L'Esquive : Critique

Sandy Gillet | 13 novembre 2007
Sandy Gillet | 13 novembre 2007

N'y allons pas par quatre chemins, L'esquive est sans conteste le meilleur film français de l'année 2004, n'en déplaise aux admirateurs du Convoyeur, le vrai faux film de genre réalisé par Boukhrief. Pourtant, pour reprendre à la lettre une de ces phrases dont seul justement Nicolas Boukhrief a le secret (cf. interview audio), voilà bien à première vue un film de SDF réalisé depuis le fin fond du 6e arrondissement de Paris. Entendez par là que L'esquive s'apparenterait à ces films français voulant traiter de certains problèmes de société sans que pour autant son réalisateur n'en n'ait la légitimité sociale et donc la crédibilité cinématographique (on pense par exemple, au hasard, à La Vie rêvée des anges, d'Érick Zonca).

Si ce constat se vérifie bien semaine après semaine au sein de la production hexagonale donnant des films schizophrènes à tendance « boboïste », L'esquive s'en éloigne d'une façon radicale en alliant magistralement un cinéma proche de celui de Pialat à l'héritage de la nouvelle vague dans son acceptation la plus noble. 

Une impression qui s'affirme dès les premières images, ou plutôt dès les premières lignes de dialogues en forme de révélation lumineuse quand il s'agit de découvrir un à un des personnages ancrés dans une réalité et un décor pour le moins ignorés de notre cinéma. Comme le dit si bien Abdellatif Kechiche, le réalisateur, situer une action quelconque au sein de la banlieue devient de nos jours révolutionnaires quand il ne s'agit pas de parler de tournantes, d'insécurité, de drogue, de filles voilées ou de mariages forcés : « Moi, j'avais envie de parler d'amour et de théâtre, pour changer ». Entourés d'acteurs non professionnels, Kechiche (que l'on a pu voir devant une caméra dès 1984 dans Un thé à la menthe, d'Abdelkrim Bahloul, ou encore en 1991 dans Les innocents, de Téchiné) s'est donc attaché à nous raconter l'histoire d'Abdelkrim dit « Krimo », un jeune adolescent de 15 ans qui a craqué pour sa copine de cours Lydia. Tous deux habitent une cité HLM de la banlieue parisienne. Lui traîne son ennui avec ses potes, et elle, s'est éprise de Marivaux et de sa pièce Le Jeux de l'amour et du hasard écrite en 1730. Cette œoeuvre traitant des faux-semblants et du travestissement, Abdellatif Kechiche l'utilise en fil rouge afin de mettre en place la problématique de son propre film, à savoir la représentation des minorités à l'écran, sans tomber immédiatement dans la caricature.

 

 

C'est que Krimo ne sait pas comment déclarer sa flamme sans pour autant perdre la face auprès de ses amis. Quoi de mieux dès lors que d'intégrer les répétitions de la pièce qui doit se jouer en fin d'année scolaire lors de la fête de l'école, et d'utiliser les mots de Marivaux pour le faire ? Confrontant avec habilité et force le langage des cités à celui de l'auteur du XVIIIe siècle, Kechiche use et abuse, pour notre plus grand plaisir, du schéma cinégénique de la double intrigue pour mettre en scène une sorte de mise en abîme de cette jeunesse que l'on a condamnée et mise à l'écart de la société sans même essayer de la comprendre et encore moins de la connaître. Une démonstration que l'auteur accompagne au demeurant d'une grammaire visuelle faisant la part belle aux gros plans, aux suivis des gestes et déplacements en des plans-séquences auxquels la souplesse et la « véracité » de son dispositif, constitué d'une, voire de deux, caméras DV, donnent toujours raison.

 

Ce cinéma naturaliste, Kechiche le revendique donc aux détours de chaque plan, rendant ainsi hommage à un courant du cinéma français qui s'est tari avec la mort de Pialat. Mais ce qui en fait définitivement un film à part, c'est sa faculté à digérer ses influences pour en faire une oeœuvre à la fois caractéristique de son temps tout en montrant la voie d'un avenir cinématographique qui, on s'en doute déjà, ne sera que très rarement suivie. Car pour faire un film comme L'esquive, il ne suffit pas d'avoir du talent, il faut aussi « avoir des couilles », et ça, il faut bien le reconnaître, le cinéma français en manque cruellementen ce moment.

 

Résumé

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