Audition, Visitor Q... : la petite boutique des horreurs de Takashi Miike

Mathieu Jaborska | 13 avril 2022 - MAJ : 13/04/2022 12:36
Mathieu Jaborska | 13 avril 2022 - MAJ : 13/04/2022 12:36

Célèbre en occident pour ses dérapages plus ou moins contrôlés, Takashi Miike a pourtant touché à tous les genres au cours de sa très, très longue carrière (plus de 110 réalisations). Nous l'avons rencontré en parallèle de la ressortie d'Audition dans les salles françaises. Ce fut l'occasion de l'interroger sur son rapport au cinéma d'horreur.

Pour son retour en salles, Audition est accompagné de Ring et Dark Water, les trois films étant regroupés sous le label "J-Horror". En effet, si Takashi Miike ne partage pas toujours le goût de Nakata pour les fantômes aux cheveux longs (quoique La Mort en ligne pioche allégrement dans les codes qu'il a instaurés), sa fable cruelle adaptée de Ryū Murakami a, elle aussi, contribué à faire briller l'horreur japonaise dans le monde entier, à l'aube des années 2000.

Héritier de l'industrie du V-Cinéma (films à budgets très réduits destinés à remplir les rayons des vidéoclubs) et de sa frénésie fauchée, le stakhanoviste de la pellicule a toujours refusé de se cantonner à un genre. Sa réputation occidentale de "maître de l'horreur" provient surtout de la nature des films qui se sont exportés chez nous, à commencer par Audition, sa première bête de festival. Il faut toutefois reconnaître que plusieurs de ses chefs-d'œuvre sont de purs produits horrifiques, ou tout du moins comportent quelques visions qui rappellent ce cinéma. Nous avons eu le privilège de nous entretenir très brièvement avec lui à ce sujet.

 

Audition : photo, Ryo Ishibashi, Jun KunimuraNous devant Takashi Miike et son interprète

 

L'horreur est humaine

En réalité, Takashi Miike n'a pas fait du genre horrifique son cheval de bataille, loin de là. Ses débuts dans l'industrie du V-Cinéma sont certes très violents, mais il s'agit surtout de films de Yakuza, pour la majorité d'entre eux. D'ailleurs, quand il se met au cinéma plus traditionnel, il laisse très vite poindre une poésie presque contemplative, aux antipodes de la folie qu'on lui attribue souvent, dans Rainy Dog ou Bird people in China par exemple.

Le succès critique d'Audition pourrait orienter la carrière du réalisateur. Mais il choisit d'interpréter cette consécration très différemment. Puisqu'elle arrive de nulle part, c'est qu'il n'a pas à se préoccuper des desiderata du public et qu'il peut continuer à accepter tous les projets qui lui plaisent, dans l'ordre, sans se limiter. Au contraire, il s'avère assez friand du mélange des genres et finit par se complaire dans cette zone grise entre l'épouvante manichéenne pure et un cinéma plus psychologique :

"Dans les films d'horreur, il y a un mélange d'effets sonores et de mise en scène qui permettent de mettre en place cette ambiance. Qu'est-ce qui va se passer ? Dans les maisons hantées, il y a cette tension qui se crée, mais ici c'est légèrement différent, dans le sens où exprimer la peur que peut inspirer Asami est assez difficile."

 

Audition : photoHorreur cachée... en passe de resurgir

 

Il y a bien un point commun entre Audition et ses quelques pures productions horrifiques : elles se contentent rarement d'aligner les effets de surprise, de céder à une horreur trop démonstrative. Jamais soustrait à un genre ou à un sous-genre particulier, Miike privilégie l'exploration des ambiguïtés morales de ses protagonistes, quand il n'évacue pas carrément la morale de l'équation pour montrer des personnages radicalement en dehors de notre baromètre, non sans humour, comme dans le génialement provocateur Visitor Q ou à moins forte raison dans la comédie musicale La mélodie du malheur :

"Disons que pour moi, honnêtement, tous ces personnages peuvent être dans le mal, certains peuvent être dans le bien. Finalement, ce n'est pas si binaire. Personnellement, je comprends plus ce genre de personnages, qui ne sont pas aussi binaires. Dans un film normal, c'est eux qui sont réduits au silence et pour moi, pour être honnête avec moi-même, il me paraît évident que c'est eux qui doivent devenir des personnages principaux."

 

Visitor Q : photo, Kazushi WatanabeVisitor Q, ou quand un étranger bouleverse un fragile compromis moral

 

Chez Miike, l'horreur est humaine, insidieuse, si bien qu'il refuse parfois de parler d'horreur à propos d'Audition, justement à cause de l'absence de fantastique :

"Souvent, on n'a pas la liberté d'exprimer cette peur, ce type de peur. C'est vrai que quand on voit [Audition], on peut se poser des questions sur le déroulé de l'histoire, pourquoi ça se passe comme ça ? Et on n’arrive pas à le comprendre, mais en même temps on comprend quand même ce côté. Ce ne sont pas des monstres, mais des êtres humains. En ayant cette réflexion, on comprend aussi les aspects les plus affreux de nous-mêmes, et c'est également pour ça que ça peut faire peur."

Le cinéaste signe rarement les scénarios de ses oeuvres de commande, mais il présente une forte appétence pour les tourments humains intériorisés, qui, à force de stagner dans les esprits, finissent par exploser dans une gerbe de fluides en tous genres. Une passion pour les personnages rongés par leur propre monstruosité qui culmine dans son segment Box du génial film à sketchs 3 extrêmes. Ou comment se perdre dans la psyché de ces protagonistes troubles.

 

3 extrêmes : photoUn extrême sur trois

 

Horreur partout, justice nulle part

Comme expliqué plus haut, Takashi Miike se livre rarement à l'horreur pure. Son titre de patron de l'horreur, il l'a gagné grâce aux débordements gores qui parsèment sa carrière. Les plus célèbres se logent dans ses films de Yakuza, dans ses films en V-Cinema, dans les deux trilogies qui ont cristallisé son rapport au genre (Black Triad et Dead or Alive) et même dans ses essais plus récents, comme First Love, le Dernier Yakuza, où un personnage flingue du truand sous influence de la coke qu'il a ingérée par les trous de balle dont son estomac est criblé.

Certes, il y a l'introduction ou la scène de la piscine de Dead or Alive, mais c'est probablement Ichi the killer qui compile le plus de ces débordements. L'adaptation du manga pousse le Yakuza Eiga dans des extrémités qui le font côtoyer le cinéma trash le plus outrancier. Comme Audition un véritable passage de relai, il perpétue l'héritage du Ero guro autant qu'il anticipe les déviances récentes, au gré d'une séquence de torture suspendue à un fil (vous l'avez ?) ou en dévoilant un décor tout entier souillé de viscères divers. De pures visions de cauchemar insérées violemment dans un carcan classique.

 

Ichi the killer : photo, Susumu TerajimaPetite séance d'acupuncture dans Ichi the killer

 

Et il y a Kakihara, véritable agent du chaos et récipiendaire de cette instabilité psychologique et morale dont nous causait le cinéaste, causée ici par une relation masochiste entretenue avec son patron. Comme Asami, comme le visiteur de Visitor Q et comme beaucoup d'autres personnages de Miike, il est celui qui crée l'horreur et bouleverse l'univers de son film :

"J'ai envie d'être honnête avec moi-même, avec mon ressenti et de respecter tous les types de personnages qui peuvent exister. C'est vrai que mes personnages, ils ne sont pas là pour servir à raconter une histoire, certains d'entre eux peuvent même casser ou entraver l'histoire et je crois que c'est ça - au contraire - qui est intéressant."

 

Gozu : photo, Hideki SoneGozu, entre le Yakuza Eiga et l'horreur lynchienne

 

Décidément punk jusqu'au bout des ongles, il utilise ses héros pour défigurer ses récits, ce qui explique qu'ils adoptent parfois leur inconstance mentale. Comment ne pas penser à Gozu, film de yakuza à peu près conventionnel jusqu'à ce que la déliquescence de son protagoniste ne vienne contaminer le long-métrage, lequel se mue en balade malade, glauque et traumatisante ? Cette oeuvre de 2003 cristallise son rapport à l'horreur, plus une émanation de l'esprit de ses personnages azimutés qu'une fin en soi.

Voilà pourquoi elle s'incruste dans une grosse partie de sa filmographie, y compris dans ses blockbusters familiaux, puisque le tout récent (et inédit en France) The Great Yokai War – Guardians comporte quelques visions monstrueuses qui rappellent presque le marché souterrain de Hellboy II. L'art de la rupture de ton, du mélange des genres, qu'affectionne particulièrement le cinéaste provient donc souvent de la singularité de ses personnagesLesson of the Evil, qui passe progressivement de la chronique adolescente au carnage méticuleux à cause de la folie de son anti-héros, peut en témoigner.

 

Lesson of the Evil : photoLe mal ultime : la confiscation des téléphones

 

Artisan assumant de prendre ses consignes de commanditaires, Miike ne résume néanmoins pas le cinéma d'horreur à une technique et encore moins à une technologie. Faut-il rappeler que le sordide Visitor Q doit principalement son ambiance poisseuse à son manque de moyen et à son tournage en DV, format désormais très cheap ?

"Actuellement, dans les films, tout ce qui est nouvelles technologies est quand même très présent. Aujourd'hui, si on veut filmer un film d'horreur, ne pas utiliser les technologies digitales, c'est quasiment impensable. Et finalement moi, la question que j'ai envie de poser, c'est : a-t-on vraiment besoin de toute cette technologie ? Bien sûr, moi-même je m'y intéresse et j'essaie aussi de les intégrer, mais il y a une partie de moi qui, de plus en plus, commence à me dire que tout ce qui est simple est meilleur, pour arriver à susciter des émotions."

Qu'importent la forme, la technique ou le modèle : l'horreur, c'est la plupart du temps un être humain qui déraille, et qui emporte avec lui toute la stabilité du film qui le met en scène. D'où cette réputation de grand apôtre du n'importe quoi visuel et cette audace irrévérencieuse, héritée d'une cinéphilie sincère.

 

Visitor Q : photo, FujikoEt parfois, tout le monde déraille, comme dans Visitor Q

 

Héritier et précurseur

Le réalisateur est très friand de certaines filmographies occidentales. Dans un entretien à SuicideGirls, il a notamment clamé son amour pour le style de Paul Verhoeven, qui partage évidemment son goût pour la provocation. De même qu'il a déclaré apprécier les films de David Cronenberg, lui aussi prompt à modeler ses films en fonction du pétage de plomb de ses personnages. Deux influences qui s'entrecroisaient dès ses contributions au V-Cinema, notamment dans Full Metal Yakuza par exemple, mélange entre le Yakuza Eiga, Robocop et la body-horror cronenbergienne.

Échange de bons procédés : il a lui-même inspiré tout un pan du cinéma horrifique américain, à commencer par le torture porn, héritier mainstream du cinéma underground japonais qu'il a largement contribué à populariser avec Audition. La bande de réalisateurs cinéphiles qui ont éclaboussé de leurs oeuvres les années 2000 en a fait un exemple. Tel Eli Roth, qui lui a même accordé un caméo dans son bain de sang Hostel, pionnier du sous-genre qui allait choquer l'oncle Sam.

 

Hostel : photo, Takashi MiikeMiike au pays de Mickey

 

Paradoxalement, Takashi Miike a été très important pour le cinéma d'horreur à l'échelle mondiale, alors qu'il n'a finalement réalisé que peu de purs films d'épouvante. Preuve supplémentaire, s'il en fallait encore, que le mélange des genres et les dérapages qui rendent son oeuvre inclassable en font un cador de l'industrie presque malgré lui. Mais le plus incroyable des embranchements entre sa carrière et le cinéma américain reste sans conteste sa participation à la série Masters of Horror, ou plus exactement sa non-participation à la série.

L'anthologie de Mick Garris rassemble les plus grands noms du genre et s'est offert un petit détour par le Japon en accordant - erreur fatale - une carte blanche à Miike. Ni une ni deux, le cinéaste s'est feint d'un moyen-métrage esthétiquement somptueux et d'un niveau de violence et de provocation qui feraient passer Audition pour un Disney Classics. Une heure pour déballer toutes les phobies américaines, tant et si bien que la chaîne Showtime a refusé de le diffuser. Imprint, rebaptisé La Maison des sévices chez nous, est le plus terrifiant de ses films selon l'intéressé, et ce précisément pour ces raisons :

 

La Maison des sévices : photoL'innocence et la barbarie

 

"C'est une histoire qui remonte à quand j'étais lycéen, j'ai vu Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper et c'était vraiment une première pour moi. Jusqu'ici, je n'avais vu que des films destinés aux enfants, de l'animation, et en plus je n'avais absolument pas envie de le regarder. J'étais supposé regarder autre chose. Et comme la séance était pleine, je me suis rabattu sur cette oeuvre et ça a été vraiment un choc, je voyais cette personne qui avait été frappée à la tête et dont les jambes tremblaient et ça m'a frappé, comme scène. Je dis ça avec beaucoup de respect : je me suis presque dit que Tobe Hooper était un peu diabolique pour faire une chose pareille.

Plus tard, quand j'ai été inclus dans l'anthologie, lors d'un festival, Tobe Hooper était là et j'ai pu le rencontrer en tant que confrère. Il m'a fait la remarque : 'Non, mais c'est un peu grave ce que tu as filmé !' Et le fait de recevoir un tel commentaire de la part de quelqu'un qui m'a fait aussi peur avec un seul de ses films est resté en moi. Et donc [Imprint] est resté pour moi mon oeuvre la plus effrayante."

 

La Maison des sévices : photoLe titre français est assez bien trouvé

 

Une anecdote qui vaut son pesant de pop-corn, et qui représente bien son rapport au cinéma d'horreur occidental. Il l'a digéré (Gozu évoque également Lynch), l'a incorporé à son école (le V-Cinéma) et sa culture, pour le pousser dans des retranchements qui ont fini par le renouveler, et nous fournir en monuments de générosité. Figure phare de la "J-horror", monstre du cinéma d'horreur contemporain et grand artiste de cinéma tout court, Takashi Miike méritait largement qu'on redécouvre l'un de ses chefs-d'oeuvre, et qu'on se penche d'urgence sur la richesse de sa filmographie bigarrée.

Tout savoir sur Takashi Miike

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commentaires
Mr chauve
13/04/2022 à 14:54

kitty kitty kitty

Takashi Miike
13/04/2022 à 13:06

Plus grand réalisateur de tout les temps.