Critique : Nausicaä de la vallée du vent

Jean-Noël Nicolau | 30 juin 2007
Jean-Noël Nicolau | 30 juin 2007

Cela restera l'un des plus grands paradoxes cinématographiques de notre pays : comment le « Citizen Kane » de l'animation japonaise a-t-il pu demeurer inédit pendant plus de vingt ans ? Car à part une édition lourdement amputée en VHS sous le nom de la Princesse des étoiles (qui a même connu les « honneurs » d'un DVD fort heureusement quasi introuvable), Nausicaä n'a tout simplement jamais existé en France. À présent que le second long-métrage d'Hayao Miyazaki, acte fondateur du studio Ghibli, a enfin droit aux salles obscures dans sa version intégrale, plus d'une question peut se poser, tout autant pour les connaisseurs que pour les néophytes (qui ne peuvent imaginer leur chance de découvrir l'oeuvre dans les meilleures conditions possibles). En effet, pour celui qui n'a jamais entendu parler (ou presque) de Nausicaä, il y a matière à rester perplexe. Il doit bien y avoir des raisons à un retard aussi conséquent, la qualité du film en serait la première et la plus évidente. La Vallée du vent serait-il le Miyazaki honteux, le « début prometteur mais difficile » ? Et quand bien même tout cela était incontournable à l'époque, que reste-t-il à admirer en nos temps de Cars et autres Appleseed ? Et pour beaucoup, l'interrogation, cruelle mais essentielle, demeure : Nausicaä arrive-t-il trop tard ?

 

Inutile de jouer complaisamment sur un suspens inexistant, la réponse est non. Mille fois non et il n'y a pas besoin d'être un fan transi du maître japonais pour clamer que peu importe si l'on connaît déjà par coeur Nausicaä, peu importe si l'on a déjà vu tous les autres Miyazaki et que l'on finit donc son parcours par le commencement, peu importe si l'on arrive dans la salle sans a priori quels qu'ils soient, le choc est toujours le même, l'émerveillement balaie en quelques minutes les réticences. Non seulement Nausicaä est toujours l'un des moments clefs de l'histoire de l'animation japonaise dont la modernité semble encore inégalée, mais il demeure également le plus grand chef-d'oeuvre de son auteur.

 

De telles affirmations sont immédiatement sujettes à polémique. Lorsque l'on parle de Miyazaki, l'affection parle bien souvent à la place de la raison et chacun possède son favori, généralement l'oeuvre qui nous aura fait découvrir la maestria du réalisateur. C'est peut-être en cela que Nausicaä arrive un peu tard, tant il y a en cette oeuvre ultra personnelle (adaptation des premiers tomes du manga éponyme, du même auteur, qui dépasse le film dans l'ampleur et la richesse) les germes de la filmographie de Miyazaki, et plus généralement d'une grande partie de l'animation japonaise des deux décennies suivantes. Et d'Origine à Last exile en passant par Steamboy, on retrouve des échos plus ou moins évidents et maîtrisés dans bon nombre d'animés. Miyazaki lui-même n'aura de cesse de revenir auprès de cet univers fondateur, quitte à en proposer un quasi remake avec Princesse Mononoke, oeuvre techniquement plus aboutie et encore plus âpre, mais qui n'atteint pas les audaces visuelles et scénaristiques de Nausicaä.

 

S'il est finalement facile d'admirer des dieux-animaux soumis à un anthropomorphisme rassurant, les insectes géants de la Vallée du vent nous sont immédiatement repoussants, le réalisateur n'hésitant pas à les décrire avec les détails les plus répugnants (pattes à foison, mandibules menaçantes, protubérances « cronenbergiennes »…) quitte à provoquer un certain malaise face à ces monstres dont l'apparence, sans la moindre concession à une empathie immédiate, les désignerait n'importe où ailleurs comme les « méchants » de l'histoire. Mais peu à peu, en douceur, guidé par la sagesse de l'héroïne, Miyazaki impose un tour de force quasi unique dans l'esprit du spectateur, transcendant son message écologique par une approche inattendue qui n'en possède que plus d'impact.

 

Cette Terre qui fut la nôtre, dévastée il y a 1000 ans par des « soldats géants », armes fusionnant l'apparence de Dieux mythologiques et la puissance atomique, offre à l'auteur toute la latitude nécessaire à la création de son univers le plus foisonnant et le plus évocateur. D'une Nature métamorphosée en passant par un Moyen-âge rétro futuriste, entre cité féodale et aviation de haute technologie, ainsi que quelques visions post-apocalyptiques troublantes, Nausicaä regorge d'images inoubliables qui n'accusent que très rarement leur âge. On oublie d'ailleurs fort vite l'aspect parfois un peu suranné du trait pour s'immerger totalement dans ce monde qui excite l'imaginaire à chaque scène. Visuellement, Nausicaä contient la majeure partie de ce que Miyazaki développera par la suite, pour preuve la plus évidente, c'est ici que s'épanouissent ses scènes aériennes les plus lyriques. Seul Porco Rosso parviendra à égaler le souffle de cette vallée du vent et de la jeune Nausicaä, ne cessant de bondir sur son planeur pour offrir des envols d'un dynamisme toujours aussi saisissant.

 

Si les insectes géants évoqués plus haut symbolisent bien l'audace narrative du film, ils ne sont qu'une partie de l'aspect extrêmement adulte de Nausicaä. Miyazaki n'hésite pas à verser dans la violence, suggérée (le corps mutilée de la princesse des Tolmèques, les conséquences de la Mer Toxique…) ou très explicite (les combats à l'arme blanche, les blessures de Nausicaä et du bébé Ohmu…) et à décrire une humanité au bord de l'extinction, luttant mètre par mètre, arbre par arbre, jour après jour, contre l'avancée des spores toxiques et des insectes. La Vallée du vent s'avère ainsi très mélancolique, à l'image de son héroïne, dont la vitalité étourdissante masque un caractère au bord du désespoir. Loin de toute niaiserie, Miyazaki se garde ainsi bien du manichéisme habituellement omniprésent et évite la majorité des passages obligés, en traçant en particulier une vaste galerie de personnages secondaires, dont la complexité ne prend parfois que quelques scènes à s'épanouir. Pour meilleur exemple, l'animal « de compagnie » de Nausicaä, le renard-écureuil Tetho, qui échappe à l'angélisme disneyien et à la niaiserie tout en étant instantanément attachant.

 

Les visions frappantes s'enchaînent, le metteur en scène parvenant à complexifier sans cesse son oeuvre tout en la gardant cohérente, aussi bien esthétiquement que thématiquement. Miyazaki est secondé par une partition phénoménale (n'ayons pas peur des mots) du débutant Joe Hisaishi (Nausicaä était sa première oeuvre conséquente). Alternant tous les styles et toutes les ambiances, Hisaishi passe d'un son très daté des années 80 lors des scènes d'action (boîtes à rythme et synthétiseurs) à un thème symphonique d'une amplitude toujours croissante (peut-être le plus beau de sa carrière) ou à des chants enfantins étrangement bouleversants. Le compositeur ose même « emprunter » quelques mesures de la Sarabande de Haendel popularisée par Barry Lyndon. Mais là encore, cette richesse musicale n'a rien de décousue et existe de façon cohérente en adéquation avec les images.

 

Il y aurait encore tellement à dire sur Nausicaä, il faudrait décrire une séquence de souvenirs d'enfance d'un réalisme psychologique irréprochable et revenir sur le traitement inattendu de l'incontournable « prophétie ». Et souligner, encore, toujours, la majesté des Ohmus, à la fois parmi les créatures les plus formellement hideuses et les plus émouvantes jamais décrites au cinéma, ils incarnent les nuances de l'oeuvre mais aussi son coeur, sa tendresse inhabituelle et d'autant plus poignante.

 

Tous ces éloges peuvent effrayer, mais il est impossible de réprimer l'enthousiasme que l'on a si longtemps voulu faire partager. En effet, tout concourt à confirmer que, oui, il n'est jamais trop tard pour découvrir une merveille sur grand écran. Pour ainsi dire, l'événement est inestimable, concluant de la plus admirable des manières la lente découverte et reconnaissance de Miyazaki dans nos contrées. C'est à une apothéose que nous invite Nausicaä, tant il est rare de sortir d'une salle de cinéma en se disant que l'on a (re)découvert une oeuvre fondamentale de l'histoire du 7e art et tout à la fois un chef-d'oeuvre évident, aussi divertissant que brillant, aussi spectaculaire que fragile.

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