Armageddon Time : critique d’une météorite en plein cœur

Antoine Desrues | 23 mai 2023 - MAJ : 24/05/2023 10:31
Antoine Desrues | 23 mai 2023 - MAJ : 24/05/2023 10:31

Avant de partir dans la jungle amazonienne avec The Lost City of Z et dans l’espace avec Ad AstraJames Gray est par essence un cinéaste new-yorkais, qui filme la Grande Pomme comme personne, sorte de fourmilière où se jouent de petites tragédies humaines dans l’immensité de la ville. Avec Armageddon Time, il signe son film le plus personnel : une autobiographie déguisée de sa jeunesse dans le Queens des années 80.

Retour sur Terre

Avec leur dernier plan magnifiquement composé, The Immigrant et The Lost City of Z évoquent tous deux des images impossibles, des séparations qui partagent pourtant le même cadre. D’un côté, deux personnages qui partent dans une direction opposée (mais semblent aller dans le même sens par la présence d’un miroir), et de l’autre, une maison envahie par le feuillage de la jungle amazonienne, comme si deux mondes entraient en collision.

Au-delà de souligner une forme de regret typique des ses protagonistes, James Gray condense dans ces points finaux son idée du cinéma et de sa beauté : sa capacité à connecter les déconnectés, à rassembler par les photogrammes et le montage ce qui, tragiquement, ne peut plus l’être.

Il n’est donc pas si étonnant qu’Armageddon Time arrive sur nos écrans après deux épopées sur l’absence, et sur l’obsession d’un ailleurs qui hante leurs personnages. En plus d’être un merveilleux retour aux sources de sa carrière et de ses motifs privilégiés (l’architecture des maisons new-yorkaises comme métonymie du cocon familial, le métro et les rues remplies de passants pour évoquer le cosmopolitisme de la ville, etc.), le film permet au cinéaste de tracer, via son alter ego Paul Graff (Banks Repeta), le même parcours que celui de ses précédents héros.

 

Armageddon Time : photo, Michael Banks Repeta"Un nouveau James Gray au ciné. Youpiiii !"

 

La nécessité de l’introspection prend ici la forme d’un récit à hauteur d’enfant, dont la béatitude des premiers instants se retrouve parasitée par une inévitable note douce-amère. James Gray aurait pu tomber dans la nostalgie surannée, mais il y a au contraire dans Armageddon Time la captation d'une immédiateté, celle d’une jeunesse insouciante qui jouit autant d’une journée d’école buissonnière que d’une épiphanie devant une toile de Kandinsky.

Derrière cette suite de péripéties plus ou moins reliées, qui convoquent à loisir l’héritage des 400 coups, James Gray croque avant tout des sensations difficilement descriptibles pour ceux qui les expérimentent. Si les enfants ne parviennent pas toujours à mettre des mots sur ce qu’ils ressentent, la mise en scène s’attarde en premier lieu sur l’incompréhension des adultes face à des formes de créativité qui les dépassent.

 

Armageddon Time : photo, Anne Hathaway, Jeremy StrongJames Gray est toujours un aussi grand directeur d'acteurs

 

Cinquante nuances de Gray

Là réside toute la beauté d’Armageddon Time, où l’on sent James Gray poser une main rassurante sur l’épaule de son alter ego, comme pour l’inciter à ne pas s’inquiéter de normes qui ne feraient que l’entraver. La symétrie de ses cadres, que d’aucuns ont réduits trop facilement à un académisme décevant, entraîne toujours un pas de côté, un besoin de briser le moule d’un conformisme social qui se réfléchit en premier lieu sur des parents résignés.

Sans jamais quitter le point de vue de son jeune protagoniste, le cinéaste parvient à faire évoluer notre propre regard sur ces personnages maladroits, forcément à côté de la plaque, mais touchants, tentant de faire de leur mieux même quand leurs inquiétudes se traduisent par l’horreur de la violence physique (réminiscente de Little Odessa). Anne Hathaway et Jeremy Strong y trouvent l’un de leurs plus beaux rôles, qui s’articulent entre des scènes d’une tendresse infinie et celles où l’on rêve, comme Paul, de crier que sa vie ne peut pas être que le fantasme qu’ils projettent depuis leurs propres frustrations.

 

Armageddon Time : photo, Michael Banks Repeta, Anne HathawayFaites des gosses qu'ils disaient

 

C'est d'ailleurs par eux qu’Armageddon Time dépasse son statut de simple chronique mineure. La complexité de l’écriture de James Gray n’a d’égal que l’impressionnante fluidité de son récit, qui porte en son sein tous les paradoxes de figures empêtrées dans un système qu’elles acceptent sans sourciller. Alors que Paul se lie d’amitié avec Johnny (Jaylin Webb), un Afro-américain démuni, il ne peut que constater l’inégalité d’un ascenseur social qui ferme ses portes trop vite.

À vouloir tracer le meilleur destin possible à sa descendance, c’est toute une humanité qui est sacrifiée sur l’autel de la réussite. Les dés sont pipés, et James Gray en joue par la peinture ironique d’une école privée qu’il filme à la manière d’un Poudlard lénifiant, déjà présidé (ou du moins soutenu) par l’oligarchie de la famille Trump. Le ver est dans le fruit d’une Amérique pervertie, attachée à l’image faussée d’une égalité des chances qui constituerait une élite finalement en vase clos.

 

Armageddon Time : photo, Michael Banks Repeta, Anthony Hopkins"Et là, je lui ai fait manger un bout de son propre cerveau !"

 

Reste donc, au-delà de ces considérations qui dépassent l’esprit d’un jeune garçon, l’essentiel : un contact humain, une quête de compréhension qui, dans Armageddon Time, passe par le portrait dévastateur d’un grand-père (formidable Anthony Hopkins), la seule personne qui sait comment s’adresser à Paul. Si le poids des parents (et leur héritage parfois toxique) a toujours été au cœur de la filmographie de Gray, il prolonge ici admirablement son jeu des sept familles, et capte avec beaucoup de justesse la marque d’un individu qui a façonné la personne qu’il est devenu.

N’y a-t-il pas finalement plus belle image que ce simple câlin sur le banc d’un parc, geste d’une simplicité anodine, mais qui porte en elle tout un monde ? Dans la grandeur étouffante de New York, Gray retrouve ses personnages comme s’il les distinguait dans la foule, et renvoie cette chaleur humaine à ce besoin de reconnexion qui jalonne son cinéma. La séparation est toujours là, inévitable, mais l’auteur semble plus apaisé par la capacité de ses plans à rassembler ce qui a été perdu.

 

Armageddon Time : Affiche française

Résumé

Loin d’être mineur dans la carrière de James Gray, Armageddon Time est une suite de portraits d’une efficacité dévastatrice, un film-monde dont la limpidité cache ses multiples niveaux de lecture. Bouleversant.

Autre avis Alexandre Janowiak
Armageddon Time touche en plein cœur avec son bouleversant portrait de l'Amérique à travers les yeux d'un gamin crédule affrontant l'impitoyable monde adulte. La preuve, une fois encore, que James Gray est un des auteurs les plus accomplis du cinéma contemporain.
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Lecteurs

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commentaires
valkirie
10/12/2022 à 10:39

merci pour ce très juste et bel article, en hommage à ce film magnifique d'intelligence et de sensibilité

Calou
06/12/2022 à 00:26

Je me suis ennuyée. Je ne comprends pas pourquoi les gens sont en admiration !
Je suis d'accord avec NikkoFromLyon, pour moi aussi ce film est vide. Je suis restée jusque la fin pensant qu'il allait se passer quelque chose , mais non, rien !

La Classe Américaine
23/11/2022 à 17:48

Tout absolument tout dans ce film est sublime. Acteurs, scénario, mise en scène, photographie, musique, direction artistique. C est beau, c est bouleversant. Et c est une des manières les plus fine et intelligente de raconter la petite histoire dans la grande. Maestro Gray.

Xprocessor
13/11/2022 à 04:10

Film étrangement plus vide que les précédentes Gray. Impression d’un cinéma vu déjà cent fois Et qui tourne en rond. Je m’étonnerais presque de l’indulgence des critiques qui ont fait de ce réalisateur une icône alors même que ses films successifs perdent la substance initiale… souvenez vous Two lovers… la nuit nous appartient etc……..

Mawuena (Bande2Cine)
12/11/2022 à 16:50

L'un des meilleurs films de James Gray, très intimiste et sensible, et qui en fait un cinéaste américain a part entière. La scène dans le commissariat est a les yeux un miroir d'une des scènes en classe dans le film "Les 400 coups", où Antoine Doisnel aperçoit son père à travers la vitre. Preuve que James Gray n'a pas perdu son amour pour Truffaut.

NikkoFromLyon
11/11/2022 à 16:41

Film aimé parce que le réalisateur est 1 nom.
Lent, long, incroyablement vide, obligé de surjouer les sentiments...
Un film vide.

le petit arrogant
11/11/2022 à 12:34

Rien à retrancher de la critique d'Antoine Desrues....Toutefois :
Un peu déçu au regard de la filmographie de J.G. et notamment de "Little Odessa". Est-ce le fait de faire porter majoritairement le poids du film sur deux enfants qui n'arrivent pas à nous faire oublier qu'ils sont des acteurs, contrairement au reste du casting (les adultes) d'une époustouflante crédibilité. (une mention spéciale pour le show de Jessica Chastain en Maryanne Trump !) Un peu faiblardes aussi les scènes de repas familiaux au regard ce ce qu'en a fait Woody Allen dans "Radio Days". (Qui aime bien châtie bien...)

Evok
10/11/2022 à 11:00

Bon Antoine, je vais faire mon relou mais "doux-amer" ça ne se dit pas en francais car on a déjà une expression pour ça : aigre-doux.

Voilà voilà.

Sanchez
10/11/2022 à 10:18

Malheureusement c’est un nouveau flop assure pour Gray

Sanchez
10/11/2022 à 10:18

Beau film , scénario plus riche et complexe qu’il n’y parait (comme d’hab chez Gray), malgré des dialogues parfois un peu trop explicite.
Malheureusement il manque un petit quelque chose , la magie de ses premiers films qui nous émouvait au bout de 5min. Et filmé de façon un peu trop classique, avec la lumière baveuse de Khonji. On comprend que c’est voulu mais ça m’a un peu ennuyé.

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