombardait de questions embarrassantes avant d’évoquer l’hystérie, maladie imaginaire dont les origines sexistes ont largement été démontrées.

 

L'Emprise : photo, Barbara Hershey, Ron SilverUne expertise angoissante

 

True horror

"J’en ai assez de m‘entendre dire que le problème vient de moi", résume la principale intéressée dans la dernière bobine, relayant le cri de désespoir que beaucoup de victimes ne peuvent pas pousser, au cœur de nombreux films contemporains (La Nuit du 12, au hasard). Mais personne ne parviendra finalement à l’aider, comme d’habitude : pour se donner une idée, il faut savoir qu’en France, en 2016, 62 % des affaires pénales de violences sexuelles sont classées sans suite à cause de cas "non poursuivables", c’est-à-dire qu’elles sont jugées insolvables. Et ce n’est que le sommet de l’iceberg, en témoigne le livre En finir avec la culture du viol de Noémie Renard.

Une fin contraire à tous les cahiers des charges hollywoodiens, conclue en prime par un carton qui traduit en une phrase l’inéluctabilité du problème. Et ce n’est pas le seul moment ou L’Emprise se détourne des prérequis de l’industrie pour mieux déballer sa métaphore. Comme l’avouait son réalisateur, il se pare des atours du cinéma d’horreur pour en réalité les contredire complètement.

 

L'Emprise : photo, Barbara HersheyLe miroir, poncif du genre détourné habilement

 

Là ou un récit d’horreur classique ferait des nombreuses scènes d’attaque son argument principal, L’Emprise évite le grand spectacle. Dès la première séquence, le ton est donné : le film ne cédera jamais au voyeurisme dont se repaissent ses contemporains. L’agression est filmée en gros plans sur le visage de Carla. La caméra de Furie capte une souffrance psychologie et non un corps supplicié, cadré pour satisfaire les pulsions des spectateurs. Secondée en plus par une musique ni mélodieuse ni même particulièrement angoissante, une ligne de percussion dure martelée avec une violence inouïe.

Pourtant, les effets spéciaux sont très impressionnants. Et pour cause, ils sont l’œuvre de plusieurs artistes de talent, dont Sam Winston, alors encore relativement inconnu. Avant d’accéder à la gloire avec Terminator et The Thing, il a contribué à la confection de ce faux corps dont dispose l’entité, palpé par une effroyable main invisible. Sauf qu’une fois de plus, la chair nue n’est montrée que lorsqu’un personnage masculin pose ses yeux dessus, soulignant de fait le jugement inquisiteur des personnages censés aider l'héroïne.

 

L'Emprise : photoVision d'horreur

 

Un détournement habile des codes du genre, qui décontenance forcément lorsqu’on le compare à ses pairs, mais qui fait donc office de formidable cheval de Troie social. Un faux film d’horreur et une vraie démonstration d’empathie, condamné par conséquent à rester dans l’ombre des grands chefs-d’œuvre de flippe de l’époque, a fortiori après que son réalisateur est allé se fourvoyer chez la Cannon à cause d’un Superman 4 de sinistre mémoire. Ici, on ne lui en tient pas rigueur.

La suite est réservée à nos abonnés. Déjà abonné ?

Lisez la suite pour 1€ et soutenez Ecran Large

(1€ pendant 1 mois, puis à partir de 3,75€/mois)

Abonnement Ecran Large
Rédacteurs :
Tout savoir sur L'Emprise
Vous aimerez aussi
Commentaires
2 Commentaires
Le plus récent
Le plus ancien Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
ZakmacK

Pas vu, mais l’article donne envie de le découvrir. Merci !

Rorov94M

Alors là, pour le coup, S J Fury nous a livré une oeuvre effrayante et bien plus cauchemardesque que L’EXORCISTE et autre AMYTIVILLE qui, pour l’époque, étaient les mètres étalons de la terreur filmique.
Bon sang, la scène de la chambre/salle de bain avec son mari et le plan final…