Critique : Barberousse

Jean-Noël Nicolau | 12 septembre 2006
Jean-Noël Nicolau | 12 septembre 2006

La filmographie commune d'Akira Kurosawa et de Toshiro Mifune est considérée, à juste raison, comme l'une des plus prolifiques et exceptionnelles de l'histoire du cinéma. Et de la jeunesse impétueuse du Kikuchiyo des Sept samouraïs à la sagesse bourrue de Barberousse, Mifune aura incarné les plus inoubliables héros du maître japonais. En 1965, Barberousse marque à la fois la fin de la collaboration entre Kurosawa et son acteur fétiche, mais aussi le dernier film en noir et blanc du réalisateur, qui, après l'échec douloureux de sa participation à Tora ! Tora ! Tora ! mettra cinq années avant d'offrir Dodes'kaden. Kurosawa est ici au sommet de sa maîtrise artistique en allant au bout de ce que le noir et blanc pouvait lui offrir. C'est un sujet assez classique, un hôpital pour miséreux du début du 19e siècle, qui lui permet de donner libre cours à ses penchants les plus mélodramatiques. Si Barberousse annonce la chorale des démunis de Dodes'kaden, c'est avec encore plus d'âme et de cœur.


Si le personnage de Barberousse surplombe le film de son charisme et de sa bienveillance parfois brutale, c'est le jeune docteur Noboru Yasumoto qui se révèle, dès le départ, être le véritable héros. C'est par son regard que l'histoire est perçue, et c'est sa lente évolution, du dégoût à l'admiration, qui forme le moteur du scénario. Barberousse est un récit d'apprentissage dont les élans lacrymaux et l'aspect exemplaire sont parfois aussi naïfs que bouleversants. Kurosawa filme la souffrance et la pauvreté sans fard, délivrant des scènes d'agonie traumatisantes et paradoxalement d'une splendeur rarement atteinte au cinéma. La dureté des scènes est contrebalancée par la douceur du regard de l'auteur, qui parvient à insuffler de la tendresse dans les récits les plus sordides. Rien n'est épargné aux malades qui se pressent au sein du dispensaire de Barberousse, et quand la vie s'accroche encore à eux, nombreux sont ceux qui opteront pour le suicide, quelle que soit sa forme. Mais même au fond du gouffre (ou du puit), se trouve l'espoir, la rédemption et peut-être le miracle.


La première partie du film se compose d'une succession de séquences dédiées à des cas désespérés que même Barberousse ne parviendra pas à guérir. Yasumoto y découvre la « beauté de l'instant de la mort », quand le dernier souffle et la dernière confession ne peuvent que nous tirer des larmes en libérant les êtres tourmentés. L'apprenti médecin va ainsi, peu à peu, mettre de côté ses ambitions et ses préjugés. En plein milieu du métrage, Barberousse sauve une très jeune prostituée, Otoyo, grâce à des talents martiaux aussi inattendus que spectaculaires (l'impressionnant travail sur le son du film est alors mis au service de douloureuses fractures). C'est le point de basculement de l'œuvre, qui, dans sa seconde moitié, va suivre la quasi résurrection de Otoyo, en la mettant en parallèle de sa relation avec Yasumoto. La fin de l'œuvre évoque le sort du petit Chobo, au fil de quelques scènes particulièrement émouvantes.


Barberousse dresse un tableau aussi réaliste (dans les faits) que magnifié (dans son rendu visuel) du quotidien de l'hôpital. Kurosawa parvient à donner du sublime aux pires souffrances et l'intensité, parfois onirique, de certaines situations surprend encore par sa modernité. Le récit et la séduction mortelle de la « mante religieuse », les souvenirs fantomatiques de Sahachi, le regard perdu de Otoyo, la bonté contenue de Barberousse, autant de moments et de plans faisant partie des sommets de la carrière du cinéaste japonais.


Le genre « médical » n'aura jamais été abordé avec autant de pudeur et de justesse et, si le film n'hésite pas à tirer la corde du larmoyant, Kurosawa compense par des portraits, parfois très crus, des différents protagonistes. Certains retrouveront sans doute, en particulier dans la première partie, une mysoginie latente que l'on a parfois reproché à l'auteur, mais le calvaire de Otoyo est si touchant que l'on en oublie les aspects les plus datés de l'œuvre pour se laisser entièrement porter par la grâce du film. Derrière la rudesse du personnage de Barberousse, c'est bien toute l'humanité de Kurosawa qui transparaît, permettant à cet accomplissement artistique de demeurer le chef-d'œuvre le plus méconnu, mais peut-être aussi le plus essentiel, du réalisateur.

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