FIF de Saint-Jean-De-Luz : rencontre avec Guillaume de Fontenay, réalisateur de Sympathie pour le diable

Christophe Foltzer | 12 octobre 2019 - MAJ : 11/10/2021 09:44
Christophe Foltzer | 12 octobre 2019 - MAJ : 11/10/2021 09:44

Si un festival, c'est avant tout voir des films, c'est aussi l'occasion de rencontrer les personnes qui en sont à l'origine. Réalisateurs, producteurs ou comédiens, ils se plient volontiers à l'exercice de l'interview pour mieux nous faire partager leur vision du monde.

On sait repérer un grand film quand on en voit un et, si vous avez lu notre critique de Sympathie pour le diable (disponible ici) ou notre interview de Niels Schneider, vous savez déjà tout le bien que l'on pense du premier long-métrage de Guillaume de Fontenay. Mais il nous restait encore à en discuter avec lui. Compte-rendu d'un moment enrichissant et émouvant en sa compagnie.

 

EcranLarge : Pourquoi le film a-t-il pris 14 ans pour voir le jour ?

Guillaume de Fontenay : J'ai l'impression que beaucoup de gens trouvaient le projet ambitieux mais le sujet pas très intéressant. Pourquoi faire un film sur un journaliste de guerre peu connu ? Puisque Paul Marchand n'était pas une vedette. Son livre n'a pas gagné le Nobel ou quoi que ce soit, donc c'était difficile d'amener ce sujet-là, en plus sur une guerre qui met quand même beaucoup de gens mal à l'aise parce que je crois que l'on s'est assez mal comportés face à ce conflit et face à beaucoup de conflits en réalité. 

C'était très difficile de trouver des producteurs et des institutions qui avaient envie de faire le film et je dois dire que sans l'apport de Nicolas Dumont à Canal + (ndlr : le directeur général de StudioCanal), sans son soutien, ce film ne se serait jamais fait. Et puis il y a eu aussi la mort de Paul en 2009 qui a été un vrai coup pour nous...

 

photo Sympathie pour le diable

 

EL : Sa mort a donc encore plus renforcé l'envie et le besoin de faire ce film ?

GDF : Chez moi, c'est viscéral. Malheureusement, les institutions pensent que je suis un mec de pub. La vérité, c'est que je suis un mec de cinéma qui a fait de la pub. Je suis surtout et avant tout un mec de théâtre, là où j'ai commencé. C'est ensuite, parce que j'ai eu des enfants jeunes et que je n'avais pas d'argent, que je ne pouvais pas retourner à l'université pour faire des études, alors que je n'ai même pas mon Bac, que je suis allé vers la pub. C'était une façon de m'accrocher, d'apprendre mon métier et la pub m'a beaucoup servie d'un point de vue technique et pour la rigueur. On a peu de moyens au Québec, donc on fait du mieux qu'on peut avec ce qu'on a.

J'ai fait de la pub pour apprendre à faire du cinéma et je crois que ça fait longtemps que je suis prêt pour ce métier et ça a pris juste 14 ans pour arriver à monter Sympathie pour le diable. Ensuite, l'envie, elle est viscérale. J'ai ce film dans les tripes depuis très longtemps, depuis l'âge de 23 ans, quand je regardais les news sur Sarajevo à la télévision. D'ailleurs, je n'ai toujours pas la réponse sur comment réagir face à notre apathie collective. Parce qu'on l'est encore aujourd'hui.

 

EL : Ah oui, surtout avec ce qui se passe encore en ce moment, avec l'offensive turque en Syrie par exemple...

GDF: Oui, c'est infernal. On ne réagit sur rien. Qu'il s'agisse des guerres ou sur la crise environnementale qui est en train de se produire, c'est assez étonnant. C'est pour ça que, pour moi, le film est une espèce de cri d'alarme, une manière de dire que ça, ça s'est passé et que la mémoire est le meilleur outil pour nous permettre de mieux gérer le présent et demain. 

 

EL : Ce qui est intéressant avec le film c'est que, même s'il se passe il y a 25 ans, dans la façon dont il se raconte, il nous montre que la mémoire se perd à un moment où on a accès à tout notre passé. On est donc dans une grande contradiction... D'où ça vient, d'après toi, ce besoin de se révolter contre la futilité et d'amender indirectement l'inacceptable, d'une certaine manière ?

GDF : Je pense que beaucoup de gens ont déjà de grandes difficultés à vivre, tout simplement. Cette difficulté de pouvoir mettre du pain dans l'assiette et de s'occuper de sa famille fait que beaucoup de gens sont déjà en mode "survie". Peu de gens ont ce luxe de pouvoir se demander comment ils pourraient participer pour améliorer les choses. Ensuite, on réussit à nous faire peur sur les grandes mobilisations. Certains personnes s'occupent de faire en sorte que ça tourne mal. Mais c'est con, parce que je pense que la majorité des gens sont bien intentionnés et en ont marre de la gueule de bois, de voir d'autres crever de faim, ça nous fait tous mal au coeur. Mais je crois aussi que l'informantion se rend de moins en moins parce que, avant, on avait que la télé et il y avait cette messe du journal télé, il n'y avait rien d'autre à écouter. Cette messe-là, on n'y a plus droit. 

Aujourd'hui, les gens sont dans leurs textos, dans de l'immédiat, dans du futile et c'est là où les fake news fonctionnent. Quand on regarde le documentaire sur Cambridge Analytica, The Great Hack, ça fait très mal de voir qu'on est en train de détourner des pays entiers de leurs voeux sincères... Quand on voit l'élection de Trump ou le Brexit, on est dans la manipulation. Et personne ne réagit vraiment.

 

photo Sympathie pour le diable

 

EL : Et c'est là où on en revient au film et à Paul Marchand, dans la mesure où, à un moment, l'action humaine concrète nécessite de franchir certaines lignes. Comme si on ne pouvait pas rester dans nos rôles si on veut changer des choses. Au niveau local, du moins...

GDF : Au moment de la guerre de Bosnie, Paul me disait, et d'autres témoignages concordent, qu'à un moment, ils en avaient marre. Là, je parle des journalistes du Monde, du Figaro, de Reuters, de CNN, qui se sont demandés s'ils ne devaient pas arrêter d'envoyer des news. Parce que, finalement, envoyer des news, ça insensibilisait les gens à ces images d'horreur au bout d'un moment. On nous disait que l'ONU était en train de régler le problème, en faisant des petites sanctions ici et là, avec des présidents qui étaient pas chauds à l'idée d'intervenir là-bas. Les journalistes se sont vraiment posés la question.

Et ça aurait peut-être eu plus d'impact que d'en envoyer tous les jours. Mais comment savoir, comment juger ? Comment intervenir ? Des journalistes diront que si Paul a franchi cette ligne, il fait de chacun d'eux des cibles parce qu'il devient partie prenante. Ce qui n'est pas forcément bon puisque le journaliste, dans l'idéal, doit rester neutre. Il doit pouvoir se promener dans un camp comme dans l'autre pour comprendre. En ce sens, Paul a trangressé beaucoup de ces lois. Et en même temps, comment le lui reprocher dans un contexte où il y a 807 positions serbes autour d'une ville de 400.000 habitants ? Et qu'il y a une moyenne de 330 obus qui tombent sur Sarajevo tous les jours ? Même si en 92-93, on parle plutôt de 500, 1000, voire 3000 obus dans une seule journée. C'était non-stop.

Que des armées veuillent se faire la guerre, je suis contre mais ce sont des armées. Que des femmes soient violées, que des enfants soient tués, que des étudiants soient amenés à la guerre, que toute personne innocente soit prise dans la rue par un tir de sniper ou un obus qui tombe sur une place publique, je trouve ça absolument inacceptable. Et c'est ce qui se passe partout dans le monde. Le plus grand nombre de victimes sont des victimes innocentes, qui n'ont rien à voir avec ce conflit, qui ne le souhaitent pas et c'est dramatique qu'on laisse faire tout ça.

Que Paul ait participé, à sa manière et de façon très modeste... Comment le blâmer ? C'est extrêmement complexe et c'est ce que je voulais faire dans le film : me tenir loin de toute morale et de jugement sur qui que ce soit. Je n'ai absolument pas la notoriété pour pouvoir le faire. Je ne suis pas journaliste de guerre, je ne suis pas Bosniaque, ni Serbe... J'ai voulu garder le film à distance. Je suis beaucoup derrière Paul dans le film pour essayer d'entrer dans ce conflit même s'il est évident que les Bosniaques se sont mal comportés à certains moments et que les Serbes se sont très mal comportés à d'autres. Il est évident que les forces étaient disproportionnées et qu'une population de 400.000 habitants a été tenue dans un étau pendant près de 4 ans. Tout ça est juste inacceptable.

La sensibilité de Paul, son intelligence à vif, son cri du coeur, ça m'a touché. Avoir quelqu'un qui est aussi grande gueule que ça, ça fait du bien aujourd'hui, parce qu'on est dans un monde en plein lissage. Les réseaux sociaux font que, dès qu'il y a une tête qui dépasse, on la coupe. C'est aussi pour ça que ce film était difficile à faire à mon avis. Paul, c'est un témoignage qui dérange alors que pour moi, il me stimule. Quand il dit "le rêve d'un monde meilleur même si le rêve est obscène et turbulent", je crois qu'il a absolument raison. C'est une phrase très forte. "Les guerres ne sont qu'un peu de bruit sur beaucoup de silence", c'est aussi une grande phrase.

 

photo Sympathie pour le diable

 

EL : Pourtant, dans le film, Paul Marchand n'est jamais présenté en héros...

GDF : Je n'ai pas voulu en faire un héros parce que, comme tout individu, il a ses défauts. Je ne ferai pas du journalisme de Paul un canon du journalisme non plus, je ne crois absolument pas qu'il n'y ait que cette façon-là de faire du journalisme. Si des vedettes permettent de toucher des millions de spectateurs, c'est super, tant mieux. Si des journalistes font un travail super riguoureux sur le terrain, qu'ils vérifient tout, dans une optique modeste et humble, c'est extraordinaire. C'est la base de l'information. Que des gens comme Paul fassent un travail plus éditorialiste, tant mieux aussi. 

Après, c'est à nous de savoir si on est en accord ou en désaccord, mais que quelqu'un dise sa façon de penser, en quoi ça nous empêche, nous, de nous faire notre propre avis ? Il ne l'impose pas. Il l'a dit et c'est bien de l'entendre. Ce qu'on apprend en école de journalisme, c'est qu'il faut croiser les informations. En tant que spectateur, on devrait faire la même chose pour essayer de voir qui a raison. Mais les gens abandonnent la presse, alors qu'il faudrait au contraire y participer, la suivre, être attentifs et surtout à une époque de fake news quotidiennes.

Que le président de la première puissance, Trump, accuse de fake news le New York Times et le Washington Post, alors qu'il s'est construit sur des fake news, faut pas exagérer. Qu'on tue, l'année dernière, 80 journalistes... Comment on peut permettre ça ? Pour moi, mon film est un cri du coeur, c'est une blessure du monde moderne. Nous sommes 8 milliards, on pensait qu'Internet allait nous permettre de mieux communiquer et on se rend compte que c'est un outil qui ne sert pas à la démocratie, mais à l'inverse. Et que le camp adverse, si je puis dire, a beaucoup plus de moyens que nous. Pour Cambridge Analytica, il y a des gens derrière... Peut-être que des banques se sont intéressées au Brexit parce que c'est la plus grande blanchisserie du monde. Par exemple... Qui peut se permettre d'employer des gens comme ça ? La gauche ? Pas trop parce qu'on s'y torpille pour des nuances... Toute la désinformation est extrêmement dangereuse à l'heure actuelle et on a vraiment besoin de films politiques et en toute humilité, Sympathie pour le diable, c'est un coup de gueule de Paul que je relaie aujourd'hui.

 

EL : Ce qui m'a beaucoup touché, c'est le degré d'authenticité du film. On y retrouve vraiment le récit des journalistes qui vivent ça, on est vraiment dans le réel. Et le film ne prend pas de gants, on voit les morts, on voit les blessures, on voit tout. Et en Occident, c'est problématique. On l'a vu avec les attentats de 2015. En France, en tout cas, nous ne sommes pas habitués à la vraie violence...

GDF : Il y avait cette volonté de montrer ce qu'était vraiment la guerre. Mais en même temps, avec pudeur. Je n'ai pas voulu faire de la violence un spectacle, je n'ai pas voulu montrer de la violence gratuite et m'y étendre. Quand je regarde le travail des photographes de guerre, leurs clichés sont juste des témoignages. J'ai essayé, moi aussi, de témoigner. Même s'il y a des scènes très violentes dans le film, jamais elles ne sont aussi violentes que ce qui s'est passé là-bas et c'était important de les montrer comme Paul en parlait dans ses articles.

 

photo Sympathie pour le diable

 

Quand il dit "ils gerberont en prenant leur café", c'est important de frapper fort mais pas longtemps. De montrer que ça existe sans rester dessus, ne pas être complaisant. C'était très délicat d'essayer d'être rigoureux, sans complaisance. J'ai mis tout mon être pour faire quelque chose de suffisamment froid, objectif et prenant, humainement parlant. Le film commence doucement, il pose les bases d'un conflit qu'on ne connait pas. Je trouvais important de montrer ça à une époque où on stigmatise les musulmans, ce que je trouve absolument dégueulasse.

La majorité des musulmans sont comme les cathos, c'est avant tout une culture ancestrale. Il y a des gens plus pratiquants que les autres, ensuite il y a les extrêmistes, comme dans toutes les religions, et puis il y a des cons. Et des cons, il y en a partout, à peu près dans la même proportion partout dans le monde, ils n'ont pas de pays. Je voulais montrer un autre regard de ce monde musulman qu'on stigmatise sans le connaitre et je crois que c'est très intéressant de se rappeler que Sarajevo, avant la guerre, c'était une ville composée de 44% de Bosniaques (donc musulmans, à la différence des Bosniens, habitants de la Bosnie), 31 % de Serbes et 10% de Croates, de Roms, de Juifs... C'est une ville cosmopolite où il y a des minarets, des églises orthodoxes, des églises catholiques, des synagogues, tout le monde est réuni. C'est une ville extrêmement complexe et riche de cultures. Et c'est extrêmement important qu'en tant qu'Européen, Occidental, on s'intéresse à ce pays, à cette ville, à ces gens et à cette culture, pour qu'on se rende compte qu'ils ont une culture très riche, sur la scène musicale, théâtrale, cinématographique. Il y a énormément d'intelligence et d'humour, et une résilience remarquable. Je suis tombé amoureux de ces gens et c'est vraiment malheureux qu'on ne se soit pas plus attachés à la reconstruction. Il y a vraiment des solutions politiques à trouver, et rapidement.

 

EL : Au-delà du côté "fascination morbide" et galvanisant du contexte de guerre, est-ce qu'on pourrait dire que tu as essayé, dans ton film, de plonger dans l'horreur absolue pour y déceler les plus intenses étincelles de vie ?

GDF : Absolument. C'est très drôle parce que Boba me disait que c'étaient les pires et les meilleures années de sa vie. Et beaucoup de gens peuvent dire pareil. Ce que Paul aimait beaucoup là-bas, c'était que, dans ce contexte précis, il n'y avait plus aucune règle sociale qui tienne. Tout gicle. Tout ce qui reste, comme son "Ciao, Brother", c'est cette idée que nous sommes d'abord des frères, des humains, que l'on peut se regarder. Tout d'un coup, dans ce territoire de guerre, il n'y a plus aucune valeur du statut ou de la fonction, même si certains se protègent encore derrière leur fonction. Mais Paul aimait se mêler à la population et aux gens, pour vivre le présent. Mais nous, nous sommes peu dans le présent, parce qu'on travaille toujours à demain, ou à hier, à payer nos factures. Quand on est dans le présent, il y a une espèce de vie animale qui nous ancre. C'était très fort pour lui.

C'est pour ça que je voulais qu'on soit au plus proche avec ma caméra, qu'on sente la fragilité de notre présence. D'où le 1:33, qui est aussi une référence au format journalistique de l'époque. Tout d'un coup, on bouge différemment et ça déstabilise et ça nous donne plus l'impression d'être dans un tunnel. C'était important pour moi de recréer cette énergie-là.

 

photo Affiche Saint Jean de Luz

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