Critique : Collection Olivier Assayas - Désordre + L'eau froide + Irma Vep

Erwan Desbois | 25 décembre 2005
Erwan Desbois | 25 décembre 2005

Après plusieurs courts-métrages à propos desquels lui-même est très critique (voir la section interactivité pour plus de détails), Assayas est rentré dans le monde du long-métrage par la grande porte avec Désordre, drame désenchanté et coup de poing qui possède de nombreuses passerelles avec son dernier film en date, Clean. A commencer par la toile de fond des deux récits : l'univers du rock, traité non pas comme dans un fantasme nostalgique à la Cameron Crowe – vision qui a aussi ses qualités – mais de manière très réaliste. Le rêve de musique des héros de Désordre demande en effet pour s'accomplir beaucoup de travail, de volonté, de sacrifices, et surtout une fougue adolescente capable de résister aux obstacles qui jonchent le parcours.


C'est sur ce dernier point que vont chuter les héros du film, qui ne se remettront pas du coup de massue qui ouvre le film, ce meurtre accidentel d'un vendeur d'instruments de musique, qui tentait de s'interposer au braquage de son magasin. Jusqu'au tout dernier plan, Désordre est à l'image de son introduction : tragique et mené à un rythme effréné qui ne laisse pas de temps à la respiration. On est pris à la gorge par cette descente aux enfers, comme le sont les personnages qui se débattent face à un destin et à des implications trop grands pour eux. Ils ne seront jamais inquiétés par la police, mais le poids moral de leur acte désagrégera leur groupe déjà miné par les trahisons et les rivalités inhérentes à tout projet mené en commun.


Ces grandes paroles et la visée ambitieuse qu'elles traduisent ne plombent à aucun moment Désordre, comme c'est le cas pour tant de premiers films français. Au diapason de ses personnages – avec qui il partageait alors une passion déçue (le rock) et un âge (vingt ans) –, Assayas s'exprime par le biais des sensations plus que par celui de la réflexion. Il réalise de ce fait le tour de force d'être au plus près des protagonistes du récit à la fois à l'extérieur (le réalisme de leur vie quotidienne et de leur arrière-plan social, qui se traduit par exemple par le choix de lieux de tournage existant réellement – la scène du Gibus à Paris, celle du Marquee à Londres…) et à l'intérieur. Leurs émotions à fleur de peau nous frappent de plein fouet grâce au lyrisme exacerbé de la mise en scène : lumière presque monochromatique, cadrage au plus près de l'action et jeu théâtral – parfois un peu trop – des comédiens forment un ensemble déchirant, véritable cri de souffrance face au crépuscule d'un rêve.


Désordre rejoint à nouveau Clean dans son déroulement : celui d'une bataille perdue, suivie d'une renaissance – aussi belle que la noirceur qui a précédé – qui passe par le changement. Comme Emily, le personnage joué par Magie Cheung dans Clean, les héros de Désordre devront en effet apprendre à composer (ou non) leurs aspirations de création et d'autonomie avec le pragmatisme des règles en vigueur. Assayas ne remet à aucun moment en cause ces règles ; il montre simplement comment il peut être difficile et douloureux de s'y plier. Son talent et le sentiment d'urgence qui émane de ce qu'il a à raconter font le reste.


Désordre : 09/10

Bien qu'il s'agisse d'un film de commande (pour la collection « Tous les garçons et les filles de leur âge » coordonnée par Arte), L'Eau froide tourne autour du même thème : la révolte adolescente. Le principe de la collection consistait à demander à plusieurs réalisateurs un film dont l'action se situe à l'époque où ils avaient seize ans. Pour Assayas, il s'agit du début des années 70, époque charnière entre les révoltes de mai 68 et la courte mais mémorable flambée du punk dix ans plus tard.


Les héros lycéens de L'Eau froide ont en eux la même rage latente que leurs « successeurs » de Désordre. Mais, plus jeunes et appartenant à un monde où l'autorité est encore fortement présente, ils n'ont à leur disposition aucun moyen de s'exprimer, et même d'exister en tant qu'individus. C'est ce que nous fait ressentir la première partie aride et étriquée du film, en nous enfermant avec les deux personnages principaux dans leur prison quotidienne. Gilles et Christine vivent dans la – déjà – morne banlieue parisienne, dans un monde à la fois vide de modèles à suivre et saturé d'interdits en tous genres. Ainsi, les deux familles et de Gilles et de Christine sont divorcées, tandis que la police et l'école ne parviennent à jouer qu'un rôle répressif dont les adolescents ne perçoivent que trop bien l'impuissance – comme par exemple dans cette scène où Christine provoque l'inspecteur qui l'interroge suite à un vol dans un supermarché en opposant au témoignage des vigiles sa propre version des faits selon laquelle elle aurait été violentée lors de son arrestation.


Face à cette impasse (les seuls remèdes proposés par la société à la rébellion des jeunes sont la pension et l'hôpital psychiatrique, décrits dans toute leur horreur feutrée par Assayas), l'unique issue pour cette adolescence désemparée est la fugue. Fugue par la musique et une attitude (auto-)destructrice, qui prend forme au cours d'une fête nocturne et clandestine dans une maison abandonnée, qu'Assayas étire jusqu'à l'infini que ces jeunes cherchent à atteindre. Ces vingt minutes hors du temps, presque exemptes de dialogues et enivrées du rock tragique de cette époque (grande B-O qui regroupe des morceaux de Janis Joplin, Leonard Cohen, The velvet underground…) représentent le plus beau moment du film, comme le prolongement visuel de la musique et de l'état d'esprit des personnages. Assayas raconte par l'image ce que ces derniers ne peuvent formuler : leur soif d'absolu et l'incompatibilité de celle-ci avec un monde désespérément terne et éteint.


Le point culminant de ce passage du film est un long plan-séquence hypnotique où Christine déambule au hasard dans la fête en se coupant silencieusement les cheveux. Virginie Ledoyen se donne corps et âme à ce personnage magnétique et extrême, pour qui la fuite doit continuer au-delà d'une simple nuit d'oubli – quitte à mentir à ceux qui l'aiment. Soit dans le cas présent Gilles (interprété par Cyrille Fouquet de façon tout aussi maîtrisée et marquante – adjectifs qui s'appliquent également à tous les autres acteurs, adultes compris), qu'elle emmène dans sa quête d'un ailleurs plus beau sorti de son imaginaire.


Dans cette seconde impasse, romanesque, cette fois, qui constitue la fin de L'Eau froide, tout dans la mise en scène mène vers un apaisement définitif, symbolisé par la feuille blanche laissée derrière elle par Christine. La musique laisse à son tour la place au silence, et le blanc de la neige achève de rendre l'image « pure » et monochrome (la photographie de L'Eau froide a subi le même procédé de décolorisation que celle de Désordre). Avec pudeur et empathie vis-à-vis de ses personnages, Assayas les laisse tracer leur chemin vers une hypothétique sérénité, et les accompagne du mieux qu'il peut plutôt que de les juger. Ceci valut ironiquement une interdiction aux moins de… seize ans à ce poème éthéré qui garde toute sa force dix ans après sa réalisation et trente ans après l'époque à laquelle il se situe.


L'Eau froide : 09/10

Irma Vep tient une place à part dans ce coffret ainsi que dans la filmographie d'Olivier Assayas puisqu'il ne s'agit pas d'un drame. Le ton est plutôt celui de la chronique amusée, pour parler d'un sujet que l'on aurait pourtant pu croire sérieux aux yeux du réalisateur : le cinéma. Mais voilà, comme la plupart des metteurs en scène, Assayas est amoureux de deux choses : l'histoire du cinéma, et ses actrices. Irma Vep est l'occasion de célébrer ces deux passions avec humour, puisque ce récit léger d'un tournage est écrit pour et autour de la belle Maggie Cheung, qu'Assayas venait de rencontrer – et dont il venait de tomber amoureux, ce que l'on comprend aisément. La grâce et le sourire de l'actrice illuminent d'autant plus le film qu'elle y interprète ni plus ni moins que son propre rôle, celui d'une actrice chinoise (prénommée Maggie) qui débarque à Paris pour y tourner un long-métrage.


Ce long-métrage prétexte n'est pas choisi au hasard : il s'agit du remake factice d'un film muet français, Les vampires, réalisé en 1915 par Louis Feuillade. Dans ce film, l'héroïne est vêtue d'une combinaison noire et moulante en latex, au potentiel sulfureux garanti… et qui se vérifie une fois sur le corps de Maggie Cheung. Pas étonnant alors que tout le monde dans l'équipe tombe amoureux d'elle : le réalisateur, les acteurs, et même la costumière, dont l'intrigue sentimentale avec Maggie constitue une sous-histoire cocasse et touchante qui court tout au long du film.


L'autre passion d'Assayas, c'est donc le cinéma. Une passion si dévorante qu'elle phagocyte Irma Vep de toutes parts, en y intégrant des influences venant de tous les continents et de toutes les époques par le biais de références ou d'extraits : les cinémas muets et asiatiques donc, mais aussi hollywoodien (le costume d'Irma Vep est explicitement inspiré par celui de Catwoman dans Batman, le défi à propos duquel les personnages dissertent au cours d'une scène) et de la Nouvelle Vague. C'est en effet Jean-Pierre Léaud qui joue le metteur en scène, dans une interprétation très parodique puisqu'Assayas y insère ses propres hantises en tant que réalisateur – que les acteurs ne le comprennent pas et que l'équipe ne le respecte pas.


Même si le scénario se délite quelque peu après la magnifique scène culte du film (dans laquelle Maggie, comme possédée par son rôle, se glisse dans les chambres de son hôtel pour y dérober les bijoux avant de s'enfuir par les toits de Paris), Irma Vep est une sympathique réussite dans le genre vu et revu du « film sur le tournage d'un film », grâce à la sincérité et au recul qu'y met Olivier Assayas. Ce dernier parvient ainsi tout à la fois à démystifier le cinéma (un tournage est un véritable bordel…) et à faire perdurer ce mythe (… qui continue à produire depuis cent ans un résultat exceptionnel et protéiforme).


Irma Vep : 07/10

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