Du porno, un peu de western et du Taxi Driver : retour sur la formule parfaite de Hardcore, préparée par Paul Schrader.
Après avoir écrit des scénarios remarqués à Hollywood, comme celui de Yakuza, réalisé par Sydney Pollack, et de Obsession, signé Brian De Palma, Paul Schrader a connu son premier grand salut cinématographique avec le fabuleux scénario de Taxi Driver, sous la houlette de son ami Martin Scorsese. Jeune scénariste virevoltant, le talentueux Paul Schrader voit par la suite sa carrière en tant que réalisateur décoller. Il débute derrière la caméra en 1978 par la très belle réussite Blue Collar, mettant en scène la corruption au sein des syndicats américains avec Yaphett Kotto et Harvey Keitel au casting, avant de s’attaquer au film qui va nous intéresser ici : Hardcore.
Le long-métrage sort sur les écrans en 1979 et s’annonce comme une réinterprétation de la part de Schrader du cultissime film de John Ford : La Prisonnière du Désert. Sans les cow-boys et les Indiens, le cinéaste raconte la quête de Jake VanDorn, un père fervent calviniste issu des Grand Rapids prêt à tout pour retrouver sa fille devenue actrice porno à Los Angeles. Si la trajectoire du protagoniste rappelle celle de John Wayne dans l’Ouest américain, nous avons plutôt affaire à un élargissement des thèmes déjà évoqués dans Taxi Driver avec comme toile de fond la pornographie. Et cette histoire est d’autant plus symbolique dans la carrière du cinéaste, pour son caractère hautement autobiographique.
"On m'a dit que c'était un western pourtant..."
La vie est un long fleuve tranquille 2
Bien que ce ne soit que son deuxième essai, Paul Schrader se confesse en réalisant un film très proche de lui-même et de son parcours. La sincérité de l’auteur est palpable dès l’ouverture du long-métrage avec de nombreux plans d’ensemble de la banlieue du Michigan, le jour de Noël.
Avec une efficacité déroutante, Schrader présente le cadre des États-Unis qu’il connait parfaitement, riche de ses traditions, où l’on distingue cette famille américaine classique en pleines festivités lors du réveillon. Les chants de Noël, le repas, les discussions des adultes, tout est là montré avec authenticité et enrichi par une musique country à total contre courant de la révolution musicale que connaissait les États-Unis dans les années 70.
Ironie du sort, le vieux Paul Schrader ressemblera physiquement à son acteur principal George C. Scott. Au-delà de ce point commun physique, Schrader fait un choix judicieux en choisissant un acteur vieillissant, éloigné des Al Pacino et autres Robert De Niro, nouvelle génération d’acteurs angoissés dans leur jeu et dans leur corps. George C Scott représente par son physique et sa verve la descendance du Ethan Edwards de La Prisonnière du désert. Il est vraiment le comédien idéal pour incarner ce personnage rigide et serré dans ses costumes qui reste sans doute une de ses meilleures prestations.
"Oulala toute cette nourriture, que faire alors seigneur ?"
L’attachement de ce protagoniste, héritier direct du sudiste de John Ford, pour le calvinisme hollandais est évident pour Paul Schrader, qui a lui-même évolué dans ce milieu religieux où les écrans et l'entrain de la jeunesse étaient tout bonnement bannis. Toutefois, cette ouverture mettant en avant les vertus américaines est pénétrée subtilement par le futur mal que devra affronter le protagoniste. Le générique est assez signifiant pour cela, puisqu’il présente les caractères des crédits noirs se faire envahir par la couleur rouge.
Schématiquement, le rouge est associé à la sexualité, au sang et à la violence. C’est plus parlant encore de voir ce coloris sur les vêtements du personnage de Kristen, incarnée par Ilah Davis (la fille de Jake). Celle-ci porte dès le début un pull de couleur rouge qui recouvre le haut de son corps, dénotant avec les couleurs plus neutres des vêtements des autres personnages.
Les quelques apparitions de Kristen font également office de démonstration de l’environnement coercitif dans lequel elle vit, lorsque dans la pièce où se sont réfugiés les enfants, un adulte vient éteindre la télévision protestant contre la décadence de ces programmes infâmes. Une impossibilité de lorgner autre chose que des adultes discutant de textes religieux et une évocation concrète de la vie de Paul Schrader, qui n’a pu voir un film au cinéma qu’à partir de ses 17 ans.
La tentation de la chair chez Kristen
Au bout d’environ 15 minutes, l’intrigue de Hardcore débute vraiment, avec la disparition de Kristen dans le récit et à l’image. Paul Schrader reste concentré sur Jake, pris dans les tourments d’un père dans l’incapacité de trouver une raison à la disparition de sa fille. Il fait appel au détective Andy Mast, interprété par Peter Boyle, grand acteur de second rôle à l’époque.
Ce personnage contrasté est dans un premier temps un intermédiaire entre le monde de Jake et celui de la ville de Los Angeles. Cette figure à la fois alliée et antagoniste au milieu du film ne fera qu’expliquer à Jake que tout ce qu’il croit savoir n’est en réalité pas source de vérité. Des choses se passent dans cette Amérique que Jake ignore et ne pourra jamais saisir.
Avant de s'adapter à un nouvel environnement, il faut d'abord rester classe
Los Angeles, l'île de la tentation
Par la suite, Jake prendra les choses en main et partira lui-même retrouver sa fille en plein cœur d’un Los Angeles encore trop mystérieux pour lui. Dans Taxi Driver, le monde que décrit Travis est celui que regarde Jake. C’est avant tout un Los Angeles miséreux, en surexposition de la sexualité, qui voit l’arrivée d’un saint dont les valeurs morales vont être mises à rude épreuve.
Par amour, Jake va s’enfoncer dans les tréfonds du milieu de la pornographie, dirigé par de grands vicieux sur patte et avec sous leurs ordres des étudiants en cinéma de la UCLA (une petite référence du réalisateur bien placée à l’égard de ses camarades et de lui-même), pensant encore faire de l’art quand ils tournent des petits pornos sans ambition.
Le nouveau Taxi Driver
La trajectoire de l’américain des périphéries vers les tentations de la ville est comme on peut le comprendre celle du réalisateur, dont le destin l’aura conduit à remettre en cause par le cinéma son éducation conservatrice. Ce chemin physique, associé à celui de Jake marchant dans Los Angeles, est également enrichi par une évolution du regard qui se fait en deux temps. Dans un premier temps, le détective entraîne Jake à une projection dans une petite salle porno. Le film que Jake visionne est celui dans lequel sa fille joue. C’est la première fois depuis sa disparition que Jake revoit sa fille et c’est à travers le défilement de pellicule d’un projecteur.
Deux travellings latéraux, un vers la droite et l’autre vers la gauche, balayent la salle de projection et cloisonnent par la même occasion Jake, le rendant passif et soumis aux images pornographiques qu’il n’a jamais voulu voir. La puissance de la scène vient tout bonnement du fait que notre personnage ne cesse de refuser de regarder et de la volonté du détective, celle de laisser la pellicule défiler jusqu’au bout, avec un certain sadisme. Cette première projection va lui faire prendre conscience des dangers que, de son point de vue, sa fille a pu rencontrer et le décider en ce sens de partir secourir sa fille.
Une seconde projection intervient lors de la dernière étape de sa recherche, VanDorn se retrouve cette fois spectateur d’un snuff movie dans lequel le meurtre d’une jeune fille est enregistré. Sauf que cette fois, Jake est assis à côté du projecteur et fixe l’écran sans baisser la tête ou fermer les yeux. Sa position dans le cadre pourrait soutenir l’idée qu’il fait maintenant partie de ce monde et que sa manière d’avoir brigué Kristen l’aurait, de façon psychologique, tuée. À présent, son regard n’est plus contraint par la peur de punition divine et fait le parallèle avec celui de son réalisateur, qui a trouvé refuge dans les images après en avoir manqué.
"C'est quel film déjà ?"
Guerre et paix vs Corps et âme
Ainsi, après de nombreuses péripéties, Jake VanDorn parvient, tout comme Ethan Edwards, à retrouver ce qu’il a tant convoité. Les retrouvailles entre le père et sa fille revenue de l’enfer ne vont pas se passer comme prévu. Kristen n’est en effet plus l’enfant silencieuse et obéissante des débuts, mais bien une jeune femme empreinte d’une affirmation d'elle-même et de liberté. Cette dernière a vu ce que Jake a tenté depuis le début d’ignorer et sa trajectoire la conduit à rejeter ce que son père personnifie.
Néanmoins, ce dialogue de fin entre les deux personnages porte en lui plusieurs interrogations. Comme dans La Prisonnière du désert, tout l’enjeu est de voir si ces retrouvailles vont donner lieu à une acceptation ou un rejet de l'autre. Sauf que c’est avec une pincée de déception que nous voyons Paul Schrader décider d’une forme d’alternance, en embrassant un happy end dans lequel Kristen retourne finalement avec son père dans le Michigan, après l’avoir tout bonnement insulté.
"J'ai porté des chemises hawaïennes immondes pour que tu ne viennes pas avec moi ?!"
Jake sort victorieux de son périple et laisse derrière lui le monde qu'il a tant décrié sans pour autant avoir appris quelque chose de son parcours initiatique. Avant le générique de fin, le détective stipule une nouvelle fois qu’il n’a rien à faire ici et qu’il y a des choses dont il ne doit pas prendre connaissance. Une impossibilité d’évolution du côté du protagoniste qui nous empêche de voir ce qu’aurait été la trajectoire du film : le refus de Kristen de revenir au point de départ.
Cette fin tragique aurait semblé plus cohérente et plus dévastatrice pour Jake. La célèbre critique du New-Yorker Pauline Kael, ancien mentor de Paul Schrader, avait repéré le paradoxe de cette résolution, qui contraste notre sentiment de spectateur dans le dernier tiers : "Travis Bickle, le protagoniste, avait une peur et une haine du sexe si fiévreusement sensuelle que nous ressentions ses tensions et son explosivité. Cependant, dans Hardcore, Jake ne ressent aucune luxure, il n’y a donc pas d’initiation, ni de parcours. L’église réformiste hollandaise a donc gagné la bataille des âmes avant même la première image du film."
"Pas bête ça..."
Malgré tout, qu’a-t-il bien voulu dire en fin de compte Paul Schrader avec cette fin partagée entre l’irréconciliable et le pardon ? Sur ce point, dans un entretien pour les Cahiers du Cinéma durant la postproduction de Hardcore, Schrader définit précisément la trajectoire de son personnage : " Jʼai pris pour héros ce personnage, cet homme démodé qui se foutait carrément de la nouvelle moralité, du cinéma et de la télévision, etc. Il fait un voyage qui ne change rien à ses valeurs… Il ne renonce jamais à ses croyances. Il a des croyances religieuses très fortes, il ne doute jamais." Il ajouta également partagé le même système de valeurs à ce moment-là que son héros.
Une approche assez conservatrice, très proche de celle que le cinéaste a voulu mettre en perspective avec la personne de Travis dans Taxi Driver. Les morales des deux héros sont opposées à celles de l’environnement et ne peuvent mener qu’à la rédemption. En même temps, la force de Taxi Driver et de Hardcore tient dans le paradoxe intime de Paul Schrader, qui a pris lui-même à bras le corps les transformations de son époque en devenant accro à la drogue, à la pornographie (comme Travis). Il s’est inscrit dans ce monde tout en conservant les préceptes de son éducation. Le religieux christique reste la seule voie de salut possible pour les personnages Schradiens. Dans cette logique, Kristen doit donc retourner avec le patriarche pour elle-même se retrouver.
Un sosie de Paul Schrader en pleine hésitation
Partant de La Prisonnière de désert pour en faire un examen concret des chamboulements sociétaux d’une Amérique paradoxale, Paul Schrader est parvenu à se livrer sans mesure à une introspection complexe de sa propre dualité. Cinéaste du corps et de sa représentation, il est aussi celui de l’esprit et de l’âme. Toutefois, cette belle réussite que représente Hardcore n’a pas fait l’unanimité à sa sortie.
Comme la critique de Pauline Kael le laissait entendre, l’ensemble fonctionne tout en n’allant pas jusqu’au bout de ce qu’il entreprend et c’est ce que John Milius, producteur du long-métrage et réalisateur de quelques pépites comme Graffiti Party ou Conan le barbare, reconnaît d’une certaine manière dans sa critique du résultat : "Un scénario merveilleux qui s’est avéré être un film moche. Je blâme la réalisation de Paul pour cela.". Hardcore sera même nommé aux Stinkers Bad Movie Awards dans les catégories pire film, pire performance d’acteur masculin pour George C Scott et enfin, pire performance d’actrice dans un second rôle pour Ilah Davis.
Il n’y a pas vraiment de réponse à donner sur la réception contrastée qu’à pu recevoir le film, mais si la réputation de Taxi Driver n’est plus à prouver par rapport à celle de Hardcore, c’est bel et bien parce que son protagoniste a tout simplement fait le choix de ne pas s’inscrire dans ce nouveau monde en inventant sa propre morale, alors que Jake vacille entre rejet et discernement. Pour autant, il s'agit sans aucun doute du véritable point de départ de cinéaste pour Paul Schrader. Celui-ci continuera en effet à exploiter cette distinction du corps et de l'âme dans ses futures productions comme American Gigolo, La Féline ou Mishima.
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A la revoyure, un film un peu mou, plus trop sulfureux et pas vraiment bien mis en scène pour ma part. Reste le grand George C Scott qui porte le film à lui tout seul.