Ecran Large est de retour sur la Croisette pour le Festival de Cannes 2025. Et c’est l’heure de parler de Dossier 137, le nouveau film de Dominik Moll, le réalisateur de La Nuit du 12.
« Seulement » sélectionné en Cannes Premières en 2022, La Nuit du 12 a été un succès total, autant d’un point de vue critique que public. Avec Dossier 137, Dominik Moll retourne au film d’enquête palpitant, cette fois dans le contexte d’une bavure policière durant le mouvement des Gilets jaunes. Pas d’erreur ce coup-ci, il est bien présent en compétition officielle.

ACAB-lant
De quoi ça parle ? Le dossier 137 est en apparence une affaire de plus pour Stéphanie, enquêtrice à l’IGPN, la police des polices. Une manifestation tendue, un jeune homme blessé par un tir de LBD, des circonstances à éclaircir pour établir une responsabilité… Mais un élément inattendu va troubler Stéphanie, pour qui le dossier 137 devient autre chose qu’un simple numéro.
Et ça vaut quoi ? Il pourrait n’y avoir dans Dossier 137 qu’une volonté de capter un certain air du temps, et le bouillonnement que fut le mouvement des Gilets jaunes. Qu’on soit clair, c’est déjà l’une des qualités admirables du film, dont le montage millimétré place l’importance des images dans cette lutte, entre photos et vidéos, fausses ou vraies archives. La mosaïque des plans, des témoignages et des regards sur lesquels se concentre Dominik Moll reconstitue avec beaucoup de finesse un ras-le-bol généralisé de la population française et la crainte d’un gouvernement qui a imposé à la police de « sauver la République ».
Mais surtout, le cinéaste dépeint les débuts d’une politisation de la jeunesse dans ce contexte si particulier, et comment ces gens voient les acquis de la démocratie se prendre un mur. « Pourquoi tout le monde déteste la police ? », demande naïvement le fils de Stéphanie, agente de l’IGPN qui a bien du mal à lui rétorquer le contraire. Malgré les biais qui sont les siens (elle et son ex-mari ont travaillé aux stups pendant 20 ans), elle cherche à assainir des rangs où la violence systémique et l’impunité ont pris une place importante.

Cette ébullition parfaitement retranscrite ne serait néanmoins rien sans le vrai programme de Dominik Moll, qui oppose la notion d’image à celle du réel. L’image, c’est d’abord celle que renvoie la police, protégée par des institutions et des syndicats qui ne veulent au fond protéger que cette façade déjà bien craquelée. L’image, c’est ensuite celle de Guillaume Girard, cet adolescent touché à la tête par un tir de LBD, et qui gardera des séquelles à vie.
À partir de là, comment reconstituer la réalité des faits ? Avec des images. Sur ce point, la mise en scène de Moll traduit autant l’obsession progressive de ses personnages que leur concentration, en superposant leurs yeux ou leurs mains sur des écrans d’ordinateur en train de taper des mails ou de demander l’accès à des caméras de surveillance.
Dans les moindres interstices de cette bureaucratie laborieuse, le réalisateur appuie une méthodologie et un sérieux qui, malheureusement, affichent également leurs faiblesses exploitables. Ironiquement, les images comme symbole de neutralité sont retournées contre elles-mêmes. Régulièrement, Moll cherche comme Stéphanie le pas de côté et le décadrage, les angles qui sauront recomposer le puzzle sans ambiguïté aucune. En réalité, chaque angle se voit questionné, décontextualisé, raccordé à un point de vue, aussi ridicule que puisse être le mensonge ou la justification.

L’image, c’est enfin celle que cherche Stéphanie. Léa Drucker (déjà géniale dans L’Intérêt d’Adam) est merveilleuse dans ce rôle qui impose d’elle une froideur et une ténacité constamment contrastées par ses yeux, dont les légers mouvements trahissent une humanité, une absence progressive de détachement, et un craquage potentiel. Derrière ses beaux discours et sa rhétorique sur le besoin de faire confiance à la police, comment donner un sens à un rôle dont elle est consciente du manque d’impact ?
Dominik Moll ne cherche certainement pas à créer du suspense sur la résolution décevante de son affaire, si commune pour toute personne ayant déjà regardé un journal télé. Si le film jouit d’un rythme redoutable, il trouve ses meilleurs moments lorsqu’il exploite à son tour la multiplicité des points de vue pour créer de la nuance. Non pas qu’il excuse les actes répréhensibles des policiers concernés (bien au contraire, le ridicule de leur défense en devient involontairement comique), mais il cherche à comprendre comment un tel garde-fou de la République peut être autant instrumentalisé et infantilisé, jusqu’au point de rupture qui est le nôtre aujourd’hui.
La tragédie pour Stéphanie, c’est justement d’avoir reconstitué le puzzle, d’avoir rassemblé tous les angles pour comprendre les faits, rien que les faits. C’est pourquoi il y a une dernière source d’images dans Dossier 137 : des vidéos de chats mignons, que l’enquêtrice de l’IGPN regarde pour se vider l’esprit. Pour sa propre préservation, elle a aussi besoin de pouvoir détourner le regard.
Ça sort quand ? Le 19 novembre 2025, grâce à Haut et court.