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Pirates des Caraïbes : le désastre de Disney dans le jeu vidéo, avec L’Armada des Damnés

Par Adrien Madin
1 novembre 2021
MAJ : 21 mai 2024
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Le jeu vidéo Pirates des Caraïbes : L’Armada des Damnés devait être un événement. Mais ce fut un désastre made in Disney.

Quand on pense à Pirates des Caraïbes, on pense à Johnny Depp en Jack Sparrow, à la réjouissante trilogie de Gore Verbinski, aux suites La Fontaine de jouvence et La Vengeance de Salazar pas forcément indispensables, et au futur de la franchise, avec un nouvel épisode porté par Margot Robbie. Mais on pense rarement aux adaptations vidéoludiques de la franchise, dont la finalité était avant tout de remplir le catalogue des produits dérivés et les rayons jouets des supermarchés.

Il y a tout juste dix ans pourtant, en octobre 2010, Disney mettait fin à un projet de plusieurs dizaines de millions de dollars qui aurait pu tout changer. Le jeu Pirates des Caraïbes : L’Armada des Damnés était annulé, à la surprise générale, quelques mois avant sa sortie, après avoir mobilisé près de 200 personnes pendant plus de deux ans.

 

Photo Johnny DeppDisney fuyant l’équipe de Propaganda Games

 

L’histoire de ce développement avorté, c’est l’histoire de la chute de son malheureux géniteur, Propaganda Games, mais c’est aussi et surtout l’histoire du rendez-vous manqué de Disney avec le jeu vidéo.

Parce que Disney a longtemps cru, à juste titre, pouvoir se faire une place au sein de cette lucrative et dominatrice industrie du jeu vidéo qui n’en finit plus de battre des records de croissance, et que même une pandémie ne peut faire vaciller.

 

 

Trinquons mes jolis yo ho !

Pour comprendre la stratégie de Disney, il faut remonter à 2005. Cette année marque en effet l’arrivée de Bob Iger à la tête du groupe et le début des grandes manœuvres qui mèneront Mickey et ses amis à la quasi-hégémonie qu’ils connaissent aujourd’hui, avec notamment les univers Marvel et Star Wars. Le début du règne de Iger est principalement associé au rachat de Pixar, dont la capacité à générer des billets verts n’était plus à démontrer depuis le succès du Monde de Nemo.

Mais en 2005, le jeu vidéo (et son marché annuel de 50 milliards de dollars) est aussi plus que jamais le nouveau territoire à conquérir ; et le gamer, le vrai, la nouvelle cible à atteindre. World of Warcraft est un phénomène mondial, Microsoft s’apprête à sortir sa Xbox 360 et Guitar Hero lance, sans trop qu’on comprenne par quelle magie, la grande mode des jeux musicaux. Disney veut en être et ne veut surtout pas rater le train des nouvelles, et futures, formes de divertissement.

Buena Vista Games, qui deviendra plus tard Disney Interactive Studios, fait donc lui aussi partie du plan. Le jeu vidéo est un secteur qu’il n’est plus possible d’ignorer. Sous l’impulsion de ses deux têtes pensantes, Steve Wadsworth et Graham Hopper, la division jeux va ainsi se lancer dans une importante série d’acquisitions. 

 

photoDu rhum, de la poudre, des sabres et une centaine de développeurs. Paré à larguer les amarres !

 

Entre 2005 et 2007, Disney Interactive va s’emparer de Avalanche Software (Toy Story, Disney Infinity), Black Rock Studio (Pure, Split/Second) et Junction Point (Epic Mickey). Dès 2005, Disney profite également de la générosité du gouvernement canadien et de son crédit d’impôt jeux vidéo pour monter de toute pièce Propaganda Games à Vancouver. Le studio nouvellement créé montre rapidement ses ambitions et recrute des vétérans de l’industrie, piochés en grande partie et sans aucune vergogne chez le voisin Electronic Arts Canada.

Disney n’a pas de temps à perdre et sa stratégie est claire : il ne s’agit plus d’accompagner timidement la sortie de ses films de quelques jeux oubliables confiés à d’obscurs développeurs, mais de se frotter aux cadors de l’industrie et de devenir un acteur à part entière du jeu vidéo avec ses propres studios et ses propres franchises.

 

photoCapitaine ! Capitaine ! Vous êtes sûrs de notre cap ?

 

Propaganda Games mettra trois ans à trouver ses marques et fera ses armes en 2008 avec un reboot de la licence dinosauresque Turok. La critique est mitigée, mais les joueurs répondent présents, et le jeu s’écoulera aisément à plus d’1,5 million d’exemplaires. De quoi rassurer et conforter la bande à Picsou dans son investissement : le public est là, il est temps de passer à la vitesse supérieure et de capitaliser sur ses licences.

Les effectifs de Propaganda passent à 200 personnes et deux nouveaux titres sont mis en chantier : Tron : Evolution, afin de soutenir la sortie de Tron : L’Héritage prévue pour 2010, et Pirates des Caraïbes: The Role Playing Game, qui deviendra à son annonce L’Armada des Damnés, projet bien plus ambitieux visant à faire (re)vivre l’univers Pirates des Caraïbes et surtout à exploiter une très juteuse licence.

Jusqu’au bout du monde, troisième épisode des aventures de Jack Sparrow, est sorti un an plus tôt, en 2007, et a fini d’asseoir Pirates des Caraïbes comme la licence ciné la plus rentable de Disney (avant la déferlante Marvel/Star Wars des années 2010).

 

photo, Chow Yun-Fat, Johnny DeppC’est là que je signe pour deux suites nazes ?

 

On se remet en chasse et on fait main basse

Disney et Propaganda avaient dès lors ce luxe de pouvoir tirer profit d’une licence ô combien populaire, mais aussi de pouvoir s’amuser avec une source de récits et d’aventures quasi inépuisable. Pas question cette fois-ci en tout cas de sortir un jeu au rabais.

Par le passé, Disney n’a, en effet, pas toujours été très généreux avec les adaptations virtuelles de ses pirates. La première d’entre elles, sortie en 2003, pour accompagner la sortie ciné de La Malédiction du Black Pearl, n’avait littéralement de Pirates des Caraïbes que le nom. Quelques mois avant sa sortie, Disney s’était effectivement empressé de signer un partenariat avec l’éditeur Bethesda et le développeur Akella pour « rebrander » à la dernière minute leur jeu Sea Dogs II en Pirates des Caraïbes.

Si l’univers de Sea Dogs et celui de Jack Sparrow partagent la passion de la flibusterie, le reste n’est sans aucun rapport. Seule la voix off de Keira Knightley, au début et à la fin du jeu, et quelques apparitions fantomatiques du Black Pearl, viennent faire illusion et justifier le nom inscrit sur la boîte. Mais un titre résolument mensonger rappelle à quel point le jeu vidéo était à l’époque peu considéré.

 

photo Sea Dogs 2Transformer Sea Dogs II en Pirates des Caraïbes : idée du siècle (non)

 

Pour Pirates des Caraïbes : L’Armada des Damnés, les ambitions ne sont bien évidemment plus les mêmes. Disney est entièrement aux commandes, a une nouvelle politique et a surtout enfin l’occasion d’apposer définitivement son empreinte dans l’industrie. Propaganda a carte blanche et peut laisser libre cours à toute sa créativité. 

Une créativité qui restera assez pragmatique, puisque le studio ne va pas chercher à réinventer la roue et va largement s’inspirer du Assassin’s Creed de Ubisoft et du Batman : Arkham Asylum de Rocksteady/Warner Bros fraîchement sortis pour façonner ses mécaniques de jeu et son gameplay. Des choix plus que judicieux tant ces deux titres ont marqué leur époque et redéfini les contours du jeu d’action-aventure.

Présenté en juin 2009 lors du salon de l’E3, après un peu plus d’un an de développement, L’Armada des Damnés dévoile toutes ses promesses. Il s’agira d’un action-RPG, dans la plus pure tradition du genre, doté d’un monde ouvert laissant toute liberté au joueur d’explorer et de découvrir, sur terre comme sur mer, les Caraïbes du 18e siècle. Situé plusieurs années avant les événements de La Malédiction du Black Pearl, le jeu a tout le loisir de tracer son propre chemin et de s’émanciper des contraintes imposées par les films. 

 

photoDisney prêt à couler la concurrence, ou l’inverse…

 

Disney et Propaganda Games ne veulent pas d’une énième adaptation : ils veulent étendre l’univers de Pirates des Caraïbes et rendre canon L’Armada des Damnés et ce que le jeu a à raconter. On y incarne ainsi le capitaine anglais James Sterling, tué par l’amiral espagnol Maldonado et ramené à la vie par la fameuse Armada des Damnés. Une entrée en matière et un personnage qui permettent à Propaganda d’introduire rapidement éléments fantastiques, pouvoirs magiques et autres créatures surnaturelles chers à l’univers de Pirates des Caraïbes. Avec une emphase importante sur les choix laissés au joueur dans sa manière d’aborder les situations, jusqu’à influencer le déroulement même de l’aventure.

Dès sa présentation, le jeu impressionne et s’inscrit comme l’un des titres à venir majeurs de la génération Xbox 360/PS3. Une immense carte à explorer, un scénario à embranchement, des villes grouillantes de monde, des dialogues à choix multiples, une progression du personnage, une gestion de l’équipement et de l’équipage… ajoutés à des combats à l’épée très travaillés lorgnant du côté du beat’em all, des batailles navales à grande échelle aux commandes de son galion et L’Armada des Damnés coche toutes les cases des meilleurs action RPG, et du jeu de piraterie le plus complet jamais créé. Disney est en passe de réussir son pari et la franchise Pirates des Caraïbes tient enfin un représentant digne de sa renommée.

 

photoVous pouvez me prendre en photo ? Ca me fera un souvenir, je risque de ne jamais revenir ici

 

Up Is Down

Un an plus tard, à l’E3 2010, le jeu ne fait que confirmer son potentiel et s’annonce en grande pompe pour une sortie début 2011. Mais, derrière les vidéos de gameplay alléchantes et les discours enthousiastes des développeurs, couve une réalité économique bien morose. En 2010, cinq ans après la création de Propaganda, le marché du jeu vidéo traditionnel a considérablement évolué et vit une période difficile. Pire : il connaît même une contraction à l’orée de la nouvelle décennie, rendant son avenir très incertain.

Disney n’a pas été le seul à vouloir sa part du gâteau. Ils sont nombreux à s’être lancés, comme Mickey, à la recherche de profits dans la grande aventure vidéoludique, inondant le marché de titres plus ou moins identiques et de plus ou moins bonne qualité. Saturée, l’offre en matière de jeux a fini par dépasser la demande. Le gamer n’a plus la cote et l’eldorado du jeu vidéo se trouve désormais sur mobile et les réseaux sociaux.

Zynga et son Farmville, où il est principalement question de planter des choux et d’attendre qu’ils poussent, rassemblent plus de 100 millions de joueurs sur Facebook. De quoi laisser les investisseurs perplexes quand des centaines de millions ont été engloutis dans la conception d’univers virtuels complexes qui ne vont convaincre, au mieux, que quelques millions de joueurs.

 

photoDisney cherche encore l’emplacement du succès sur la carte

 

Bob Iger, toujours à la tête de Mickey, parlera d’un « grand basculement » du marché du jeu vidéo vers les réseaux sociaux et le mobile. Loin d’être découragé par cette évolution, Disney ne veut pas louper le coche et voit dans ce nouveau marché l’opportunité de toucher un nouveau public et de réorienter sa branche Interactive qui perd de l’argent depuis 2008.

Le groupe investit, dès juillet 2010, 763 millions de dollars dans le rachat de Playdom, le principal concurrent de Zynga. Une acquisition onéreuse qui va chambouler tout l’organigramme de Disney Interactive. Les deux architectes Steve Wadsworth et Graham Hopper, à la base de toute la stratégie jeux vidéo de Disney des cinq dernières années, sont remerciés et le PDG de Playdom, John Pleasants, est mis à la tête de la division. Sous son mandat, Disney Interactive entame une grande restructuration et adopte une nouvelle stratégie de réduction des coûts.

 

photoC’est donc ça le cimetière des jeux disparus ?

 

La mort est une journée qui mérite d’être vécue

Propaganda Games est le premier à en faire les frais. Le développeur représente la plus grosse source de dépenses et doit réduire ses effectifs, alors que le succès de ses jeux est loin d’être garanti dans un marché de plus en plus instable.

C’est ainsi que le 13 octobre 2010 est annoncé le licenciement de 100 des quelque 170 salariés de Propaganda, et par conséquent l’annulation pure et simple de Pirate des Caraïbes: L’Armada des Damnés – le studio étant à présent dans l’incapacité de mener le projet à son terme. Les 70 développeurs restants sont chargés de terminer le jeu Tron : Evolution, toujours prévu pour le mois de décembre. Une bien maigre consolation qui finira de toute façon par sonner le glas de Propaganda.

Tron : Evolution se révèlera être un échec commercial cuisant, avec moins de 200 000 copies écoulées sur le territoire américain. Un chiffre qui va logiquement entraîner la fermeture définitive de Propaganda Games le 19 janvier 2011.

Le grand ménage continuera ensuite avec la fermeture de Black Rock Studio en juillet 2011, puis celle de Junction Point en 2013 suite à l’échec d’Epic Mickey 2. Comme un mauvais sort lancé par Propaganda au moment de son démantèlement, l’histoire retiendra également l’effondrement du marché des jeux Facebook en 2013, entraînant le départ de Pleasants.

 

photoImpact dans 3… 2… 1…

 

Disney Interactive perdra 200 millions de dollars entre 2008 et 2012, mais réussira malgré tout à se maintenir à flot jusqu’à sa disparition en 2016 grâce au lancement et à l’exploitation du jeu/jouet Disney Infinity de Avalanche Software. Depuis, Disney a certes réussi à imposer son modèle sur le plan cinématographique grâce notamment à son MCU, mais a aussi complètement abandonné l’idée de percer dans le jeu vidéo.

La souris aux grandes oreilles préfère à présent louer ses licences en s’associant à des acteurs bien établis de l’industrie qui vont assumer les coûts de production pour elle. Une nouvelle stratégie symbolisée par les accords signés avec Electronic Arts pour le développement de nouveaux jeux Star Wars, avec Sony avec le carton Marvel’s Spider-Man, ou plus récemment avec Square Enix pour Marvel’s Avengers, qui n’a pas vraiment été à la hauteur. Une stratégie à première vue payante, mais toujours en rodage. 

Si Disney n’a pas toujours été convaincu par les choix artistiques d’Electronic Arts, force est de constater que l’éditeur sait vendre. Star Wars : Battlefront et Star Wars Jedi : Fallen Order ont été d’importants succès commerciaux, s’écoulant chacun à plus de 10 millions d’exemplaires, avec des fans plutôt convaincus par les aventures. La dernière adaptation des aventures de l’homme-araignée a également été un large succès, là encore salué par la critique. À l’inverse, le Avengers de Square Enix et Crystal Dynamics n’a pas franchement convaincu dernièrement. Disney a très certainement soulagé ses finances, mais a aussi perdu en indépendance.

 

photoQuand Disney croit au jeu vidéo en 2020

 

Dead Men Tell No Tales

Pirates des Caraïbes : L’Armada des Damnés restera quant à lui comme l’un des projets de jeux vidéo abandonnés les plus ambitieux et les plus aboutis qui n’aient jamais existé. Rares sont les titres à avoir été aussi loin dans leur développement et à avoir eu autant d’exposition médiatique avant de s’évaporer, sacrifiés sur l’autel de la rentabilité.

Nul ne sait si le jeu aurait été bon ou si le succès aurait été rendez-vous, et c’est peut-être un constat que Disney a fait. Il est ceci dit amusant d’observer que Warner Bros., l’ennemi juré qui s’est lancé à peu près au même moment et avec les mêmes ambitions dans le monde du gaming, a réussi à beaucoup mieux s’en sortir et à s’imposer comme un acteur de premier plan. FEAR, Mad Max, Mortal Kombat, L’Ombre du Mordor et bien entendu la série des Batman : Arkham sont autant d’exemples de réussites à la fois commerciales et critiques pour Warner, qui a su prendre son temps et laissé ses développeurs peaufiner leurs créations.

 

photoLe futur du jeu vidéo, apparemment

 

Ironie de l’histoire : le dernier jeu estampillé Pirates des Caraïbes, Lego Pirates des Caraïbes, a été conçu par Traveller’s Tales, filiale de… Warner. Et comme un autre pied de nez à Disney, le studio Avalanche Software, actuellement à la tâche sur le prochain jeu Harry Potter, Hogwarts Legacy, vogue désormais sous pavillon Warner.

S’il n’est en tout cas pas impossible de revoir un jour un jeu Pirates des Caraïbes aussi ambitieux que L’Armada des Damnés, à quelques mois près, l’histoire aurait pu être bien différente.

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Jojo

Heureusement Sea of Thieves est arrivé !

Bilbo

Il y a eu cette année un excellent DLC Pirates des Caraïbes pour le non moins excellent Sea of Thieves

Berserkovore

Quel gâchis…

Snake

Excellent article.
On reconnait bien là la méthode Disney. Un max de pognon pour un minimum de créativité. Le jeu Pirates aurait pu faire l’effet d’une bombe dans l’industrie et aurait pu asseoir la crédibilité de Disney, dans un registre où il n’y avait rien à manger à cette époque. Quel gachis impardonnable. Dans le même genre on oubliera pas le jeu Star Wars 1313, cousin d’Uncharted dans l’univers de George Lucas, qui était attendu comme le messie a l’époque et a été annulé dès le rachat de la franchise par Mickey.

Il n’y a pas de hasard, seulement des décisions stupides et une avidité sans limites. Faut pas s’étonner de se planter après.