Le mal-aimé : Demonlover, porno, espionnage et snuff movie à la française

Geoffrey Crété | 17 décembre 2016 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Geoffrey Crété | 17 décembre 2016 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Parce que le cinéma est un univers à géométrie variable, soumis aux modes et à la mauvaise foi, Ecran Large, pourfendeur de l'injustice, se pose en sauveur de la cinéphilie avec un nouveau rendez-vous. Le but : sauver des abîmes un film oublié, mésestimé, amoché par la critique, le public, ou les deux à sa sortie. 

   

 

"Une longue et sale gueule de bois" (Variety)

"Un bel et trouble objet filmique contemporain" (Les Inrocks)

"J'ai été frappé par le manque total de moralité" (Roger Ebert)

"Tout cela n'est d'ailleurs peut-être qu'un rêve. Pour nous, un cauchemar" (Aden)

"Comme un spam : ça vous promet le monde mais ça n'en veut qu'à votre argent" (E! Online)

   


 

LE RESUME EXPRESS

Diane de Monx travaille pour Volf Corporation, une société basée à Paris spécialisée dans les mangas érotiques. Mais c'est une espionne engagée par leurs concurrents Mangatronics, pour saboter un accord avec l'entreprise américaine Demonlover, qui menace de les détruire.

Après avoir mis hors service sa boss, Diane est au coeur des négociations, aux côtés du Français Hervé (qui la désire) et leur assistante Elise (qui la déteste). Elle découvre l'existence du Hellfire Club, un site de torture interactif qui serait lié à Demonlover. Lorsqu'elle tente de terminer sa mission en récupérant des informations aux Américains, le vol tourne mal : après avoir quasiment tué la boss de Demonlover, elle s'évanouit.

A son réveil, aucune trace du meurtre. Aussi paumée que le spectateur, Diane découvre qu'Elise est elle aussi une espionne, tout comme Hervé et son ancienne boss, grâce à laquelle elle comprend qu'elle a un peu trop fouillé, au point d'attirer l'attention du Hellfire Club. Après avoir tué Hervé, elle est amenée dans une maison isolée. Elle tente de s'échapper mais est rattrapée.

A la fin, un adolescent vole la carte de crédit de son père pour s'inscrire au Hellfire Club. Pendant le live, dans l'attente de la torture, il fait ses devoirs. Attachée et sans défense, Diane fixe la caméra.

 

Photo Connie Nielsen

  

LES COULISSES

En 2002, Oliver Assayas est sur la carte des cinéastes en vue. Après avoir écrit pour la presse (Les Cahiers du cinéma, Métal Hurlant, Rock & Folk) et André Téchiné (Rendez-vous, Le Lieu du crime, Alice et Martin), il a été repéré avec son premier film, Désordre en 1986. Paris s'éveille, Irma Vep, Fin août, début septembre et Les Destinées sentimentales ont confirmé sa place.

Ce n'est pas un hasard si Assayas enchaînera Clean et Boarding Gate après Demonlover : il avance vers le monde moderne après plusieurs films ancrés dans la réalité et le passé. Le groupe new-yorkais Sonic Youth compose une partie de la bande originale. Avec ce thriller, Assayas veut "explorer la manière dont la technologie transforme le monde moderne, de la pop-culture à notre relation au désir, aux sexe, à l'argent et au pouvoir".

A l'origine, il n'envisage pas de casting international : "J'ai toujours été un fan du cinéma hollywoodien, notamment des films mainstream que beaucoup de gens méprisent. Les personnages sont parfois simplistes, mais il y a souvent des éléments dramatiques forts que j'admire. Ce qui m'amusait en écrivant Demonlover était d'essayer d'inclure certains aspects de ce cinéma américain".

 

Photo Olivier Assayas

 

Connie Nielsen sort de Gladiator de Ridley Scott et Mission to Mars de Brian de Palma lorsqu'elle accepte le premier rôle. Une surprise pour beaucoup, sauf pour elle : "J'ai toujours alterné les petits et gros films. Tant que je ressens quelque chose que je lis le scénario, ça ne compte pas pour moi". Chloë Sevigny, elle, a été nommée à l'Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour Boys Don't Cry en 2000. Elle accepte parce qu'elle admire Assayas, qu'elle a découvert parce que Harmony Korine adore Irma Vep, et souhaite travailler en français. Elle apprend son texte phonétiquement mais lorsque le réalisateur l'entend parler en anglais avec Nielsen, il décide de modifier quelques scènes pour revenir à sa langue natale. Il retrouve aussi Charles Berling, métamorphosé après Les Destinées sentimentales.

En promo pour Personal Shopper, son nouveau film tourné en France avec des acteurs étrangers, Assayas est revenu sur ce choix d'avoir une actrice américaine jouer en français. Convaincu que cette discipine limitait le jeu de Sevigny qui se focalisait sur l'accent, il a préféré laisser Kristen Stewart parler anglais.

Demonlover est présenté en compétition à Cannes en 2002, l'année de Bowling for Columbine, Irréversible et Le Pianiste. Assayas décide de couper une dizaine de minutes avant la sortie en salles en novembre. Une version où les images pornographiques sont pixellisées ou coupées est sortie, notamment aux Etats-Unis. La version director's cut contient deux minutes supplémentaires, notamment dans le Hellfire Club.

 

Photo Charles Berling

 

LE BOX-OFFICE

Demonlover a coûté environ 7,2 millions d'euros. Il a attiré un peu plus de 60 000 spectateurs en France.

 

LE MEILLEUR

Assayas a une capacité certaine à créer un envoûtant univers de cinéma à la croisée des genres. Son Paris est une métropole méconnaissable, sombre, tortueuse. Il y ouvre une brèche de pure fiction pour installer son thriller alambiqué, montré à Cannes un an après le fantastique Mulholland Drive de David Lynch avec lequel il partage quelques éléments - la dualité entre la brune et la blonde, l'inversion des rôles, le film scindé en deux qui coule une intrigue a priori simple dans un cauchemar indéfinissable. 

Grâce à la musique planante de Sonic Youth, la direction artistique soignée, et une mise en scène qui s'amuse avec les sources d'images (des pixels des anim à ceux des télévisions, des plans aériens aux très gros plans), Assayas compose une atmosphère ennivrante, avec une histoire presque vertigineuse, tour à tour angoissante et excitante.

Dans Demonlover, tous les personnages sont doubles, tordus, insondables. A tel point qu'ils en deviennent aussi creux et factices que ces héroïnes de mangas. Assayas montre le visage pourri du business international avec un plaisir presque puérile, en parfait miroir de la facette tordue de la pop-culture (les fantasmes nourris par des icônes comme Lara Croft et les stars hollywoodiennes).

C'est aussi parce qu'il assemble un étonnant casting international (Connie Nielsen, Charles Berling et Chloë Sevigny, parfaits) et qu'il s'amuse avec les stéréotypes (dans les personnages comme dans l'intrigue) que le réalisateur créé un objet étrange. Le film est une curiosité, avec des faux airs de plaisir coupable dans son côté film d'espionnage sur fond de manga porno, avec sexe, meurtres et manipulation. Le cinéaste s'amuse clairement à marcher sur le territoire du film américain, et emporte avec lui le spectateur adepte du genre.

 

Photo Chloe Sevigny

 

LE PIRE

Dans le fond comme dans la forme, Demonlover a beaucoup de problèmes. Comme d'autres films d'Assayas, il semble inachevé, à la fois trop vague dans ses intentions et trop grossier dans ses ficelles.

L'histoire vend beaucoup de choses pour en réalité s'enterrer lors de sa laborieuse deuxième partie dans des péripéties obscures. Ce deuxième mouvement résolument arty, qui abandonne les mécanismes de la narration classique pour avancer sur le terrain de l'imaginaire, est une erreur : Assayas est manifestement incapable de mener le voyage, ou se désinteresse trop des détails pour être à la hauteur. Trop raccrochée à l'intrigue primaire pour laisser le spectateur abandonner ses attentes, trop floue pour plonger dans une odyssée onirique, cette deuxième partie s'éternise, avec des morceaux à l'utilité toute relative - Diane qui s'échappe en voiture, ou comment caser des images de poursuite nocturne.

 

Photo Charles Berling

 

Demonlover s'achève en outre sur une scène d'une clarté déconcertante, qui semble collée au film comme un mauvais autocollant moralisateur. Après deux heures tortueuses, dont le sens se dérobe constamment au spectateur, Assayas termine avec un message à caractère informatif sur la violence ordinaire, la tolérance à l'horreur et les dangers sous-estimés de la technologie, avec un écran d'ordinateur comme fenêtre ouverte sur le cauchemar absolu.

Assayas n'est pas toujours subtile (le film commence sur ces hommes et femmes d'affaire insensibles aux images violentes diffusées sur les télévisions, sur lesquelles l'image insiste), et Demonlover le rappelle. La manière dont il mobilise et mélange une tonne de choses (du porno au snuff movie) laisse en outre l'impression qu'il n'est pas passionné par les motifs, au-delà de leur éventuelle charge politique et sociale.

Dans la forme et malgré de belles qualités, le cinéaste a également quelques tics communs du cinéma d'auteur. A commencer par cette caméra à l'épaule lassante, qui donne le tournis et casse la lisibilité au-delà du raisonnable - la scène où Connie Nielsen affronte Gina Gershon, affreuse. Une agitation artificielle qui abîme l'ambiance.

 

Photo Connie Nielsen

 

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commentaires
MystereK
19/12/2016 à 07:56

Mercredi soir sur Arte : Sils Maria et Irma Vep.

Wes
18/12/2016 à 19:14

@sess

Irma Vep c'est très bien aussi je trouve.
J'ai un bon souvenir de Clean aussi, surtout pour Maggie Cheung et quelques scènes (lorsqu'elle plante devant le paysage d'une usine par ex).

sess
18/12/2016 à 18:41

J'ai vu cinq Assayas. Demonlover est le seul qui m'ait plu. Le reste... Pas compris l'engouement pour son cinéma.

Kiddo
18/12/2016 à 05:36

Assayas est un grand real. (je ne lui ai jamais parlé, ne le connais pas. Cf le point de vue brillant a nouveau par sa tolérance, intelligence et son objectivité au plus haut niveau..)
Je ne suis pas forcement fan de tous ses films mais certains m'ont bcp marqué.
A commencer par son premier et meilleur a mon gout, Désordre.
A cette époque, Il fut le seul a avoir su capter aussi justement la culture underground anglaise et toute sa scene musicale, sa cold wave en tete dont je ne me lasse toujours pas.
Mention spéciale au très beau segment qu'il avait réalisé pour Paris, je t'aime avec une touchante Maggie Gyllenhaal et son dealer..

MystereK
17/12/2016 à 20:06

Je ne suis pas journaliste, pourtant j'aime bien certains film d'Assayas... et il ne m'a jamais invité à une soirée pour que je puisses rencontrer des actrices. En fait, il ne sait même pas que j'existe, alors, pour le copinage, faudra repasser.

Dumbo
17/12/2016 à 15:53

C'est simplement ce truc fou qu'on désigne comme la variété des avis, sensibilités et opinions, qui évite d'avoir un consensus absolu, une pensée unique et compagnie.

Assayas est simplement considéré comme l'antéchrist par beaucoup de gens allergiques à un certain cinéma d'auteur. Et c'est bien une partie de la presse qui aime son cinéma, donc il a ses détracteurs, et y'a rien de fou dans l'équation "Moi j'aime pas, mais certains critiques aiment".
Parce que sortir des théories sur le copinage juste parce qu'on comprend pas que d'autres aient des goûts très différents... Y'a quand même plus simple et honnête comme chemin.

Dirty Harry
17/12/2016 à 15:26

Je n'ai jamais compris "l'engouement" d'une certaines partie de la presse pour les films d'Assayas : anciens copains journalistes complaisants qui veulent aller à ses soirées de fin de tournage fréquenter des actrices ? Happy Fews désireux de "pas faire comme les autres" par pure posture et glorifier des trucs abscons ? Non seulement sa "mise en scène" est comme le dit bien l'article un cumul des tares auteuristes françaises, ses sujets intéressants mais l'exécution pas captivante, une impression de longueurs et de flou où l'on ne cerne pas trop où le film veut aller...bref n'ayant jamais connu un cinéphile qui s'est enthousiasmé ou qui collectionne les DVD d'Assayas j'aimerais qu'on m'explique sa durée dans le métier car même pour un producteur il ne rapporte pas d'argent, ni de prix à l'étranger...Un pure fausse valeur de notre époque aux films qui vont s'oublier très très vite...